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Les contraintes techniques et l’évolution des besoins en énergie

Quelle modélisation « quand plus rien ne tient » ?

1 Un lien nécessaire entre modélisation de second rang et posture prospective L’analyse économique des effets « indirects » d’une taxe carbone et des modalités d’usage de 

2.1 Les contraintes techniques et l’évolution des besoins en énergie

La justification d’une taxe  incitative repose sur l’hypothèse qu’il  est possible de découpler le  développement  économique  d’un  recours  intensif  aux  ressources  fossiles.  Ce  sont  les  potentiels  d’évolution  technique  qui  conditionnent  l’efficacité  de  l’instrument,  tout  comme  d’ailleurs  son  incidence sur les différentes activités et les divers groupes de population28. Or, estimer avec réalisme  ces potentiels est un exercice particulièrement difficile ; il faut tenir compte  d’un côté, des inerties 

des systèmes techniques actuels et au‐delà des contraintes à un changement structurel. L’évolution 

des  besoins  en  énergie  carbonée  dans  le  système  économique  résulte  en  effet  de  la  nature  et  de  l’ampleur à la fois des limites à la libération des potentiels techniques et technologiques disponibles  et  des  interdépendances  complexes  entre  les  choix  techniques,  les  changements  de  localisation  et  l’évolution des modes de consommation (Hourcade, 1993)29. 

Les limites des pratiques standard de représentations du changement technique 

C’est  en  spécifiant  les  marges  de  manœuvre  techniques  disponibles  que  les  modélisateurs  distinguent  les  trajectoires  de  développement  potentielles  des  trajectoires  qui  ne  sont  pas 

techniquement  réalisables  et  délimitent  ainsi  une  frontière  des  possibles.  Historiquement,  les 

représentations  du  changement  technique  ont  donné  lieu  à  des  controverses  permanentes  entre  deux pratiques historiques de modélisation (Grubb et al., 1993)30. 

 L’analyse  technico‐économique  est  fondée  sur  une  représentation  explicite  et  précise  des 

systèmes techniques engagés dans les processus de production et de consommation. Les ingénieurs 

qui  la  développent  se  limitent  généralement  à  l’étude  d’un  secteur  particulier :  l’énergie,  les  transports, le bâtiment, l’agriculture, etc. Elle prend soin de tenir compte des contraintes physiques,  technologiques  et  économiques  qui  caractérisent  le  secteur  étudié  et  elle  se  fixe  comme  objectif  d’identifier  précisément  les  choix  techniques  disponibles  et  d’évaluer  si  la  rentabilité  attendue  couvre les coûts d’investissement. Ces analyses portent une attention particulière à la dynamique du  processus : la rapidité avec laquelle on peut espérer faire « pénétrer » les nouvelles technologies bas‐ carbone,  étant  donné  les  informations  dont  on  dispose  sur  la  durée  de  vie  des  équipements,  des  infrastructures  et  des  capacités  productives,  les  taux  de  renouvellement  et  de  rénovation  du  bâti,  l’évolution attendue de la demande, etc. L’évaluation des potentiels et des coûts résulte alors d’une  démarche ascendante  (dite « Bottom  up »), par laquelle les résultats obtenus  à l’échelle sectorielle  sont agrégés pour atteindre le niveau national. 

 L’analyse macroéconomique se fonde, elle, sur une représentation très stylisée et agrégée 

des systèmes techniques mais qu’elle incorpore dans une vision plus complète des interdépendances 

mutuelles  qui  caractérisent  le  fonctionnement  de  l’économie.  Les  développements  apportés  pour        

28 Les désaccords au sujet de ce que nous avons appelé les « potentiels de décarbonisation » nourrissent aussi les débats sur

l’efficacité relative du signal prix par rapport à celle des autres instruments d’intervention : réglementaires, informationnels, etc. (cf. chapitre 1, page 33).

29 Les conceptions les plus larges envisagent le changement technique comme « le résultat de l’interaction permanente entre (i)

des possibilités technologiques existantes, et forcément celles qui sont déjà ‘ installées ‘ dans les équipements et infrastructures en place, (ii) des usages et des comportements courants, responsables de l’évolution de la demande, (iii) du contexte économique général, des prix relatifs - qui conditionnent la profitabilité respective des différentes technologies - et du revenu disponible - qui conditionne la capacité de financement des nouveaux équipements et des nouvelles infrastructures » (Crassous, 2008, page 87).

30 Ces deux traditions de modélisation se sont notamment illustrées en s’opposant dans la controverse sur l’existence d’un

  l’étude  des  politiques  climatiques  concernent  essentiellement  les  conditions  d’un  changement 

technique  endogène  et  induit  par  les  prix31  dans  une  économie  de  marché  où  l’innovation  résulte,  non  seulement  des  sources  de  progrès  techniques  sectoriels  (effort  en  R&D,  apprentissage  par  la  pratique, etc.), mais aussi de la disponibilité en ressources pour investir et embaucher, de l’évolution  simultanée  de  la  demande  finale  des  ménages  et  des  demandes  des  autres  secteurs  d’activité  (analyse  input‐output) ;  autant  de  variables  qui  sont  données  et  supposées  indépendantes  de  l’évolution des systèmes techniques dans l’analyse technico‐économique. Le changement technique  n’est  donc  plus  un  phénomène  sectoriel  circonscrit,  mais  un  phénomène  systémique  contraint  en  premier lieu par la nature des relations entre l’offre et la demande sur les marchés. 

Si  les  limites  des  modèles  technico‐économiques  sont  évidentes  et  assumées  par  leurs  constructeurs ‐ à savoir que le raisonnement néglige toute rétroaction du changement technique sur  le  reste  de  l’économie  –  il  faut  entrer  dans  des  considérations  techniques  pour  saisir  celles  qui  caractérisent  les  modèles  macroéconomiques.  Leurs  limites  viennent  de  la  façon  dont  est  traditionnellement  représentée  et  estimée  la  réponse  des  systèmes  techniques  à  une  évolution  du  prix relatif des intrants (les possibilités de substitution des intrants dans la production). 

Le  contenu  physique  de  l’économie  n’apparaît  pas  explicitement,  il  est  traité  par  « subrogation »  (Samuelson, 1962),  c’est‐à‐dire  en  représentant  d’une  façon  synthétique  des  relations  de  complémentarité/substituabilité  entre  des  agrégats  d’intrants  ‐  le  capital  productif,  le  travail  et,  d’une  façon  similaire,  les  autres  consommations  intermédiaires  comme  l’énergie  –  au  moyen de fonctions de production agrégées au lieu d’une description technico‐économique explicite  des différents procédés (Ghersi et Hourcade, 2006). Si ce principe d’une description synthétique des  techniques  au  moyen  d’une  fonction  de  production  agrégée  n’est  pas  remis  en  cause,  l’hypothèse  d’une fonction immuable l’a été, tout comme son estimation à partir de données monétaires tirées  de l’observation du passé et sans aucun recours aux grandeurs physiques (Ayres et Warr, 2009). 

Historiquement,  ce  procédé  d’estimation  fut  initié  par  Solow  qui  le  présente  comme  une  « astuce »32 pour répondre à la théorie du modèle de croissance de Harrod. Elle consiste à « révéler »  économétriquement  les  paramètres  du  changement  technique  dans  la  fonction  de  production  agrégée (les élasticité de substitution) en recourant d’une part, aux données historiques sur la part  de  la  rémunération  du  travail  et  de  la  propriété  dans  le  revenu  nominal,  et  d’autre  part,  à  l’hypothèse selon laquelle ces facteurs sont rémunérés à leur productivité marginale (Solow, 1957).  Cette pratique fut ensuite étendue dans les années 80 au paramétrage de modèles plus désagrégés  (multisectoriels), avant de devenir une pratique dominante en analyse appliquée33. 

Mais  ce  procédé  pose  problème  dès  lors  que  l’on  souhaite  étudier  un  changement  non  marginal et inédit des systèmes énergétiques, comme dans le cas d’une politique climatique. D’une        

31 Dans le quatrième rapport du GIEC les progrès sur ce chantier majeur de la modélisation macroéconomique sont clairement

reconnus : “A major development since the TAR has been the treatment of technological change in many models as endogeneous,

and therefore potentially induced by climate policy, compared to previous assumptions of exogenous technological change that is unaffected by climate policies.” (Barker et al., 2007, section 11.5.1). Le progrès technique était en effet traité initialement dans

la théorie de la croissance comme un phénomène « exogène et autonome » (cf. Sassi, 2008).

32 « I did have a new wrinkle in mind: to use observed factor prices as indicators of current marginal productivities, so that each observation would give me not only an approximate point on the production function but also an approximate indication of its slopes. » (Solow 1988, page 313).

33L’auteur qui a le plus contribué à systématiser cette pratique dans le domaine énergétique est Jorgenson

part,  les  estimations  économétriques  à  partir  des  statistiques  de  la  part  des  coûts  de  l’énergie  reflètent  mal  les  complémentarités  réelles  entre  capital  et  énergie  (Frondel et Schmidt, 2002)34.  D’autre part, ces estimations sont extrapolées dans l’espace de variation des prix relatifs au‐delà du  domaine  expérimenté  historiquement,  et  ce,  en  choisissant  arbitrairement  des  fonctions  de  production  « well‐behaved »  (régulières)  qui  ne  dérivent  d’aucun  travail  empirique  pour  cerner  la  réalité  des  techniques.  Ainsi,  dans  de  nombreux  cas,  le  recours  à  des  élasticités  de  substitution  constantes  ne  tient  pas  compte  des  effets  de  saturation  dus  aux  inerties  des  infrastructures,  des  équipements et des localisations (Ghersi et Hourcade 2006). 

Par  ailleurs,  ce  procédé  est  contraignant  pour  modéliser  des  mondes  de  second  rang.  Le  lemme de Shephard, qui permet de déduire des quantités d’énergie à partir d’une information sur les  coûts,  n’est  valide  que  pour  certaines  hypothèses  concernant  le  comportement  des  producteurs ;  l’astuce est de ce point de vue ancrée dans la tradition de l’analyse de premier rang, car elle suppose  que l’évolution de la structure des coûts reflète des ajustements faits au voisinage d’un optimum. Il  existe  donc  un  risque  d’interpréter  l’évolution  historique  de  la  rémunération  des  facteurs  de  production  comme  le  résultat  de  contraintes  techniques  immuables,  alors  qu’il  est  tout  autant  possible,  si  on  se  réfère  à  un  modèle  de  second  rang,  qu’elle  reflète  surtout  le  jeu  d’autres  contraintes,  comportementales,  physiques  ou  sociales,  qui  sont  propres  à  un  contexte  historique  singulier et ne sont pas forcément optimales. 

Au total, le fait de recourir à cette pratique pour simuler les effets futurs d’un doublement ou  triplement  des  prix  de  l’énergie  peut  aussi  bien  nous  amener  à  envisager  des  états  techniques  irréalistes,  susceptibles  à  l’extrême  de  violer  les  principes  de  la  thermodynamique  (Lindenberger et Kümmel, 2011)35,  ou  au  contraire,  à  juger  que  des  états  réalisables  sont  en  fait  techniquement impossibles. 

L’hybridation et le contrôle des analyses du changement technique 

En  fait,  cette  astuce,  nécessaire  en  son  temps,  n’est  plus  aujourd’hui  requise.  Les  approches  des ingénieurs et des macroéconomistes ne sont pas incompatibles ; elles se focalisent simplement  sur  des  aspects  et  des  niveaux  d’agrégation  différents36.  Ces  approches  apportent  des  éléments  complémentaires pour décrire les potentiels et les contraintes d’un changement structurel profond  qui suppose, non une évolution autonome des systèmes techniques, mais une mutation conjointe et 

      

34On ne rentrera pas ici dans le détail de la littérature fournie qui vise à estimer économétriquement la

complémentarité/substituabilité de l’énergie aux autres facteurs de production ; on notera simplement que ces travaux se confrontent à de nombreuses difficultés : distinguer des élasticités de court et de long terme (Espey, 1998), tenir compte du caractère erratique des prix de l’énergie et d’effets d’irréversibilité ou d’asymétrie à la hausse ou à la baisse (Meyer et von Cramon-Taubadel, 2004 ; Hamilton, 2003), prendre en compte l’évolution de la qualité réelle des équipements ou l’effet d’autres signaux-prix, comme la hausse des prix de l’immobilier qui est un facteur important de la demande de mobilité à long terme (Gusdorf et Hallegatte, 2007) ; il ne décrivent pas non plus l’évolution des déterminants techniques et spatiaux des besoins essentiels des ménages et des asymptotes à l’amélioration de l’efficacité énergétique des procédés, des équipements et des bâtiments. Enfin, l’absence de données de panels sur longue période et de catégories de ménages variées, rend impossible une évaluation de l’hétérogénéité des comportements sur la durée (Calvet et Marical, 2011).

35 En effet, les fonctions de production incorporent souvent des élasticités de substitution constantes qui ne tiennent pas compte

des effets de saturation dus aux inerties des infrastructures, des équipements, des localisations à un horizon donné. Par ailleurs, le recours à une fonction de production constante à différents horizons néglige aussi les déformations de la frontière des possibles, dans le temps, en raison du processus d’innovation (Ghersi et Hourcade, 2006).

36 La première met l’accent sur les informations qui permettent de dire si une trajectoire technique est physiquement réalisable,

tandis que la seconde étudie plutôt si cette trajectoire est économiquement faisable étant donné les interdépendances qui caractérisent le fonctionnement d’une économie.

  compatible des techniques, des relations économiques et des modes de vie37. Pour faire le lien entre  les dimensions techniques et économiques, il faut concevoir des approches qui puissent faire le pont.  Des  modèles  « hybrides »  ont  donc  été  développés  pour  établir  un  dialogue  entre  ces  deux  domaines d’expertise, sur les déterminants techniques et économiques d’un changement structurel  induit (Crassous, 2008). Ces avancées méthodologiques ont permis de synthétiser les connaissances  et de clarifier le rôle des croyances sur la nature des contraintes techniques pour l’élaboration et le  choix  des  politiques  climatiques  (Ghersi, 2003 ;  Sassi,  2008).  Dans  le  cas  d’un  « couplage  fort »  des  deux approches, il est tenté de pallier leurs limites respectives en combinant avec cohérence, dans  une même architecture de modélisation, des descriptions réalistes et précises des technologies, des  comportements et des interdépendances macroéconomiques (Hourcade et al., 2006). 

Ces  développements  sont  nécessaires  pour  explorer  des  mondes  prospectifs  au  contenu  physique  inédit,  sans  pour  autant  perdre  le  contrôle  de  l’interface  entre  système  économique  et  réalisme technique. Mais ils exigent un travail préalable de recueil et de traitement de données en  amont  de  la  construction  du  modèle.  Les  modèles  macroéconomiques  standards  sont  en  effet  construits exclusivement à partir des données monétaires de la comptabilité nationale ‐ parfois mises  sous la forme d’une « matrice de comptabilité sociale » ‐ et ce, bien qu’ils reposent sur le principe de  l’axiomatique d’Arrow‐Debreu : la représentation duale des flux de biens et services dans l’économie  en quantités et en valeurs. Mais les quantités ne sont pas décrites au moyen de grandeurs physiques,  elles  sont  déduites  des  données  monétaires  sous  l’hypothèse  d’un  prix  fictif  normalisé.  Or,  la  synthèse  des  connaissances  disponibles  sur  les  possibilités  d’un  changement  structurel  profond  requiert  un  dialogue  entretenu  entre  économistes  et  ingénieurs  puisqu’il  s’agit  d’un  processus  d’innovation  complexe.  Mais  ce  dialogue  ne  peut  s’organiser  sans  l’adoption  d’une  description  commune du contenu physique (réel) de l’économie. 

Cela  suppose  la  construction  préalable  d’une  comptabilité  hybride  qui  ne  déduit  pas  les  quantités de données monétaires mais utilise l’information contenues dans des bilans de matière qui  comptabilisent les quantités en unités physiques, par source d’approvisionnement et par usage. 

Cette  traduction  opérationnelle  du  principe  d’Arrow‐Debreu  ‐  sans  recours  à  des  formes  fonctionnelles  « bien‐élevées »  pour  représenter  l’espace  des  possibilités  techniques  ‐  n’était  pas  envisageable auparavant en raison des techniques de modélisation, des contraintes calculatoires et  du  manque  de  données.  Mais  l’explosion  des  potentiels  de  calcul,  des  méthodes  de  récupération  d’information  ainsi  que  la  disponibilité  d’un  plus  grand  nombre  d’enquêtes  statistiques  rendent  possibles  ces  développements.  La  construction  d’un  système  de  comptabilité  hybride  en  unités 

monétaires  et  physiques  est  aujourd’hui  faisable  mais  ce  que  nous  appellerons  les  techniques 

d’hybridation des flux de matière ‐ les principes et manipulations grâce auxquels on parvient à un 

      

37 On observe historiquement que les deux catégories de modèle ont été mobilisées pour illustrer des visions plus ou moins

optimistes ou pessimistes sur les marges de manœuvre technique. Il existe tout de même un lien historique entre les croyances et les cultures des modélisateurs ; en caricaturant, on peut y distinguer deux extrêmes : une confiance sans faille dans le progrès technologique et une croyance excessive dans l’efficacité des marchés. Ainsi, de nombreuses expertises d’ingénieurs, comme celles du groupe Mc Kinsey (2009), font apparaître d’importants potentiels de baisse d’émissions à coûts négatifs (un gain dû à la pénétration d’une technologie moins onéreuse), menant à penser que la transition vers une économie bas-carbone ne coûterait rien. De leur côté, les analyses macroéconomiques réduisent parfois les réponses aux prix à des réflexes quasi pavloviens, négligeant l’ampleur des inerties, et donc, le temps nécessaire au renouvellement des infrastructures, des équipements et à la diffusion des innovations ; mais elles négligent surtout, bien souvent, les possibilités d’un phénomène de rupture profonde, d’une bifurcation inédite des systèmes techniques.

système  de  tableaux  statistiques  cohérent  en  partant  de  sources  de  données  physiques  et  monétaires  diverses  ‐  ne  sont  pas  encore  réalisées  par  les  statisticiens,  ni  répandues  dans  la  communauté des modélisateurs. 

Nous décrirons au chapitre 4 l’élaboration d’une compatibilité hybride et nous verrons qu’elle  présente pour l’analyse deux intérêts majeurs38. 

 Elle  améliore l’évaluation  de l’effet  de  l’introduction d’un prix du carbone dans l’économie.  Nous verrons qu’elle aboutit à une description différente des flux d’énergie dans l’économie, ce qui a  un  effet  sur  l’évaluation  des  effets  macroéconomiques  et  distributifs  d’une  taxation  du  carbone.  Selon  la  méthode  mise  en  œuvre,  non  seulement  le  poids  économique  des  flux  d’énergie  dans  l’économie  est  modifié  (leur  valeur  ajoutée  marchande),  mais  le  sont  aussi  l’attribution  des  consommations  d’énergie  et  des  émissions  de  CO2  (aux  ménages  et  secteurs  productifs)  et  la  description  de  l’hétérogénéité  des  tarifs  d’achat  auxquels  sont  soumis  les  agents  économiques.  La  mise  en  œuvre  ou  non  de  l’hybridation  détermine  donc  l’évolution  respective  des  coûts  de  production des secteurs productifs et du pouvoir d’achat des populations de ménages. L’hybridation  est particulièrement importante dès lors que l’on envisage une politique non marginale, par exemple  un niveau de taxe carbone de plusieurs centaines d’euros qui est atteint sur une période de 20 ans39. 

 

 Elle  assure  le  contrôle  du  réalisme  d’évolutions  techniques  simulées,  car  elle  donne  des  indicateurs  physiques  (« Tonnes  équivalent  pétrole »  d’énergie,  m2  de  surfaces  habitées,  passager‐ km  parcourus,  etc.),  nécessaires  pour  borner  les  possibilités  d’économie  d’énergie  à  un  horizon  donné et contrôler la crédibilité des effets de substitution induits par de hauts niveaux de taxe et de  prix des énergies. Ces indicateurs sont nécessaires pour mobiliser, au niveau de description agrégé,  l’information  des  analyses  technico‐économiques  sur  l’efficacité  énergétique  et  l’inertie  des  stocks  existants  d’infrastructures  ou  d’équipements.  Ces  indicateurs  non  monétaires  permettent  aussi  d’intégrer  dans  l’analyse  les  informations  disponibles  sur  le  rythme  de  renouvellement  des  équipements (par exemple, la rénovation du bâti), sur le temps que demande l’adoption de nouvelles  techniques,  et  sur  l’évolution  des  quantités  d’énergie  nécessaires  pour  produire  et  satisfaire  les  besoins essentiels des populations (mobilité, chauffage, alimentation, etc.). L’hybridation offre donc  une  interface  pour  organiser  le  dialogue  et  représenter  la  diversité  des  croyances  d’acteurs  sur  les  « potentiels de décarbonisation » et la capacité d’un signal‐prix à les libérer40. 

      

38 Nous développerons ces points par la suite. Au chapitre 4, nous montrerons en quoi l’hybridation modifie la description

quantitative des flux d’énergie dans l’économie à partir des statistiques françaises (section 1.2, page 123). Au chapitre 5, nous illustrerons l’importance de cette description pour l’évaluation en étudiant analytiquement les effets de la réforme sur l’activité et l’emploi à partir d’un modèle d’équilibre général très simple (section 2.1 à 2.3, pages 163-172). Une démonstration plus complète de l’influence des techniques d’hybridation sur les évaluations fait l’objet d’un article à paraître (titre provisoire : « How to build a statistical system to evaluate climate policies? Methods of hybridizing energy flows in physical and monetary

unit »).

39 Dans ces circonstances, si la métaphore du « ragoût fait d’un éléphant et d’un lapin » de Hogan et Manne (1977) n’est plus

valide, à savoir que ce qui arrive dans le secteur énergétique (2% du produit intérieur brut en France) ne peut être négligé dans l’analyse des effets macroéconomiques de la réforme.

40 La façon de formaliser, d’une façon simple, différentes croyances sur les potentiels techniques est présentée au chapitre

 

2.2 L’hétérogénéité des ménages et les liens entre distribution et croissance

Dans  la  théorie  moderne  des  incitations,  l’asymétrie  d’information  entre  les  administrations  publiques et les agents privés limite en pratique la vertu des transferts forfaitaires. Contrairement à  l’analyse de Sandmo41, il est possible de recourir à ces derniers pour redistribuer les richesses, mais il  devient  pratiquement  impossible  de  ne  pas  introduire  une  réaction  des  ménages  qui  risquerait  d’altérer  l’allocation  des  ressources.  C’est  pourtant  sur  cette  hypothèse  de  travail  que  repose  la  grande  majorité  des  évaluations  d’un  prix  du  carbone,  qui  estiment,  d’un  côté,  le  coût  global  des  projets de réformes, et de l’autre, leurs effets distributifs42. En fait, en se penchant sur les données  disponibles, on observe que les conditions requises en théorie ne sont pas réunies en pratique. 

Les conditions d’une séparabilité de traitement ne sont pas réunies 

En  théorie  économique,  le  critère  de  Pareto (1896)43  sert  à  juger  si  un  projet  est  susceptible  d’améliorer  l’état  social.  Un  projet  est  strictement  efficace  au  sens  Pareto  s’il  améliore  la  situation  d’au moins une personne  sans dégrader celle  d’aucune autre, ce qui est  théoriquement attrayant ;  mais il est rare, en pratique, qu’un projet passe le test (même en supposant que le fonctionnement  du monde fasse l’objet d’un consensus). Le  critère  que proposent Kaldor (1939) et Hicks (1939) est