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Connaître l’Autre

Dans le document La stratégie-réseau. Essai de stratégie (Page 56-62)

Plus que jamais, la mondialisation expose le stratège à la rencontre de réseaux dont les matrices culturelles lui sont peu familières. Citons dans la lignée de Bernard Nadoulek 75 : les Anglo-Saxons et la logique de la

concurrence ; les Asiatiques et la dialectique de l’adaptation ; les Latins et la rhétorique de la création ; les Musulmans et la logique de la fusion ; les Slaves et la dialectique du déchirement ; les Indiens et la logique des castes ; les Africains et la dialectique visible/invisible. La

mondialisation a fait émerger un monde nouveau, explique

Bernard Nadoulek. Les frontières n’ont pas disparu mais

les distances se sont considérablement réduites à l’échelle planétaire. Seules les barrières de civilisation font aujourd’hui obstacle à la communication internationale et au développement mondial. Nous devons donc apprendre à nous situer dans un contexte multiculturel pour mieux comprendre le monde et pour optimiser les rapports avec nos interlocuteurs étrangers… Pour les entreprises, dans un climat de concurrence internationale accrue, il est capital d’anticiper l’impact des cultures sur l’économie. Car les cultures n’influencent pas seulement les comportements mais aussi notre conception de l’entreprise, de la stratégie, du management, du droit ou de la finance. Bernard

Nadoulek démontre ainsi combien le stratège-réseau a autant besoin de culture générale que d’expertise, car la première est indispensable pour connaître l’Autre76.

75 Voir le site de Bernard Nadoulek : www.nadoulek.com

76 Ceci est loin d’être évident et ceux qui enseignent la pensée

C’est ce qu’a parfaitement compris le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan. Problème posé : comment gagner la confiance d’un homme qu’il ne connaissait pas, le Président irakien Saddam Hussein, afin qu’il accepte la visite par des experts de l’ONU de certaines de ces installations ? Sept ans après la guerre du Golfe, les américains ont en effet repris certaines frappes aériennes contre des installations jugées dangereuses. Pour en finir, il faut donc que l’Irak accepte le « contrôle » de l’ONU. Comment ? Dans un article très documenté, Afsané Bassir Pour nous donne la réponse. Pour réussir là où beaucoup ont échoué, Kofi Annan va utiliser… des cigares ! Mais pas n’importe quels cigares : des Lanceros

de Cohiba (Havane)77. Imaginez l’ambiance. Le secrétaire

général sort deux de ces cigares de sa poche et en offre un au dictateur. De longues secondes après avoir fait remarquer à son visiteur qu’il ne fume qu’avec des gens auxquels il fait confiance, Saddam Hussein accepte le cadeau : la confiance est établie. Au total, six cigares auront été fumés en quatre heures de discussion. Ce qui peut paraître anecdotique ne l’est pas et ce cadeau est le fruit d’une stratégie-réseau. Ainsi que le note Afsané Bassir Pour, un diplomate présent lors de l’entretien s’est dit très impressionné par la préparation effectuée par Kofi

stratégie consisterait en une panoplie de recettes. La culture générale, l’ouverture à d’autres cultures, la ruse, bref l’intelligence sont la base de la stratégie. Enseigner la pensée stratégique est une activité assez ingrate car elle produit ses résultats dans la durée et après que les étudiants aient quitté l’Université. Mais n’est-ce pas là ce qui fait aussi sa grandeur ?

Annan. Comment connaître aussi bien un homme que l’on n’a jamais rencontré ? En « débriefant » toutes les personnes qui l’avaient rencontré. Apprenant par exemple que le président irakien s’arrêtait longuement avant de terminer sa phrase et qu’il ne fallait pas l’interrompre, Kofi Annan saura respecter cette « politesse ». Et l’on sait combien l’agacement est contre- productif avec ce type de personnage. Après avoir reconstitué ce réseau des personnes ayant rencontré Saddam Hussein et en avoir tiré de précieux renseignements – en particulier les Havanes -, le secrétaire général de l’ONU doit choisir le bon moment et apparaître comme en position de force. Pour cela il faut être sollicité plutôt que solliciter. Pour ce faire, Kofi Annan va utiliser l’un des réseaux les plus puissants des grands de ce monde : celui du sommet de Davos. Ce réseau qui fonctionne toute l’année prend corps une fois par an. Compte tenu de la situation irakienne, Kofi Annan est approché par de nombreux chefs d’Etat et ministres des affaires étrangères. En présentant son profil d’homme nouveau et de dialogue, il voit venir vers lui les connaissances nécessaires à la mise en œuvre de la mission. Ainsi, malgré l’opposition du secrétaire d’Etat à la Défense et du conseiller pour la sécurité nationale, le Président américain Bill Clinton donnera son accord pour ce voyage. Tel est l’effet réseau de Davos. Au final, et même si beaucoup reste à faire, l’accord négocié sera considéré comme un grand succès pour l’ONU. Le vice- premier ministre irakien Tarek Aziz expliquera que 77 Afsané Bassir Pour, « Les havanes de Kofi Annan », Le Monde, 11

contrairement à son prédécesseur, Kofi Annan n’était pas venu pour adresser un ultimatum et que si la porte lui avait été ouverte, c’est parce qu’il avait bien voulu frapper avant d’entrer. Et cela, M. Aziz le confiera un havane à la bouche.

Les matrices culturelles colorent la stratégie-réseau sans la renouveler fondamentalement d’une culture à l’autre car si

les hommes diffèrent par leurs cultures, ils partagent également une certaine rationalité qui permet de dégager des règles d’action et de créer des passerelles entre eux.

Des règles comme la confiance, la cooptation, le nombre limité de membres dans un réseau sont ainsi des règles universelles. Mais il est également vrai que la logique de

concurrence des Anglo-Saxons ou la dialectique de l’adaptation des Asiatiques va influer sur les modes d’organisation et d’action des réseaux. Par exemple, un Américain attendra d’un réseau des garanties éthiques, notamment sous la forme d’une charte, alors qu’un Japonais s’inscrira d’emblée dans un système de confiance de type clanique. Bien entendu, les civilisations ne sont pas étanches et les individus qui les composent sont aussi différents qu’ils se ressemblent. Le syncrétisme n’est donc pas un vain mot. Mais quoi qu’il en soit, la différence existe et les matrices culturelles permettent d’en rendre compte à leur manière. Non suffisantes, elles n’en sont pas moins nécessaires.

Notons que la dimension culturelle ne se réduit pas aux sept groupes ethniques évoqués. Elle peut concerner un métier ou une organisation : la culture ingénieur ou la

culture haut-fonctionnaire, par exemple, peuvent avoir un impact sur la stratégie-réseau aussi important que la culture nationale. Si tous les postes sont occupés par une même élite formée aux mêmes réflexes intellectuels et méthodologiques, la cécité stratégique n’est pas loin78.

Et si la stratégie-réseau peut être rapidement mise en œuvre, c’est finalement à son désavantage. Il ne faut pas confondre réseau ouvert et circuit fermé.

Historiquement, la culture des réseaux est le fait de toutes les sociétés et de tous les stratèges, quels que soient leurs champs d’action. Mais la formalisation des stratégies-réseaux a surtout relevé du militaire ou du politique, domaines ayant longtemps occupé le devant de la scène. Certes, quelques historiens ont pu mettre au grand jour des stratégies-réseaux économiques, telle celle déployée par la ligue hanséatique (XIVème siècle) 79, mais

leur étude à part entière reste l’exception qui confirme la règle.

78 voir notamment l’ouvrage de Michel Crozier : La crise de

l’intelligence,

79 Au départ, le terme de Hanse désignait des associations de secours

mutuel. Constituées en unions, ces associations firent alors appel à leurs cités d’origine pour conclure progressivement des alliances politiques et économiques entre elles. La ligue, qui disposait d’une force militaire irrégulière mais spécifique, rassemblait les cités marchandes de l’Allemagne du Nord et de la Rhénanie : la Deutsche Hanse est créée. Ligue de marchands forte de soixante-dix villes, elle s’impose en 1370 lorsque sa victoire sur le Danemark lui octroie par le traité de Stralsund le monopole du commerce entre la Baltique et la mer du Nord.

Aujourd’hui, c’est plus que jamais à une réflexion globale qu’il est utile de se livrer. Ainsi que le retrace Armand Mattelard, de multiples acteurs, publics et privés, ont

contribué à dessiner la topographie des réseaux et des systèmes à l’échelle mondiale. Ils l’ont fait en invoquant des idéaux et motivés par les intérêts les plus divers : l’universalisme d’une civilisation prédestinée, l’œcuménisme d’une religion, l’interdépendance des nations commandée par la sécurité mutuelle, le pragmatisme de l’entreprise et l’impératif catégorique de la division internationale du travail ou encore la communauté de lutte des opprimés. Figure maîtresse du progrès, l’univers réticulaire a aussi investi les utopies. Eternelle promesse, le réseau de communication symbolise la figure d’un monde meilleur parce que solidaire. De la route au rail jusqu’aux autoroutes de l’information, cette croyance a rebondi au gré des générations techniques. Mais les réseaux n’ont jamais cessé d’être au centre des luttes pour la maîtrise du monde.80

Au cœur de cette lutte pour la « maîtrise du monde », on trouve notamment les services secrets81. Qu’est-ce qu’un

réseau de renseignement ? Comment est-il organisé ? L’histoire mondiale de l’espionnage est riche d’enseignements pour qui veut cultiver son réseau.

80 Armand Mattelart, La mondialisation de la communication, PUF –

Que sais-je ?, 1996, p 3-4.

81 Leur(s) histoire(s) offrent une grille de lecture historique

passionnante et souvent décalée. Nous recommandons au lecteur les Mémoires secrets de Monsieur X aux éditions Denoël.

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