Efficacité macroéconomique de la substitution d’une taxe carbone à des prélèvements obligatoires sur le travail
Encart 7 : Comparaison des simulations IMACLIM et MESANGE
4 Conclusion : sur les co‐bénéfices d’une fiscalité carbone
Dans l’ensemble, l’analyse de ce chapitre n’exclut pas qu’une hausse progressive de la fiscalité énergétique mise en œuvre simultanément à une baisse des prélèvements sur le travail aurait pu apporter des co‐bénéfices du point de vue de l’efficacité productive et même un gain macroéconomique net. Si notre analyse tempère les résultats pessimistes des études théoriques néoclassiques des années 9061, elle montre néanmoins que l’occurrence d’un double dividende est loin d’être mécanique.
Au total, en dépit des nombreuses incertitudes sur le fonctionnement du monde, un résultat qualitatif solide se dégage de nombreux tests de sensibilité. La réforme n’est pas un jeu à somme
nulle, ses vertus potentielles pour l’activité et l’emploi tiennent à sa capacité d’induire un mécanisme de synergie économique que l’on jugera d’autant plus vertueux qu’il combine les trois effets suivants
(Figure 43) : (i) un changement structurel favorable aux activités riches en emploi et économes en
énergie, (ii) une baisse des importations d’énergie et l’amenuisement de la ponction qu’elles opèrent
sur la richesse nationale et (iii) un allègement des coûts de production qui résulte d’un déplacement de l’incidence des prélèvements obligatoires favorable à la compétitivité des productions nationales.
Nous avons vu que les caractéristiques actuelles de l’économie française et le contexte de mondialisation des échanges qui accroît l’exposition des producteurs nationaux à la concurrence internationale forment une conjoncture plutôt favorable à ce mécanisme de synergie.
Figure 43 Un mécanisme de synergie économique vertueuse sous contraintes
L’existence d’un transfert de charge fiscale favorable et suffisant est l’effet le plus débattu, que
ce soit dans la littérature spécialisée du double dividende ou, plus généralement, dans les discussions économiques sur la réforme globale des systèmes fiscaux62. Les analyses d’incidence fiscale sont en effet très sensibles aux conceptions du fonctionnement d’ensemble de l’économie et en particulier aux croyances sur l’importance et la nature des sous‐optimalités initiales du système fiscal. A cet égard, nous avons mis l’accent sur la contribution de trois éléments majeurs de désaccord : les potentiels techniques qui déterminent l’évolution des consommations d’énergies, les possibilités d’ajustement des salaires et le rôle des prix pour la compétitivité et les échanges extérieurs. Nous avons en revanche laissé de côté l’analyse d’autres mécanismes possibles de transfert, certains allant plutôt dans un sens favorable à l’efficacité macroéconomique de la réforme, tandis que d’autres joueraient à l’inverse, plutôt en sa défaveur.
Nous avons ainsi négligé d’éventuels effets d’éviction des investissements, pouvant induire une baisse de la productivité générale le temps de la mutation des systèmes techniques, et avec elle une diminution possible de la rentabilité du capital associée à une baisse de l’investissement. Cet effet peut accroître le coût de la transition (Sassi, 2008), mais semble de second ordre pour la question du double dividende (Ghersi et Hourcade, 2000)63. En revanche, plusieurs conséquences possibles du transfert de charge fiscale aux revenus non‐salariaux doivent encore être étudiées.
62 Nous reviendrons à plusieurs reprises sur ces discussions ; en particulier, au chapitre 6, lorsque nous comparerons les effets
d’un recyclage en baisse de la TVA, et surtout au chapitre 8, lorsque nous comparerons différents dispositifs de réforme globale pour contrôler les déficits.
63A plus long terme, l’effet de l’induction du changement technique sur la productivité générale est incertain
(Schneider et Goulder, 1997) : il peut être favorable en accélérant l’innovation et la mise en œuvre de technologies de production et consommation d’énergie plus efficaces, ou encore, en induisant l’émergence de nouvelles activités avec de plus forts potentiels de progrès technique que dans les secteurs industriels historiques. Mais d’un autre côté, la réforme peut ralentir les progrès techniques en restreignant les capitaux disponibles pour l’investissement dans les secteurs non énergétiques.
Allègement de la facture pétrolière Moindre ponction sur le revenu national Hausse de la consommation Hausse de la production Hausse de l’emploi Changement structurel Hausse de l’intensité en emploi Amélioration de de la compétitivité Transfert de charge fiscale Baisse du prix de production Taxe carbone - baisse des cotisations
Condition Si le partage des allègements de cotisation réduit effectivement le coût relatif du travail Condition Si une partie des revenus taxés ne retombe pas sur les coûts de production (revenus non salariaux, transferts ou rentes)
Certes, le modèle prend en compte l’existence de revenus de transferts (chômeurs et retraités), dont la taxation contribue à réduire les coûts de production, mais qui, nous le verrons, pose un problème de justice64. Un effet bénéfique proviendrait plutôt de ce que la taxation de l’énergie touche aussi indirectement les revenus de rente (immobilière et financière) et réduit l’attractivité du travail « au noir ». Les conséquences macroéconomiques pourraient être sensibles si l’on prend en compte l’hétérogénéité des comportements d’épargne et d’investissement et que l’on considère, par exemple, que les revenus de rente, concentrés en haut de la distribution des revenus, ont tendance à « nourrir plus encore les rentes », défavorisant de ce fait l’activité. Enfin, substituer une taxe carbone aux cotisations actuelles revient à remplacer une taxe implicite sur les sureffectifs par une taxe qui s’adapte au niveau des ventes (la consommation d’énergie étant corrélée au cycle des affaires) ; la réforme peut déclencher un effet dynamique bénéfique à l’emploi en réduisant le risque d’embauche pour les entreprises, qui est accentué par le climat d’incertitude sur les effets futurs de la mondialisation65. Ces deux derniers mécanismes, absents de cette étude, ont fait l’objet d’une autre thèse (Thubin, 2012)66 et tendent à favoriser l’allègement des coûts de production et l’incitation aux créations d’emploi.
En conclusion, il nous semble nécessaire d’éviter de nourrir de nouvelles crispations sur un sujet qui a suscité et qui suscite toujours beaucoup de scepticisme67. L’enjeu des analyses macroéconomiques qui cherchent à identifier des sources de double dividende est parfois perçu comme « la recherche à tout prix d’une justification »68. L’action climatique dans son principe d’assurance contre un risque futur n’est aujourd’hui plus contestée que par une fraction politique marginale. Par contre, ce sont les modalités de sa mise en œuvre qui sont particulièrement controversées car, comme le montre l’ensemble de cette thèse, une politique climatique peut être bien menée comme très mal conçue et dans tous les cas le choix du dispositif suppose des arbitrages politiques. Tout l’enjeu devient alors la recherche de co‐bénéfices, en particulier avec les recettes de la taxe dont il faut bien trouver le meilleur usage au regard des autres enjeux et défis futurs. De ce point de vue, notre dernier chapitre soulignera certaines spécificités qui font que la fiscalité énergétique peut se révéler spécialement adaptée étant donné les anticipations de la conjoncture pour les années à venir. En définitive, un dispositif de fiscalité carbone ne peut être accepté indépendamment de la volonté des citoyens de s’assurer contre le risque climatique, mais ceci ne va pas sans la décision d’en assumer le coût de « souscription ». Bien sûr, pour faire ce choix, il faut être en mesure de prendre conscience de l’intérêt que l’on peut en tirer à long terme et de ce que l’on s’expose à sacrifier. Il reste donc extrêmement utile de progresser dans l’analyse, non plus dans l’espérance d’un argument d’autorité, mais pour améliorer l’information sur le meilleur moyen
64 L’effet macroéconomique de l’indexation des transferts est étudié au chapitre 6 (paragraphe 3.2, page 218).
65 Toute embauche représente un risque pour les entreprises car elles ne sont jamais sûres que les ventes seront suffisantes pour la
rémunérer. L’argument économique est semblable à celui formalisé par Cremer et Gahvari (1995) qui compare l’effet des prélèvements obligatoires sur le travail à la fiscalité indirecte sur les produits en situation d’incertitude dynamique.
66 Le transfert de charge aux revenus de rente est étudié dans la section 4 du chapitre 1, pages 54-61 ; le risque d’embauche au
chapitre 4, pages 219-265 (Thubin, 2012).
67 Nous avions situé les désaccords à propos de la question du double dividende en bonne place dans le « jeu des a priori » qui a
contribué à freiner le dialogue social et la recherche d’un compromis lors de la récente tentative française (cf. chapitre 1, paragraphe 2.3, page 25). Les raisons du scepticisme théorique au sujet de la possibilité d’un double dividende fort sont éclairées par Guesnerie (2010) : « pour qu’il puisse en être ainsi, il faudrait cependant que la fiscalité ait été initialement suffisamment mal conçue et que la fiscalité carbone se révèle in fine suffisamment bien adaptée à la situation. […] L’argument de double dividende n’est pas pleinement convaincant, sauf à mettre en évidence, outre les graves inefficacités de la situation initiale, les spécificités de la taxe carbone qui en feraient le substitut idéal des impôts initialement inadéquats. » (pages 35-37)
68 C’est ce que suggère Lars Bovenberg lorsqu’il conclut son introduction in de Mooij (2000) en écrivant : « double dividende is dead, long life to environmental taxation! »
d’alléger les tensions entre les objectifs publics concurrents. C’est avec l’objectif d’identifier les meilleures pistes de compromis que nous poursuivons l’analyse dans les trois chapitre suivants.
Il reste pour finir les questions profondes qui fondent le scepticisme des théoriciens : qu’est‐ce qui explique la persistance de la sous‐optimalité des systèmes fiscaux ? Pourquoi, si ces optimalités existent, n’a‐t‐on pas augmenté la fiscalité énergétique plus tôt, indépendamment de l’affaire climatique ? Nous rejoignons ici la discussion plus générale que nous avons initiée au second chapitre et qui nous a amené à conclure qu’il faut accepter de s’éloigner de façon significative du paradigme d’un modèle d’économie parfaite en l’absence même d’un consensus sur une théorie générale du second rang69. En outre, nous avons apporté des faits empiriques ‐ les nombreuses difficultés politiques ‐ qui peuvent expliquer l’inertie des systèmes fiscaux et la persistance de leurs inefficiences, surtout si les conditions qui prévalent au moment de leur conception sont en rapide mutation et si les effets de ces évolutions profondes sont insuffisamment anticipés (ce que nous verrons au dernier chapitre).
Pour conclure sur cette discussion, il ressort de ce qui précède qu’il existe probablement un potentiel de double dividende qui peut correspondre à un espace de stratégies « sans regret », positives socialement et indépendamment de l’affaire climatique, mais que cet espace n’est pas le résultat automatique d’une taxe carbone et qu’il demande un réel effort de réforme qui touche les intérêts les plus divers. En d’autres termes, dans ce cas de figure le « sans regret » n’est pas synonyme de « gratuit », ou d’« automatique ». La pleine réalisation des potentiels économiques ne saurait se faire sans un contexte politique favorable, un effort de communication et une négociation collective d’ampleur. La question centrale est alors de savoir si les chances de co‐bénéfices macroéconomiques ne seront pas annihilées par le choix de modalités de mise en œuvre sous‐ optimales, ou encore, par des effets distributifs indésirables. Nous examinerons donc successivement ces questions dans les deux chapitres suivants.
69 Rappelons que c’est cette discussion sur le lien entre jugement normatif et jugement positif qui nous a amené à la nécessité