Comptabilité intégrée et relations entre macroéconomie, environnement et distribution
C. L’articulation des données de stocks et de flux pour combiner d’une manière cohérente les
données sur les stocks physiques naturels ou construits avec les données de flux entre le fonctionnement de l’économie et l’évolution de ces stocks (émissions de gaz à effets de serres, usage des sols, construction, infrastructures, etc.). Elles sont essentiellement mises en œuvre dans les modèles dynamiques d’évaluation intégrée (integrated assessment models) utilisés principalement pour mener des exercices de prospective énergétique et analyser l’effet de politiques d’atténuation et d’adaptation aux changements climatiques. D’autres travaux tentent d’articuler les stocks naturels
6 Les progrès dans cette dimension bénéficieraient beaucoup de collaborations interdisciplinaires, notamment entre économistes
de l’environnement et géographes.
7 Les bilans de matières décrivent les sources d’approvisionnement et les différents usages d’une ressource matérielle (énergie,
produits alimentaires, etc.) comptabilisée à l’aide d’une unité de mesure physique (tonnes équivalent pétrole, calories, etc.). Les bilans de matières sont équilibrés (les ressources servent à des usages).
8 Dans ces deux domaines, il existe des métriques qui facilitent l’agrégation des sous-catégories de produits : la tonne-équivalent-
pétrole (TEP) permet, en se référant au contenu énergétique, d’agréger du fioul, de l’électricité, de l’essence, etc. ; il en va de même de la calorie utilisée pour agréger les denrées alimentaires. En raison de l’hétérogénéité économique et physique des autres ressources matérielles, il est difficile d’étendre cette procédure à d’autres domaines car les problèmes d’agrégation deviennent difficilement surmontables. Ainsi, une unité de masse ne suffit pas pour décrire la qualité d’agrégats composés de ciment, d’acier, d’aluminium, etc. Mais si la généralisation de cette procédure est hors d’atteinte, nous suggérerons en conclusion une piste prometteuse, à savoir la description spatiale au moyen d’une unité de distance (m2).
aux flux économiques en tenant compte de leur distribution spatiale (comme par exemple, pour évaluer les impacts économique d’une montée du niveau des océans ; cf. Hallegatte et al., 2011).
Au total, on constate qu’il existe, d’un côté, quelques modèles hybrides d’évaluation intégrée, mais ceux‐ci retiennent l’hypothèse d’un ménage représentatif unique et ne décrivent pas l’hétérogénéité de la population ; et d’un autre côté, les modèles qui décrivent l’hétérogénéité des ménages ne décrivent aucune grandeur physique et sont peu adaptés à un usage prospectif.
Dans cette étude, nous avons développé conjointement les deux premières méthodes d’extension. Elles consistent toutes deux à rassembler beaucoup d’information quantitative provenant de sources diverses et de l’intégrer dans un tout cohérent, en produisant un nouveau système comptable. L’objectif était d’obtenir une description de l’économie française enrichie d’un contenu énergétique explicite et d’une distribution des richesses entre catégories de ménages distinguées, par exemple, par leur niveau de vie ou leur localisation.
1.2 Le problème : écarts statistiques et mise en cohérence de sources diverses
Les sources des données disponibles ne sont pas spontanément cohérentes, ce sont les méthodes d’hybridation et de désagrégation qui produisent cette cohérence au terme d’un certain nombre d’étapes de manipulation et de traitement de données. Que l’on se penche sur l’une ou l’autre de ces méthodes, le problème général est en fait identique9.En pratique, il faut réconcilier des statistiques toujours partiellement incohérentes. Les sources d’incohérence sont multiples : aux biais et erreurs de mesure s’ajoutent les nombreux traitements pour rassembler, extrapoler, harmoniser, consolider les sources primaires et construire des tableaux synthétiques. Comme le montrent les trois exemples suivants tirés de notre cas particulier, ces écarts statistiques ne sont pas négligeables et portent sur des informations très importantes pour l’analyse.
Les écarts d’estimation de la valeur des flux d’énergie. Un écart persiste entre la valeur publiée dans les comptes nationaux et celle que l’on peut calculer à partir de sources spécialisées de statistiques énergétiques : le bilan de matière et les statistiques de prix. Dans le cas de la France, cet écart est sensible (Tableau 9) : la mise en regard des nomenclatures permet de l’évaluer pour 2004 ; cette valeur compte pour 142 milliards d’euros dans le TES de l’INSEE, contre 101 milliards lorsqu’elle est estimée à partir des statistiques de l’Agence Internationale de l’Energie (AIE). Partir des comptes nationaux revient donc à augmenter le « poids économique » des flux de matière auxquels est associée l’externalité environnementale d’au moins 1,4 point10 par rapport à ce que l’on obtient à partir de l’information statistique produite par les spécialistes.
9 En pratique néanmoins, les cas particuliers se distinguent beaucoup : d’une étude à l’autre ou d’un pays à l’autre, les
statistiques disponibles varient par leur qualité, le niveau d’agrégation, le type de flux de matières, etc. Une systématisation des procédures apparaît hors d’atteinte, mais une rationalisation de la méthode et une automatisation de certaines manipulations de base sont possibles et nous semblent très utiles pour la suite.
10 1,8 points si l’on décide d’inclure la valeur de la branche de chimie minérale dans le champ des énergies fossiles (en raison des
Au‐delà des biais de mesure et d’agrégation, les différences de nomenclature expliquent l’ampleur de cet écart : les productions des « branches énergies » de la comptabilité nationale se
distinguent du circuit marchand des combustibles qui seront touchés par la taxe carbone11. Ces productions incluent les produits pétroliers raffinés, utilisés comme matières premières pour les travaux publics, l’industrie pétrochimique, etc., la production de glace et de vapeur d’eau, divers services de commerce, de transport et de distribution qui sont exportés pour eux‐mêmes, sans être associés à un flux physique d’énergie. La grande majorité de ces productions ont une valeur ajoutée en proportion des coûts bien supérieure à celle des combustibles fossiles. Agrégats d’énergies Comptabilité nationale française (Tableau Entrées‐Sorties, niveau 116 secteurs) Statistiques énergétiques, AIE (bilan de matières et prix) Ecarts statistiques Branches énergétiques (nomenclature NES) Valeurs 2004 (millions d’euros) Factures énergétiques de 2004 calculées* (millions d’euros) Charbon Houille, lignite et tourbe 1 965 1 558 26% Pétrole brut Hydrocarbures 26 875 17 234 56% Produits pétroliers Raffinés 92 974 67 454 38% Gaz et chaleur Combustibles gazeux, chaleur et air conditionné 20 229 15 230 33% (109%) Chimie minérale (11 596) Energies fossiles, circuit marchand y. c. chimie minérale 142 043 (153 639) 101 476 40% (51%) Poids dans la production des branches y. c. chimie minérale 4,8% (5,2%) 3,4% 1,4 points (1,8 pts)
* Les factures énergétiques sont calculées à partir des statistiques énergétiques publiées par l’AIE pour la France en 2004 (AIE, 2006 ; 2007). Les valeurs (millions d’euros) sont obtenues en multipliant les quantités de chaque produit énergétique (million de tonnes équivalent pétrole, bilan énergétique) par les prix moyen annuel de chacun de ces produits (euros par tonne équivalent pétrole, statistiques de prix des énergies).
Tableau 9 Valeur économique des flux d’énergies fossiles : écarts statistiques estimés
Les écarts d’estimation des émissions de CO2. L’attribution des responsabilités respectives
des différentes activités économiques en termes de pression environnementale diffère selon qu’elle est estimée à partir des valeurs du TES ou à partir de statistiques énergétiques12 (Tableau 10). L’estimation du total des émissions nationales par compilation et agrégation des sources élémentaires est plutôt bonne ‐ elle permet de déduire un volume d’émission de CO2 proche de celui
11 En annexe, la Table I, page 339 détaillent le contenu précis en produits de ces agrégats. Il établit la comparaison du champ
couvert par la nomenclature de la comptabilité nationale française avec celui qui importe pour évaluer la taxation du carbone et les émissions de CO2.
12 Dans le premier cas, les émissions de CO
2 sont attribuées aux différentes activités de production et aux consommations finales
des ménages sans passer par les statistiques énergétiques (en quantités physiques). Cette technique associe à chaque euro d’achat énergétique une quantité d’émissions (cf. Moll et al., 2007 ; Miller et Blair, 2009). Dans le second cas, ce partage est obtenu uniquement à partir de statistiques énergétiques en unités physiques qui décrivent la répartition des produits selon les usages : par exemple, « la consommation des fiouls lourds et domestiques du secteur résidentiel et tertiaire par usage » (statistique du CEREN). Les sources de statistiques énergétiques utilisées sont résumées dans la Table G (page 336).
publié par le CITEPA13 ‐ mais elle aboutit à une répartition des responsabilités différente entre la production et la consommation finale des ménages. Eléments de description Information déduites (agrégation des statistiques énergétiques) Information disponibles* (publications spécialisées) Ecarts statistiques Emissions totales (Méga tonnes de carbone) 109 107 111 904 ‐2,5% Emissions de la production (des ménages) 67 846 (41 261) 76 095 (35 809) ‐10,8% (+15,2%) Emission du résidentiel (véhicules individuels) 16 (25) 17 (19) ‐6,0% (34,8%)
* Source : compte NAMEA français (Pasquier, 2010), calculs du SOeS, à partir des données du CITEPA, champ de la comptabilité nationale (« Emissions de CO2 et activités économiques. Tendances 1995-2006 et facteurs d’évolution (NAMEA-air/énergie) »)
Tableau 10 Attribution des émissions nationales de CO2 : écarts statistiques estimés
La différence s’explique essentiellement par l’imprécision des statistiques disponibles sur le partage des émissions des consommations d’énergie dans les transports d’une part, et pour les usages résidentiels et tertiaires d’autre part (dans les bâtiments). L’estimation de ce partage à partir des statistiques énergétiques mène à attribuer une responsabilité plus importante aux ménages pour leurs usages résidentiels en comptabilisant au titre de leur statut de ménages des consommations effectuée au titre de « petites entreprises ».
Les écarts d’estimation des dépenses d’énergie des ménages. Le Tableau 11 montre qu’il existe un écart important entre l’estimation publiée dans les comptes nationaux et celle que l’on peut calculer en agrégeant les données d’enquête sur les revenus et les dépenses des ménages. Pour la France en 2001, cet écart s’explique en partie par la façon dont sont construites les pondérations associées aux observations de l’enquête sur les ménages. Celles‐ci ont été construites pour rendre l’échantillon représentatif essentiellement pour les valeurs agrégées de quelques variables sociodémographiques (la population, le nombre de ménages, etc.). On pourrait les modifier de façon à obtenir les agrégats de dépense d’énergie, mais cela perturberait les autres agrégats économiques.
Achats d’énergie en 2001 Comptes nationaux Enquêtes de ménages (après agrégation*) Ecarts statistiques Carburants, lubrifiants et Gaz de pétrole liquéfié 30 443 26 913 13,1% Gaz et électricité 22 322 19 312 15,6% Fioul 4 600 7 394 ‐37,8%
Unité : millions d’euros de 2001
Sources : série temporelle des dépenses de consommation effective des ménages par produits en euros courants depuis 1959
(INSEE, 2006b) et enquête Budget de famille de 2001.
* Sommes pondérées des montants de dépenses de 10 306 ménages observés. Les pondérations utilisées sont celles de
l’enquête.
Tableau 11 Dépenses énergétiques des ménages : écarts statistiques estimés
Les trois exemples précédents montrent l’importance du choix des sources statistiques et des méthodes employées pour les réconcilier dans un cadre comptable unique et cohérent. Ces exemples n’ont pas été pris au hasard, ils portent sur des éléments de description cruciaux pour l’analyse empirique des effets d’un prix du carbone14. Au total, cet examen des données souligne que la qualité empirique des évaluations peut être améliorée par un recours plus systématique aux statistiques spécialisées, pour tenter de réduire l’incertitude sur les paramètres clefs de l’évaluation des politiques. Il apparaît également important d’étudier les implications des procédures mises en œuvre pour réconcilier des sources distinctes avec le système de comptabilité intégrée.
En général, choisir ces procédures revient à choisir quelle(s) grandeur(s) modifier pour annuler
les écarts statistiques de la manière la plus satisfaisante pour l’analyse. Les méthodes se distinguent
alors par la façon dont elles parviennent aux identités comptables (les relations quantitatives classiques) qui assurent la cohérence de la description (Encart 5) ; puisque ces statistiques ne sont pas spontanément compatibles, il faut au cours du processus en altérer certaines pour pouvoir en conserver d’autres. Ces choix méthodologiques sont en partie arbitraires, mais peuvent être justifiés à partir d’un principe de « bonne pratique » qui consiste d’une part, à recourir aux sources de données les plus pertinentes et d’autre part, à reporter les écarts statistiques sur les éléments de second ordre pour l’analyse ou à défaut, sur les grandeurs statistiques les plus incertaines (manquantes, non mesurables ou peu fiables).
L’enjeu est bien de produire une synthèse statistique qui préserve au maximum les informations quantitatives disponibles les plus pertinentes pour l’évaluation. Le fait de progresser en ce sens contribue à améliorer le contenu empirique et à réduire l’incertitude d’ensemble des analyses. Surtout si cette démarche s’accompagne de tests de sensibilité systématiques pour évaluer la robustesse des résultats aux incertitudes statistiques restantes. À l’inverse, les pratiques qui ne cadrent pas dans ce principe de bonne pratique risquent d’accroître l’incertitude car elles délaissent ou altèrent une information quantitative qui est disponible.
14 Nous donnons des éléments d’explication dans notre cahier des charges (chapitre 2, paragraphe 2.1, page 58) et des éléments