Quelle modélisation « quand plus rien ne tient » ?
1 Un lien nécessaire entre modélisation de second rang et posture prospective L’analyse économique des effets « indirects » d’une taxe carbone et des modalités d’usage de
1.2 Deux principes d’une réponse méthodologique : prospective et croyances
Nous faisons donc face à un dilemme. D’un côté, retenir une conception proche du premier
rang ne nous permet pas de représenter la réalité des tensions entre la préservation de l’environnement, l’efficacité productive et la justice distributive (alors que ces tensions se situent à
l’origine des difficultés de mise en œuvre) ; une telle démarche peut de surcroît mener à formuler des prescriptions inadaptées, éventuellement dangereuses. Mais d’un autre côté, les approches qui
visent à s’écarter du monde théorique de premier rang se confrontent à l’indécision sur le monde à prendre comme référence et exposent les économistes à la critique de la justification de ce choix19.
Nous avions déjà donné, en conclusion du chapitre précédent, une idée de la voie de sortie creusée dans cette thèse. Nous suggérions alors, à la suite d’Henri et d’Hourcade, que si dans un univers incertain et controversé le calcul économique public ne peut donner la solution au problème de décision, il peut néanmoins servir d’outil de négociation, en aidant à organiser la synthèse d’informations, le dialogue entre disciplines, et à faire raisonner les acteurs à long terme, au‐delà de l’existant, sur des états du monde encore inédits. La philosophie d’une telle approche se distingue de celle du calcul économique standard en ce qu’elle ne cherche pas à identifier la solution optimale, mais à préciser dans quelles conditions le choix d’un dispositif peut objectivement, étant donné l’état des connaissances, être jugé préférable à un autre. Il s’agit donc bien de déplacer l’effort d’analyse vers la discussion « positive » à propos de l’économie actuelle et future. Mais il nous faut encore discuter de la façon de procéder pour traduire concrètement cette philosophie en pratique.
at least in general, with market prices.” (Guesnerie, 1995 page 374). Ainsi, en recourant à des modèles de second rang, on peut
comprendre l’intérêt de quotas sur la consommation de certains biens (Guesnerie et Roberts, 1984), ou de politiques diverses pour modifier le régime macroéconomique lorsque les processus systémiques qui déterminent les prix ne contribuent pas réellement au bien-être social (Drèze, 1985 ; Arrow et al., 2003).
18 Nous nous sommes efforcé au premier chapitre de mettre en évidence les écarts entre la vision des économistes et les diverses
visions des acteurs des débats à partir de l’économie politique de la récente tentative française. On pourrait aussi compléter ce diagnostic en mobilisant les réflexions récentes, internes à la profession, sur les hypothèses des analyses économiques appliquées aux questions d’actualité (voir par exemple, en France, le manifeste des économistes atterrés d’Askénazy et al., 2011).
19 La réticence à sortir de l’optimalité comme paradigme de représentation du monde est en effet due à la difficulté de proposer
des méthodes alternatives : l’indétermination qui caractérise un monde sous-optimal et l’inconfort qui en résulte. Ces désaccords de méthode rejoignent la controverse plus générale sur l’approche scientifique en économie, notamment celle sur la validation des hypothèses nécessaires à la construction des modèles (Malinvaud, 1991, chapitre 10).
C’est à cet objectif que sont consacré le reste de ce chapitre, ainsi que les deux suivants. Nous y présenterons les choix techniques de modélisation et de traitement de données qui nous semblent adaptés à la construction d’un outil de négociation sur un projet de fiscalité carbone. Mais avant de considérer ce cas particulier, il nous faut encore introduire les deux principes généraux sur lesquels nous fondons et apprécions ces développements : la représentation de la diversité des croyances
qu’expriment les acteurs et l’adoption d’une posture prospective sur les états du monde futurs.
L’enjeu de la coordination des croyances
La représentation des croyances dans le calcul économique vient de l’idée que le fonctionnement de l’économie n’est pas le résultat d’une loi de la nature qui s’impose aux acteurs, une machine comme une autre que l’on peut piloter en recourant à des modèles économétriques estimés à partir de l’observation du passé, mais qu’il résulte d’un processus dynamique liant formation des croyances et autoréalisation. Cette idée est déjà apparue à diverses reprises au long des lignes précédentes et se retrouve aussi dans les réflexions des théoriciens sur les limites de la modélisation économique moderne :
« In formal theory, an economy is usually described by endowments, preferences, and technology […]. We think it is important that something more be added: the beliefs held by various participants in the economy. “Beliefs” include ordinary expectations and conjectures about prices, incomes, and various aggregates; we also intend the word to cover attitudes and even theories about the way the economy works. The way the economy actually does work can depend on the way the agents believe the economy to work. […] When there is more than one equilibrium position, policy actions can help to determine which of them the economy eventually finds. Starting from a “bad” equilibrium, policy may be able to push the system into a better one. […] What may lacking is a coordination of beliefs. »
A Critical Essay on Modern Macroeconomic Theory
Frank Hahn et Robert Solow (1997, page 150‐151)
Lors de délibérations, la coordination des croyances sur le fonctionnement de l’économie peut être considérée comme l’étape décisive pour parvenir à la coordination des anticipations sur les conséquences et la désirabilité d’un projet de réforme. L’intérêt que présente un procédé de calcul économique qui cherche à rendre compte de la diversité des croyances est par conséquent double : il est à la fois opérationnel et scientifique.
Sur le plan opérationnel, ce recours devrait favoriser une meilleure appropriation des analyses par les acteurs. Ces derniers expriment une méfiance souvent légitime à l’encontre des modèles économiques qui reflètent une vision particulière du monde, celle du modélisateur (souvent jugée simpliste), ou pire, celle d’une des parties prenantes des débats (et peut alors être jugée partisane). Or, la confiance des acteurs en la neutralité de l’analyse est cruciale ; en particulier, si cette dernière est conçue pour servir à encadrer les négociations. Pour servir de « table de négociation », le modèle doit pouvoir traduire la diversité des croyances qui s’opposent dans les débats. Chaque partie prenante de la négociation peut alors exprimer et expliciter ses points de désaccord sur le fonctionnement du monde et n’a aucune raison de rejeter les résultats de l’analyse. Pour atteindre
cet objectif, l’architecture de modélisation doit être construite sur un mode de représentation qui autorise la formalisation de croyances alternatives, éventuellement opposées ou incompatibles. Nous faisons ici l’hypothèse que si cette propriété est atteinte en pratique, l’outil de modélisation sera doté des caractéristiques opérationnelles essentielles requises pour être accepté et utilisé en pratique, lors des délibérations, en vue de former les intérêts particuliers et coordonner les croyances20.
Outre cette utilité opérationnelle, sur le plan scientifique, le recours à l’information sur la nature des croyances permet de réduire le problème d’indécision sur le fonctionnement du monde, problème que nous avons identifié plus haut et que rencontrent les économistes lorsqu’ils cherchent à développer des modèles de second rang. Mais il faut alors disposer d’un cadre cohérent
suffisamment large pour rendre compte de la diversité de ces croyances d’acteurs et ne pas réduire l’analyse à une théorie particulière21.
Pour définir les éléments qui composent et délimitent le cadre de modélisation le plus adapté au problème de décision ‐ celui qui couvre les éléments de représentation du monde qui sont à la fois controversés et cruciaux pour l’analyse des conséquences de la réforme, on peut s’appuyer sur l’information tirée de l’étude des controverses. Cette information qualitative est objective, elle garde le modélisateur de sélectionner les hypothèses du modèle par un procédé arbitraire, lorsqu’une démarche de validation/réfutation classique (économétrique ou axiomatique) n’est pas faisable. Par ce procédé, on délimite l’ensemble des mondes de second rang qu’il est pertinent d’explorer pour couvrir les controverses, tout en faisant le bilan de l’état actuel des connaissances et des croyances.
L’utilité de faire « remonter l’information du futur »22
Parvenir à une coordination des croyances sur l’état et le fonctionnement du monde actuel n’est pourtant pas suffisant dès lors qu’on souhaite décider, non d’une mesure conjoncturelle, mais de la mise en œuvre d’un projet de long terme, comme une politique climatique ambitieuse qui nécessite, non seulement de s’accorder sur un modèle de second rang, mais aussi sur le futur.
Les fondateurs de l’école française de la prospective, Gaston Berger et Pierre Massé23, soulignaient que l’adoption d’une posture prospective se justifie à plusieurs niveaux : aussi bien par le contexte économique actuel marqué par l’avènement de grandes transitions, que par la réflexion scientifique sur la conduite du calcul économique appliqué à l’évaluation de projets de long terme.
Le problème scientifique que pose la conception de projets de long terme est par ailleurs singulier : il est critiquable de raisonner aujourd’hui en pensant au long terme avec des modèles de
20 Une remarque est nécessaire pour préciser le lien entre la notion que nous utilisons ici - la « coordination des croyances » - et
la notion proche évoquée en conclusion du premier chapitre : le besoin d’une « coordination des anticipations » sur les effets de dispositifs alternatifs de réformes. Dans le chaînon de causalité Dispositif → Effet, l’implication cache un modèle de fonctionnement du monde. Par conséquent, nous prêtons à la coordination des anticipations un sens plus large que la coordination des croyances, mais cette dernière est une condition de la coordination des anticipations.
21 Remarquons que la représentation des croyances pose un problème singulier ; les croyances sont transversales, elles
s’expriment sur les autres éléments classiques de la théorie formelle (par exemple ceux de Hahn et Solow : les dotations, les préférences et les technologies). Ceci définit donc un cadre de modélisation minimal : celui qui est nécessaire et suffisant pour englober la diversité des croyances qui se trouve à l’origine des controverses sur le fonctionnement du monde.
22 Expression due à Claude Henry et reprise par Hourcade (1998).
second rang du passé ou du présent. En reprenant les mots de l’écrivain Paul Valéry, « on aborde le futur à reculons ». On peut parvenir à des solutions différentes selon que l’on raisonne dans un
temps du projet et dans le temps de l’histoire ; c’est en effet à partir de cette distinction que Dupuy
défend l’idée que « l’erreur de base des recherches en « économie institutionnelle » au sens large est probablement de se situer exclusivement dans le temps du projet » car « il est fréquent qu’un même problème admette plusieurs théories autoréalisatrices, chacune étant porteuse d’une expérience propre au temps du projet. La question se pose alors de savoir laquelle va émerger, et comment les agents vont se coordonner sur elle. Ma thèse est qu’il n’y a de réponse à cette question que dans le temps de l’histoire »24. Or, l’utilité réelle du calcul économique dans l’adoption d’un projet vient de ce qu’il permet de vérifier sa rationalité économique, c’est‐à‐dire sa conformité avec un état futur souhaité. Comme l’a souligné Gabriel Dessus, c’est une « reconstruction fallacieuse a posteriori » de dire que le projet a été déterminé par le calcul économique25. La dimension prospective est donc nécessaire car elle offre un cadre au calcul économique : elle nous fait discuter des états du monde réalisables dans le futur, elle offre une « table des situations » (Paul Valéry).
On peut en effet remarquer que monte aujourd’hui la prise de conscience de la nécessité d’une réforme fiscale qui, au‐delà des exercices standards de révision générale des prélèvements obligatoires, doit adapter les finances publiques aux grands bouleversements du monde qui se réalisent à des rythmes rapides et différenciés : affirmation des pays émergeants comme compétiteurs industriels, vieillissement démographique, accroissement des inégalités, évolution des relations sociales et des structures familiales, etc. La rapidité de ces phénomènes contraste avec l’inertie qui caractérise l’évolution des systèmes fiscaux. L’exercice prospectif est alors essentiel pour déterminer comment relever ces défis de long terme et éviter que la dérive des systèmes fiscaux ne finisse par mener à une « crise de l’Etat Providence »26 ; il l’est d’autant plus que les phénomènes et
les objectifs se sont complexifiés avec la mondialisation. Les éléments de conjoncture à considérer pour évaluer les projets publics sont donc eux aussi multipliés.
La littérature énergétique a donc naturellement, depuis les années 70, contribué à développer des techniques et des outils pour améliorer cette capacité prospective. Mais si cette orientation constitue la clef de voûte de ce domaine de recherche, il n’en va pas de même dans les analyses économiques de la fiscalité, qui sont conduites avec des modèles où la temporalité est plus imprécise27. Par conséquent, les développements envisagés devront autoriser, en plus de la représentation d’une diversité de croyance, sinon une description, du moins une prise en compte, de l’historicité de la décision publique et des états du monde jugés réalisables à un horizon donné. Nous verrons que ceci demande de rassembler beaucoup d’information empirique dans un tout cohérent, évidemment sur la conjoncture future, mais aussi sur la situation initiale, car ce n’est qu’en référence à un état actuel que l’on peut délibérer et s’accorder sur ce qui est à la fois souhaitable et faisable. 24 Dupuy (1991), note 17, page 131.
25 « Les principes généraux de la tarification dans les services publics », Dessus (1971, page 264).
26 Pour faire référence à la littérature du Welfare State dont l’objet est justement d’étudier l’historicité et de comparer les formes
d’Etat-providence et leurs processus d’évolution sous l’effet des mutations socioéconomiques (voir notamment, « Welfare states
in transition: national adaptations in global economies », Esping-Andersen, 1996).
27 Celles-ci sont en fait dominées par les techniques de microsimulation qui se limite à l’étude d’effets en équilibre partiel et à
2 Les déterminants de trois ensembles de contraintes sur l’action publique
Ces principes généraux établis, il nous reste à définir les contours de ce cadre de modélisation dans le cas qui nous occupe : l’étude empirique d’un projet de fiscalité carbone en France. Pour couvrir le champ des controverses que l’on rencontre à propos des conséquences de la réforme, nous nous fixons comme objectif de construire un cadre de modélisation qui représente avec cohérence un système d’interactions entre trois ensembles de contraintes (Tableau 4) : 1. les contraintes techniques qui déterminent la dépendance des agents aux énergies fossiles 2. l’hétérogénéité des ménages qui détermine leur vulnérabilité relative à la réforme 3. la nature des comportements qui déterminent les effets indirects, induits par la réforme Nous allons, dans les trois sections suivantes, examiner les enjeux de la représentation de ces contraintes, avec l’objectif d’identifier des solutions de modélisation techniquement réalisables.
Contraintes Incertitudes et controverses ‘Consommateurs’ Syndicats Patronat Gouvernement
Techniques et dépendance aux énergies fossiles
Sur les possibilités de substitution des ménages
A B B B
Sur les possibilités de substitution des entreprises
0 B A B
Hétérogénéité des situations
Sur l’hétérogénéité des consommations et des potentiels de substitution
A B B B
Sur la répartition des revenus et des emplois
B A 0 0
Sur l’incidence du système des prélèvements obligatoires dans son ensemble
B A A 0
Nature des comportements
Sur l’efficacité des politiques budgétaires et fiscales
0 B A A
Sur les termes de la compétitivité et de l’attractivité nationale
0 B A A
Sur le rapport salarial : - marché du travail - partage de la valeur ajoutée
B A 0 0
A : composante majeure de l’argumentation ; B : composante mineure de l’argumentation ; 0 : composante absente de l’argumentation. Remarque : il s’agit d’une vision évidemment très schématique des débats ; cette lecture se fonde sur les éléments apportés au premier
chapitre et en particulier sur les « Positions et argumentation des parties prenantes » (Tableau 2, page 14), le « Poids du contexte et visions a priori » (pages 25-29) et sur « des controverses insuffisamment traitées » (pages 29-39).
Tableau 4 L’information tirée de l’analyse des controverses :