• Aucun résultat trouvé

Les enseignements stratégiques du conflit

Dans le document La stratégie-réseau. Essai de stratégie (Page 121-128)

Robert Gallo a parfaitement su utiliser sa position dans le système : notoriété (Nobel possible) et influence sur les revues scientifiques primaires (Science, Nature) mais aussi les médias. A partir de là, il mène une double stratégie d’engagement et de contrôle afin de profiter d’un rapport de force qui lui est favorable. Conscient des enjeux géo-économiques de la découverte du SIDA, le dispositif mobilisé par Robert Gallo s’organise de manière

réticulaire et utilise ses maillages dans le sens d’une plus grande fermeture pour l’Autre : place réduite accordée par Science ou Nature aux articles de Luc Montagnier, oubli par l’Office des Brevets Américain de la demande de dépôt de l’Institut Pasteur mais accélération de la même procédure pour le brevet américain, protectionnisme de la

Food and Drug Administration, non divulgation de

rapports administratifs à l’encontre du Freedom of

Information Act, levée des condamnations pour mauvaise

conduite scientifique de Popovic et de Robert Gallo par le département d’Etat à la Santé, etc. Le gouvernement

américain nous mène en bateau résume en 1992 un haut

responsable français qui tient à garder l’anonymat144.

Avec quelques « failles » : l’investigation du journaliste John Crewdson dans le Chicago Tribune, la dénonciation des tricheries de l’Administration américaine par Robert Bell145, spécialiste de la fraude scientifique, et l’ouverture

d’une enquête par un parlementaire démocrate.

Quant au dispositif utilisé par Montagnier, il n’est pas organisé pour mener une stratégie de contrôle : négligence collective dans la protection du patrimoine scientifique, silence remarqué de la représentation française, absence de maillage entre les structures françaises (Pasteur, CNRS et Sanofi par exemple), etc. Comment mener alors une stratégie d’engagement si aucune stratégie de contrôle n’est possible ? Au début de

144 Franck Nouchi, « SIDA : le gouvernement français est « irrité » par l’attitude des

autorités américaines », Le Monde, 02/04/92.

145 Robert Bell, « Les tricheries de l’administration américaine : l’affaire Gallo », La

l’affaire, explique Luc Montagnier, en 1983 et 1984, nous étions presque seuls. Il n’y avait pas grand monde en France pour nous soutenir. 146 Dès le départ, Montagnier

n’était pas en mesure de connaître l’ensemble des forces dont il disposait. Or, cette impératif d’identité - connais- toi toi-même - est au fondement du concept de stratégie.

Sans identité, il ne peut y avoir autonomie de réflexion, de volonté et de capacité d’action.

Après bien entendu, les choses ont évolué, explique Luc

Montagnier. Paradoxalement, cette évolution a commencé

quand Gallo et ses collègues ont fait publiquement parler d’eux. Nous avons alors bénéficié de ce courant, situation qui n’est pas dénuée d’ironie.147 Et en effet, sans

l’assurance d’avoir un dispositif intelligent, Robert Gallo ne serait jamais allé aussi loin dans la manipulation. La synthèse stratégique - Maîtriser pour avancer - est difficile à réaliser et Gallo l’a appris à ses dépens. Néanmoins, son dispositif bénéficiait d’un tel avantage sur celui de Montagnier qu’il sût retourner la situation dans son sens. Malgré les enquêtes approfondies et les premières condamnations, Gallo sera finalement blanchi en appel. A l’opposé, Montagnier estimera ne jamais disposer au sein de l’Institut Pasteur des moyens nécessaires pour livrer une bataille juridique. Quant à l’Etat français, les retours sont très divers. Si le cabinet du Premier Ministre a apporté son soutien à l’Institut Pasteur, cette réalité n’a pas été par la suite relayée au sein d’autres cabinets

146 Luc Montagnier, Entretien avec Jean-Yves Nau, « La polémique sur la

découverte du sida », Le Monde, 22/04/90.

ministériels par manque d’information et de communication. D’un côté, le Ministère de la Recherche, tutelle de Pasteur, était peu informé, de l’autre, le Ministère de la Santé, bien informé, n’avait que peu de moyens à mettre en œuvre148. Mais comment s’en rendre

compte puisque aucune véritable stratégie-réseau n’était mise en œuvre ?

De nombreux témoignages viennent conforter l’idée que l’hégémonie anglo-saxonne compromet l’égalité d’accès des chercheurs aux publications. Sir John Maddox, ancien responsable de la prestigieuse revue scientifique britannique Nature, reconnut publiquement à Barcelone en 1995, le rejet assez régulier d’articles signés par des Français149 ? Argument invoqué : une partie trop

importante des articles français (un tiers) concernerait le contexte et n’irait pas directement aux faits. Les filtres culturels et leurs systèmes de valeurs perfusent donc la science dans un sens qui peut être avantageux ou désavantageux aux chercheurs selon leur nationalité ou celle de leur laboratoire. Selon Claude Kordon, chercheur à l’Inserm et rédacteur en chef de la revue

Neuroendocrinology, le rôle des Anglo-Saxons dans les

comités de lecture est ainsi démesurément actif par

rapport à leur contribution réelle150. Mais cette implication

démesurée n’est pas étonnante dès lors que l’on réfléchit

148 Entretien avec Luc Montagnier, septembre 1996.

149 VIIIème Congrès de l’International Federation of Sciences Editors,

Université de Barcelone, Juillet 1995.

en termes de rapports de force scientifiques mais aussi de stratégie-réseau.

En ce qui concerne la production scientifique, l’Observatoire des Sciences et des Techniques, constate également que la sélection propre au Science Citation Index

défavorise les pays/disciplines dont la recherche est moins internationalisée et moins largement convertie à l’anglais (Europe du sud, Europe centrale et orientale).151 Le

système de publication scientifique est ainsi sous la dominance logistique des chercheurs anglo-saxons qui ont su profiter du quasi-monopole de l’anglais pour se positionner dans les réseaux de validation que leurs productions scientifiques alimentent largement. Le partage de valeurs communes permet donc la mise en phase des intérêts privés et des intérêts publics.

Dans son enquête sur le journalisme scientifique en Europe, Pierre Fayard montre combien l’hégémonie anglo-américaine dans la production et la reconnaissance scientifiques, agit objectivement comme une véritable stratégie logistique mondiale... Une convergence de moyens associe aux revues primaires, les grandes agences ainsi que les grands titres de la presse quotidienne des Etats-Unis d’Amérique. Tout cela fonctionne comme un très efficace « net that works » au sens littéral du terme : celui d’un filet qui travaille mais des mailles duquel il est difficile d’échapper. Bien que reconnaissant la nécessité des revues primaires, Rainer

151 Voir à ce sujet le Rapport Science & Technologie de l’Observatoire

Flölh du Frankfürter Allgemeine Zeitung met en doute leur impartialité dans le domaine de la recherche médicale :

Certains journalistes américains n’accordent pas beaucoup de crédit aux recherches allemandes. Le New England Journal of Medecine n’aime pas les contributions en provenance d’Allemagne et le Lancet aussi. Ils connaissent les travaux et les chercheurs, mais n’accordent pas de crédit aux Allemands. Cela se constate lorsque des Allemands ont produit des résultats avant les Américains... Ils (les USA) dominent le champs, même si beaucoup de choses viennent d’eux. C’est un pays leader qui contrôle les circuits, alors ceux-ci sont peu accessibles.152

Le système de validation et de circulation des résultats de la recherche joue ainsi contre l’Europe qui se retrouve presque dans la situation d’un continent sous-développé, ne maîtrisant ni les circuits de reconnaissance, ni les circuits de diffusion. Il s’ensuit, comme l’a montré l’enquête Sciences aux quotidiens, que le poids de ce « net

that works » est tel que les journalistes scientifiques

européens sont plus au fait de ce qui se passe Outre- Atlantique que dans les centres de recherche d’Europe153.

La recherche est internationale et le système de validation ne peut être qu’international. Mais l’est-il encore lorsque l’on sait que la prestigieuse revue Science est aussi la revue d’une association nationale : l’American

Association for the Advancement of Science ?

152 Pierre Fayard, Sciences aux quotidiens, Nice, Z’Editions, 1993, p

79.

Ainsi que le montre le conflit Gallo-Montagnier sur la découverte du virus du Sida, la « neutralité » de la science fonctionne au profit de ceux qui contrôlent les réseaux de validation et de diffusion des résultats de la recherche pour en tirer un profit évident. La science moderne est certes internationale par essence, mais son système de validation par les pairs avantage aujourd’hui les anglo- saxons qui jouent de la proximité avec les centres d’informations et de décision. Bref, penser et mettre en œuvre une stratégie-réseau154.

154 Comment expliquer qu’un pays comme le Royaume-Uni qui

consacre une plus faible part de son Produit Intérieur Brut à la recherche et reçoit moins de chercheurs étrangers que l’Allemagne ou la France, reste néanmoins le premier producteur scientifique européen quant au nombre de publications ?

A retenir :

« Le réseau du plus fort

Dans le document La stratégie-réseau. Essai de stratégie (Page 121-128)