Efficacité macroéconomique de la substitution d’une taxe carbone à des prélèvements obligatoires sur le travail
1 Efficacité productive : concept et mesure
Un flou existe sur ce que l’on entend par « un gain net ». La littérature théorique se réfère à un indicateur global de bien‐être social, souvent identifié au « surplus du consommateur », mais qui correspond à une réalité qui peut être bien différente de celle que mesure les indicateurs mobilisés
1 Rappelons que les premiers travaux d’évaluation furent conduits à cette époque sous l’impulsion de M. Yves Martin (cf.
Godard et Hourcade, 1990 ; Godard et Beaumais, 1993).
par les praticiens ou le grand public. Cette question du choix de l’indicateur n’est pas non plus réglée dans la littérature empirique du double dividende, ce qui est plus gênant d’un point de vue purement scientifique : cela explique en partie la difficulté de formuler une synthèse des résultats pertinente pour la prise de décision (Fullerton et Gravelle, 1998). D’autant que les travaux publiés se distinguent déjà par leur approche (théorique, appliquée), par les théories qu’ils mobilisent (modèles de second rang variés, néoclassiques, keynésiens, etc.) et par les contextes d’application (caractéristiques propres du pays, de la situation initiale). En préalable à l’analyse, il nous faut donc définir les concepts dont nous partirons pour juger de l’efficacité macroéconomique de la réforme3.
1.1 Le coût macroéconomique net
Nous avons vu au premier chapitre que les arguments et les travaux qui étudient l’introduction d’un prix du carbone mobilisent l’une des notions de coûts suivantes :
les coûts techniques qui désignent les coûts directs industriels et financiers du remplacement d'une technique fortement émettrice par une technique produisant un service équivalent mais qui génère moins d’émissions. Ces coûts sont calculés avec les outils du calcul microéconomique appliqué aux choix d’investissement (calcul de la valeur actualisée nette ou du taux de rendement interne de la technique sur son cycle de vie) ;
les coûts économiques sectoriels qui dépendent, pour chaque secteur de l'activité économique, de caractéristiques comme le taux d'utilisation des capacités de production, la complémentarité des procédés, la diversité des contraintes techniques, des réseaux d’approvisionnement, etc. Les analyses sectorielles mobilisent les outils de l’économie industrielle ; elles sont conduites en équilibre partiel et ne rendent pas compte des interactions entre les innovations sectorielles et le reste de l'économie4.
les coûts macroéconomiques qui mesurent l'impact sur des indicateurs agrégés à l’échelle du territoire national (PIB, emploi, balance commerciale, etc.) d'un ensemble de politiques de réduction des émissions, qu'elles soient étendues à l'ensemble de l'économie ou restreintes à certains secteurs ou agents. Les analyses des coûts macroéconomiques sont menées avec les modèles macroéconométriques ou les modèles d’équilibre général calculable qui représentent le fonctionnement d’ensemble de l’économie.
les coûts en bien‐être qui en théorie, offre une synthèse des pertes de consommation privée et des pertes de consommation de services collectifs (biens publics). Ils ne sont pas nécessairement corrélés avec les coûts macroéconomiques : le PIB agrège de nombreux éléments susceptibles d’influencer le bien‐être dans des sens qui peuvent être différents (investissement, consommation, dépenses publiques, etc.) ; il ne rend pas compte du
3 Mais nous serons amenés à rediscuter et préciser les concepts de « gain » ou « perte » économique au fur et à mesure de
l’analyse ; en particulier, au chapitre 6, lorsque nous constaterons que les dispositifs de fiscalité carbone peuvent modifier le partage du surplus économique entre consommation courante et désendettement (paragraphe 3.1, page 213) ; et au chapitre 7, lorsque nous introduirons les effets distributifs de la réforme entre classes de ménages, ainsi que les paramètres éthiques de la collectivité qui interviennent dans la détermination du « coût social » de la réforme (section 1, page 229 et 4, page 244).
4 Le modèle MARKAL est un bon exemple de modèle sectoriel pour l’énergie. Il sert à comparer les coûts d’un ensemble de
mesures appliquées aux systèmes énergétiques (production et consommation) suivant divers scénarios d'activité décrits par un nombre limité de paramètres macro-économiques exogènes (taux de croissance total de l'économie, structure de l'industrie, etc.).
caractère plus ou moins juste de leur répartition, ou encore, ne considère pas les dimensions non marchandes associées à l’activité économique (l’atteinte à l’environnement, les risques futurs des choix présents, la qualité des services et la satisfaction que procure la consommation, etc.).
Même en supposant que l’on s’accorde sur la représentation des systèmes techniques et sur les potentiels disponibles pour réduire les émissions (hypothèse héroïque)5, ceci n’empêche pas les désaccords sur le fait qu’une politique apporte soit un bénéfice, soit un coût économique. Ces désaccords reflètent souvent des divergences sur la notion du coût (ou du bénéfice) net de la réforme. On peut par exemple défendre qu’un recours à une technique, rentable et peu émettrice, aura un coût en bien‐être pour une société qui se caractérise par une forte aversion au risque (la question du nucléaire) ; ou encore, que son usage apporterait un bénéfice macroéconomique insuffisant pour compenser le coût d’opportunité associée au blocage du développement d’autres filières (la question de la politique industrielle et des « emplois verts »).
Puisque la littérature du double dividende s’est concentrée sur les effets indirects du recyclage des recettes de la taxe carbone en baisse des cotisations sociales6, elle a mesuré le second dividende économique, soit avec des indicateurs macroéconomiques d’activité (le PIB ou l’emploi)7, soit avec des indicateurs de bien‐être qui incorporent un jeu d’hypothèses particulier sur la hiérarchie des objectifs publics concurrents.
Dans ce chapitre, notre objectif étant de discuter les conditions dans lesquelles une réforme fiscale carbone peut être positive ou négative pour l’économie, nous souhaitons isoler les considérations qui portent sur son fonctionnement des jugements de valeur à propos des objectifs. Par conséquent, en première analyse, nous identifierons la notion d’efficacité économique au concept d’efficacité productive. Cette notion est certes moins synthétique qu’un indicateur de bien‐ être, mais elle est plus homogène dans son contenu : elle porte sur une réalité physique (activité de production, emploi) alors que la notion de bien‐être repose sur une hiérarchie de valeurs. En outre, cette hiérarchie n’est pas décidée avant le débat public et ne peut être prise comme donnée pour notre analyse dont la finalité est justement d’accompagner la négociation collective.
On cherchera donc à savoir si le projet peut apporter un bénéfice macroéconomique net à moyen terme ; plus précisément, si l’effet conjoint de la taxation du carbone et de l’usage des recettes est positif sur un indicateur d’activité productive agrégée (le PIB, l’emploi, etc.). Certes, cette mesure dépend des hypothèses qui définissent notre horizon de moyen terme8, mais nous associerons aux indicateurs d’activité courante, des indicateurs renvoyant à des phénomènes d’accumulation qui auront des conséquences macroéconomiques à plus long (dépenses publiques, investissement, endettement, etc.)9. D’autres indicateurs seront également introduits par la suite, pour fournir une évaluation plus complète des performances d’un dispositif de réforme. Nous
5 Cf. la controverse sur la représentation des systèmes techniques (Chapitre 2, paragraphe 2.1 page 54). 6 Cf. chapitre 1, paragraphe 2.2 page 22.
7 Cf. IPCC, 1995, paragraphe 9.2.2.1.3 pages 335-337. 8 Cf. chapitre 2, paragraphe 2.3 page 73.
9 Rappelons que dans l’ensemble de cette thèse nous négligeons les bénéfices macroéconomiques potentiel de l’atténuation des
changements climatiques dans le futur. Nous ne rentrerons pas dans la controverse « Stern-Nordhaus » sur la valorisation économique de l’externalité climatique et la sensibilité de cette dernière au choix du taux de préférence sociale pour le présent.
proposerons certains pour préciser le « contenu » des états macroéconomiques (exportations, consommation intérieure, niveau des salaires, etc.) ; et bien sûr d’autres, au chapitre 7, pour décrire les conséquences distributives soumises aux jugements éthiques, incluses dans la notion de « coût social » et prises en considération lors du choix collectif (inégalités, pauvreté, etc.).
Nous nous distinguerons aussi de la notion de « coût brut », parfois utilisée dans les analyses théoriques de premier rang, et qui désigne le coût d’une taxe redistribuée au moyen des transferts forfaitaires idéaux, en rétrocédant à chaque agent économique le montant exact de taxe dont il s’est acquitté (Chiroleu‐Assouline, 2001 ; Goulder, 1995). Ce procédé permet d’analyser les effets propres de la taxe et de l’usage de ses recettes en respectant la cohérence du raisonnement en équilibre général (toute valeur sert à un usage et les nouvelles recettes fiscales ne disparaissent pas). Dans un monde de second rang où la vertu des transferts est perdue, il est impossible d’isoler l’effet de la taxation du carbone de celui de la modalité d’usage des recettes. Puisque les transferts forfaitaires ne sont pas neutres sur l’équilibre économique10, nous avons choisi de considérer les effets d’une taxe dont le revenu n’est pas recyclé pour nourrir l’activité courante. Pour comparer différentes modalités d’usage des recettes (chapitres 6 et 7), nous prendrons donc comme référence l’évaluation d’une taxe dont les recettes ne seraient pas réinjectées dans l’économie, mais affectées au désendettement, en supposant que ce dernier n’aura d’effet notable qu’à long terme11. Il s’agit d’une référence naturelle pour les acteurs et qui a aussi le mérite, comme nous le verrons, d’éviter l’oubli (constaté dans les débats) de l’effet de la propagation de la hausse des coûts de production lorsque les systèmes productifs ne sont pas compensés.
1.2 Des déterminants multiples
Rappelons brièvement que dans l’architecture IMACLIM‐S.2.4, l’introduction du dispositif déclenche plusieurs effets simultanément ; l’évaluation du coût macroéconomique net n’est pas triviale. La fiscalité carbone perturbe le système qui, en s’ajustant, déforme l’image comptable (historique) de la France en 2004. L’effet d’ensemble de la réforme sur l’état macroéconomique à moyen terme est alors déterminé par le jeu d’hypothèses suivant12 :
La capacité des systèmes productifs à éviter l’impôt – par la baisse des consommations d’énergie, par la substitution des produits énergétiques utilisés dans les processus de production et par la transmission des hausses de coûts dans les prix – selon les hypothèses sur les possibilités de changement technique et sur les contraintes sur les débouchés des productions nationales ;
La capacité des consommateurs à éviter l’impôt – par la baisse et la substitution de leurs consommations d’énergie étant donné les hypothèses qui définissent leurs potentiels
10 Autrement dit, le procédé d’un recyclage forfaitaire - dans un monde de premier rang, neutre du point de vue de l’allocation et
de l’usage des ressources - fournit un point de référence utile dans l’étude théorique de modalités alternatives ; mais cette utilité analytique ne se généralise pas dans des mondes de second rang où un système redistributif parfait de ce type ne renvoie à aucune politique plausible (cf. chapitre 2, paragraphes 1.1, page 42 et 2.2, page 59). Bien qu’on puisse imaginer tatônner numériquement pour définir ce système, nous n’irons pas contredire nos hypothèses de départ, ni la logique de notre démarche.
11 Cf. chapitre 6, paragraphe 1.1, page 198. 12 Cf. chapitre 3, Encart 3, page 98.
techniques et l’évolution de leur comportement de consommation en réponse à une variation des prix et des revenus ;
l’effet de la réforme sur le partage de la valeur ajoutée et l’usage des facteurs de production qui dépend en particulier des hypothèses sur la réaction des salaires. Nous verrons que l’évolution du coût relatif du travail par rapport à celui de l’énergie et par suite l’effet de la réforme sur l’emploi dépendent sensiblement de ces hypothèses ;
l’effet de la réforme sur la distribution des revenus qui résulte non seulement des hypothèses qui déterminent le partage de la valeur ajoutée, mais également de celles qui décident des opérations de redistribution opérées au travers du système fiscal et social, et par le fonctionnement des marchés financiers ;
l’effet de la réforme sur la compétitivité des productions françaises : le niveau de la demande privée des ménages, de la demande publique et du solde des échanges extérieurs. Chacun de ces termes dépend directement des règles de gestion budgétaire, de l’évolution du pouvoir d’achat des ménages et des termes de la concurrence avec les productions étrangères (l’évolution de la compétitivité).