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Du coercitif au normatif

Dans le document La stratégie-réseau. Essai de stratégie (Page 43-50)

Avec l’avènement des réseaux, nous assistons au passage d’un pouvoir avant tout coercitif à un pouvoir essentiellement normatif. Avec Jacqueline Russ, nous pensons que ce qui légitime désormais le pouvoir, c’est la possibilité de transmettre un message d’un point à un autre, l’appartenance à une structure du réseau : Des

Normes, des pouvoirs, des systèmes d’information : le pouvoir contemporain dessine ses multiples figures sur fond de société ouverte, à l’intérieur d’un ensemble dynamique. Une société, en effet, ne se définit pas seulement par des règles contraignantes et le maintien d’une organisation. Elle désigne aussi un système ouvert et une capacité adaptative. (...) Le pouvoir contemporain gère, avec une subtilité extrême, le désordre qu’il prend en charge. Tout pouvoir, nous le savons, gère le désordre. Or cette gestion actuelle du désordre s’opère par des systèmes de communication, par des normes, par des

59 Pour une illustration, se reporter au conflit Gallo-Montagnier

stratégies ouvertes, par des dominations masquées et déguisées.60

Le domaine militaire s’intéressa très tôt à cette « révolution de l’information ». Depuis 1993, la stratégie en général et les systèmes d’armes en particulier sont guidés (ou au moins influencés) par le concept américain de Révolution dans les Affaires Militaires, plus connu sous le sigle R.M.A. (Revolution in Military Affairs). Initialement imaginée par les soviétiques (1979), cette R.M.A. est le produit de convergences entre des technologies nouvelles, des innovations opérationnelles et des changements organisationnels. Ainsi, l’intégration de techniques nouvelles dans les systèmes militaires, combinée à des concepts opérationnels innovants et à des adaptations organisationnelles font que la conduite des opérations militaires s’en trouve considérablement modifiée61.

Avec la R.A.M., nous quittons la course au massif, pratiquement aboutie avec l’arme nucléaire, pour entrer dans l’aire de la précision. La théorie de la paralysie stratégique62 par exemple recherche la décision par

plutôt que détruire, de perturber et de neutraliser plutôt que d'écraser, tout en mettant hors d'état de nuire et de

60 Jacqueline Russ, Les théories du pouvoir, Le Livre de Poche, 1994,

p 313-318.

61 François Géré « Les facettes de l’existant, ou un nouvel art

opérationnel », Mars, avril 1999.

62 Voir La paralysie stratégique par la puissance aérienne, John Boyd

annihilation préventive de ce qui fait le système nerveux des forces adverses, visé préférentiellement aux forces elles-mêmes. Plus que jamais l’information et son traitement s’impose de manière vitale à tous les niveaux de la stratégie, de l’art opérationnel et de la tactique. L'exploitation intensive de l'information permet de conduire une guerre d'effets, à la différence d’une guerre de masse. Aux Etats Unis, on escompte de la guerre de l’information un effet de levier dans le but de disloquer résister63.

Cette R.M.A. est finalement une guerre des réseaux et des normes64 comme le montre l’application du concept de

paralysie stratégique en Irak ou au Kosovo. Les Etats- Unis y ont mené la danse, normalisant la guerre, paralysant toute intervention de leurs alliés qui n’irait pas dans le sens de leur nouvelle norme militaire.

Si l’on suit la pensée des futurologues Alvin et Heidi Toffler, le rôle de la norme est tout aussi fort dans les domaines économique et politique65 que dans le domaine

militaire. Couplée aux progrès de la balistique de précision, l’expansion des technologies de l’information, de la communication et de la computation englobe la

La campagne aérienne, planification en vue du combat, John Warden

III, ISC Economica, 1998.

63 Sur la RMA : Laurent Murawiec, La guerre au XXIème siècle, Paris,

Ed. Odile Jacob, 2000.

64 Nicolas Moinet & Pierre Fayard, La révolution de l’information :

stratégie ou réalité ?, op.cit.

65 Alvin et Heidi Toffler, Guerre et contre-guerre : survivre à l’aube du

planète toute entière dans une machinerie que seule une informatique normalisée permet de gérer.

L’influence de la norme est encore perceptible dans d’autres domaines. Prenons l’exemple des MBA (Master in

Business Administration). Depuis quelques années, le

nombre d’écoles de commerce françaises proposant ces formations anglo-saxonnes de haut niveau au management croît sensiblement. De petites écoles innovent même en offrant un MBA à distance ! Ces me too

products montrent l’influence de la norme américaine sur

la formation au management. Cette stratégie française apparemment intelligente n’est pourtant pas sans risque. En suivant ce qui se fait outre-atlantique, sans proposer de spécificités autres que l’excellence anglo-saxonne, ces écoles prennent le risque d’être rattrapées par des stratégies-réseaux d’une toute autre envergure. De l’autre côté de l’atlantique en effet, les MBA des plus grandes universités connaissent une réelle désaffection. Les offres d’emploi proposées aux jeunes par les « start-ups » de la nouvelle économie ne les incitent pas à postuler aux fameux MBA ou à aller jusqu’au bout. Résultat : les universités les plus prestigieuses proposent leurs formations à distance. Selon le Financial Times, quatre universités et non des moindres (Stanford, Chicago,

Carnegie Mellon et Columbia) s’associeraient virtuellement

avec la London School of Economics et une société privée

gestion et de commerce sur la toile66. A moyen terme, il

pourrait s’agir de délivrer de véritables diplômes.

Combinée avec quelques cours en présentiel dans les grandes capitales, cette formule aura un argument de choc : beaucoup d’école de management du vieux continent proposent des imitations de leurs MBA ; pourquoi préférer la copie à l’original dès lors que celle-ci est accessible ?

L’exemple des MBA est doublement significatif en terme de stratégie-réseau. Il montre d’abord que la réussite d’un

projet – en l’occurrence une MBA commune - est subordonnée à la pertinence du maillage des relais. Ce

maillage « bien ordonné » va permettre de se situer au cœur des flux, de mener le jeu, de déterminer la norme. Cet exemple montre aussi le rôle déterminant des

nouvelles technologies de l’information et de la communication dans la redéfinition des territoires. Jusqu’à

une période récente, la concurrence internationale dans le domaine de la formation était limitée pour des raisons géographiques. Aller une année aux Etats-Unis coûtait cher et posait des problèmes d’organisation professionnels et personnels. Les places étaient limitées directement et indirectement tant et si bien que seule une élite pouvait espérer y accéder. Désormais, le champ des possibles s’élargit : les coûts toujours importants diminuent néanmoins sensiblement et le nombre de place augmente. Le temps n’est plus une contrainte car les diplômes sont modulables, répondant mieux aux

66 « savoir en réseau », stpresse - lettre d’information de l’Ambassade

contraintes professionnelles. Et avec quelques réunions par an, les futurs diplômés se rencontrent et constituent leur réseau. Résultat : les formations qui ont simplement suivi le modèle anglo-saxon ne peuvent réagir à l’accélération en cours et se voient largement distancées. La « bataille des réseaux » est donc simultanément une bataille des « tuyaux » et des « contenus » 67.

Cette nécessité d’allier technologie et créativité conduit à de méga-fusions (AOL – Time Warner) mais aussi à des stratégies de niche. Ainsi, un département qui se dépeuplait comme le Cantal arrive à attirer des start-

ups68. Comment ? Grâce à sa qualité de vie mais aussi à

ses réseaux humains et ses réseaux de transport. On le voit, les réseaux technologiques ne font pas tout. Pour attirer des start-ups, les acteurs du Cybercantal se sont organisés en réseaux afin d’offrir aux porteurs de projet un service sur-mesure. Tout est fait également pour démontrer que l’Auvergne n’est pas une région enclavée grâce à des réseaux autoroutiers et aériens de qualité et que sa position centrale est aujourd’hui un atout quand elle apparaissait hier une faiblesse structurelle. La

maîtrise de la stratégie-réseau passe par un développement des infrastructures et de la créativité.

La révolution de l’information ouvre de nouveaux espaces d’organisation et de travail. Si l’initiative de Cybercantal

67 ainsi que l’a montré la fusion entre l’opérateur Internet AOL et le

producteur de contenu Time-Warner.

68 Sylvie Jolivet, « Les promesses du Cybercantal », Enjeux, Avril

semble prometteuse, c’est qu’elle ajoute à l’argument de la qualité de vie, l’alliance des réseaux technologiques et des réseaux traditionnels. Les représentations cartographiques l’attestent : loin d’abolir les différences régionales, Internet conserve un ancrage territorial fort.

Internet, note Loïc Grasland, permet une meilleure égalité de circulation d’informations entre les territoires. Paradoxalement, cette relative homogénéité d’accès n’aboutit pas à une ressemblance progressive selon un système de vases communicants, mais plutôt à un renforcement des différences par ajustement progressif des jeux de concurrence et de complémentarité : s’ils se font plus visibles, les territoires doivent ainsi se « situer » à travers l’image des produits et services qu’ils diffusent. Le réseau des réseaux assure ainsi une meilleure intégration spatiale qui se réalise sur la base non d’une ressemblance, mais d’une diversité des éléments du réseau. Il renforce la diversité, les identités et se nourrit des complémentarités qu’il provoque.69 En d’autres termes, sans stratégie-

réseau, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ne sont pas nécessairement porteuses de développement. A l’inverse, elles avantagent les réseaux-stratèges (par exemple les Auvergnats) pour qui l’intelligence collective est une réalité.

Révolution informatique, révolution organisationnelle, révolution des pouvoirs : l’ère des réseaux renouvelle la donne. Conduit-elle à une rupture stratégique totale ?

69 Loïc Grasland, « Internet : un réseau et des territoires » in Sciences

Humaines, Hors série n°16, mars-avril 1997, p 78.

Pragmatique par essence, l’analyse stratégique qui pense l’articulation fins/moyens doit nous inciter à « savoir réseau garder ».

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