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La vulnérabilité du contractant ne s’analyse pas seulement du point de vue de sa nature, elle doit aussi, pour en saisir toute la complexité, l’être sous le triple angle de son intensité, son origine et son étendue. Trois aspects de la vulnérabilité du contractant qui en relèvent les moments, les degrés ou les sources.

L’étendue et l’origine de la vulnérabilité. Le droit des contrats a vu apparaitre une nouvelle source de vulnérabilité du contractant découlant de l’émergence d’une nouvelle société : la consommation de masse. Avec la société de consommation, la vulnérabilité atteint un nombre infini de personnes, voire la population dans son ensemble. En effet, les contrats d’adhésion y sont imprimés et distribués en milliers d’exemplaires. Le contrat de consommation traduit cette nouvelle ère contractuelle caractérisée par des rapports contractuels de dépendance et de masse.

193 Voir Jean-Louis BAUDOUIN, Pierre-Gabriel JOBIN et Nathalie VÉZINA, Les obligations supra, note 34, p. 396. 194 Voir dans ce sens, Marie Annick GRÉGOIRE, La bonne foi dans la formation et l’élaboration du contrat, supra, note

49, p. 34 et s. « Les sanctions de l’obligation de bonne foi lors de la formation et de l’élaboration du contrat », (2002) 104 R. du N. 173-230; Brigitte LEFEBVRE, La bonne foi dans la formation du contrat, supra, note 49, p. 166 et s.

195 Sauf dans les rares hypothèses des contrats de services et d’entreprise à l’article 2102 C.c.Q. et dans le contrat de

cautionnement à l’article 2345 C.c.Q.

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Or, plus les contrats d’adhésion et de consommation prennent de l’ampleur, plus la vulnérabilité individuelle du contractant grandit. Comme d’aucuns l’ont noté, « les contrats d’adhésion ont connu depuis un siècle une extraordinaire croissance et de nos jours la majorité des conventions de transport, de fourniture de biens par des services publics (eau, électricité, gaz, etc.), d’assurance, de service sont des contrats d’adhésion »197. En réalité :

Déjà courants au début du siècle, ces contrats sont aujourd’hui, au moins pour les particuliers, la manière normale de conclure un contrat de quelque importance. Les opérations d’assurance, de transport, de banque, les ventes spécialement à crédit, les prestations de services divers fournies, par exemple, par les garagistes, les blanchisseurs et teinturiers, les agences de voyages ou les hôtels, sans parler des contrats de travail198.

À ceux-ci, il faudrait ajouter les millions de transactions en ligne présentant des conditions générales à accepter ou à refuser avec un niveau d’abstraction un cran plus élevé199. Certes, tous

les contrats ne sont pas d’adhésion ou de consommation, mais la majorité des échanges économiques relève bien de l’une de ces deux catégories200. D’ailleurs, c’est sur la généralisation

des contrats déséquilibrés qu’il convient de s’attarder. Celle-ci se manifeste à plusieurs égards : « général au regard des personnes concernées, le recours à des conditions contractuelles préétablies l’est aussi au regard des types de contrats – vente, assurance, entreprise, location, …- et des biens ou des services qui sont l’objet de ces contrats. Il se pratique tant dans les marchés monopolistiques que concurrentiels, pour des biens ou des services aussi vitaux – fournitures d’eau ou d’énergies – que superflus »201. La vulnérabilité du contractant qui en découle a pris

naissance et a accompagné le développement dans une nouvelle ère économique. Georges Berlioz ne note-il pas que « le capitalisme industriel fît naître le contrat d’adhésion »202? Le contrat

d’adhésion est d’abord un sous-produit de l’industrialisation de la société. L’étendue et l’origine

197 Ibid., note 34, p. 94-95.

198 Voir Jacques GHESTIN et Isabelle MARCHESSEAUX-VAN-MELLE, « Les contrats d’adhésions et les clauses abusives en

droit français », dans La protection de la partie faible dans les rapports contractuels. Comparaisons Franco-Belge, supra, note 9, p. 2.

199 La démocratisation d’internet est certainement l’un des visages que prend aujourd’hui l’économie de masse si l’on

considère le nombre hallucinant de transactions qui s’y déroule à la minute. Voir Charlaine BOUCHARD et Marc LACOURSIÈRE, « Les enjeux du contrat de consommation en ligne », (2003) 33 R.G.D. 373.

200 Voir W. David SLAWSON, « Standard Form Contracts and Democratic control of Lawmaking Power », (1970-71) 84

Harv. Law rev. 529. Voir également dans le même sens, Karl Heinz NEUMAYER, Les contrats d'adhésion dans les pays industrialisés, supra, note 2.

201 Voir Paul-Henri DELVAUX, « Les contrats d’adhésion et les clauses abusives en droit belge », dans La protection de

la partie faible dans les rapports contractuels déséquilibrés. Comparaisons Franco-Belge, supra, note 9, p. 76-77.

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de la vulnérabilité nous ont permis d’en saisir l’ampleur et la source. Il faudrait maintenant en analyser l’intensité.

L’intensité de la vulnérabilité du contractant. Plus le degré de vulnérabilité est grand, plus la protection du contractant se justifie. L’ampleur avec laquelle elle se manifeste constitue un élément important de sa compréhension. Au sein des contrats marqués par le déséquilibre, la vulnérabilité du contractant est d’autant plus intense qu’elle apparait telle une infériorité durable, permanente et qui s’installe dans la durée. Elle peut relever de la structure d’ensemble du contrat. Lors de la formation du contrat d’adhésion, l’adhérent accepte en bloc, sans pouvoir de négociation. Le contrat étant revêtu de la force obligatoire, l’adhérent se trouve obligé de respecter tout le contenu contractuel sans possibilité de modification. La faiblesse du contractant ne met pas alors seulement en cause les conditions matérielles du contrat, elle mine en profondeur le principe matriciel sur lequel le droit des contrats était jusqu’alors construit : la liberté contractuelle et la volonté des contractants. La vulnérabilité du contractant remet surtout en cause sa volonté. Cette vulnérabilité installe entre contractants une différence fondamentale entre une partie en position de force et une autre en position de faiblesse et c’est sur cette réalité que naît et dure le contrat. Toute chose qui expose les adhérents à de multiples formes d’abus. Toute chose qui permet de constater que « ces abus sont d’autant plus graves que le consentement apparent de celui qui donne son adhésion au contrat s’applique fréquemment à des conditions générales dont il n’a pas une connaissance, ou tout au moins une compréhension, réelle »203. La vulnérabilité du contractant peut connaitre, malgré tout, des variations dans le

temps.

Les moments de vulnérabilité du contractant. Tout au long du contrat, l’adhérent peut rester en position de vulnérabilité, et ce, de la phase précontractuelle à la phase post-contractuelle en passant par les phases d’exécution et d’extinction. L’appréciation de la gravité de la vulnérabilité dépend des différentes phases du contrat. Il arrive que certains adhérents se retrouvent en situation de force une fois le contrat signé. Ce qui fait dire à des auteurs qu’« une situation de faiblesse peut n’exister de manière significative qu’à certains moments plutôt qu’à d’autres. Une

203 Voir Jacques GHESTIN et Isabelle MARCHESSEAUX-VAN-MELLE, « Les contrats d’adhésion et les clauses abusives en

droit français », dans La protection de la partie faible dans les rapports contractuels.Comparaisons Franco-Belge, supra, note 9, p. 9.

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personne en position d’infériorité au moment où elle négocie la conclusion d’un contrat se trouve parfois en meilleure posture dans la suite »204. Les exemples permettant d’illustrer un tel propos

sont nombreux. Pensons à la faculté de résiliation unilatérale et sans motif du contrat d’assurance dont bénéficie l’assuré, alors même que ce type de convention est un contrat d’adhésion par excellence. L’interdiction faite aux fournisseurs de téléphonie cellulaire d’imposer des pénalités de résiliation dans certains contrats en constitue une illustration. Il en est de même des régimes de protection mis en place par le législateur qui, dans certains cas, mettent le contractant en situation de faiblesse dans une position plus avantageuse. Dans le bail résidentiel, le locataire bénéficie d’une grande protection légale une fois les lieux loués et occupés205. La Loi sur la

protection du consommateur reconnait à ce dernier nombre de privilèges, notamment la

possibilité de se rétracter ou l’usage d’un contenu précis par le stipulant. Plus largement, avec le développement et la pratique de l’ordre public de protection, il appert que l’intensité et la gravité de la faiblesse du contractant varient en fonction des phases, mais surtout en fonction de la nature du contrat206. Certes, l’intensité de la vulnérabilité du contractant est moins forte à certains

moments du contrat qu’à d’autres207. Cependant, on ne saurait oublier que, dans les faits, les

contrats qui sont prérédigés par des professionnels peuvent contenir des clauses de pouvoir unilatéraux et privilèges au profit du stipulant. Comme le notent Jacques Ghestin et Isabelle Marchessaux-Van Melle :

Le Doyen Carbonnier a observé que la partie faible reprendrait un certain avantage en fait lors de l’exécution du contrat en raison de son contact direct avec l’objet. Mais le versement des acomptes, le jeu des clauses pénales et les limitations de responsabilité se conjuguent pour maintenir, à ce moment, les rédacteurs des contrats d’adhésion dans une situation privilégiée. Il a ajouté que dans nombre de cas ces derniers "ne poussent pas à l’extrême le droit qu’ils auraient de se prévaloir" de ces clauses draconiennes. Il est permis cependant de contester ce paternalisme commercial qui, de

204 Voir Jean-Louis BAUDOUIN, Pierre- Gabriel JOBIN et Nathalie VÉZINA, Les obligations, supra, note 34, p. 617. 205 Voir l’article 1893 C.c.Q. qui stipule qu’: « est sans effet la clause d'un bail portant sur un logement, qui déroge aux

dispositions de la présente section, à celles du deuxième alinéa de l'article 1854 ou à celles des articles 1856 à 1858, 1860 à 1863, 1865, 1866, 1868 à 1872, 1875, 1876 et 1883 ».

206 D’ailleurs, cet ordre public s’est largement développé dans les contrats caractérisés par la faiblesse d’une partie.

Voir Michelle CUMYN, « Les sanctions des lois d'ordre public touchant à la justice contractuelle: leurs finalités, leur efficacité », supra, note 52, 1; Didier LLUELLES et Benoit MOORE, Droit des obligations, supra, note 158, p. 1053-1063 et p. 1084-1100.

207 Il est vrai que la compagnie d’assurance a quelques fois recours à des experts et procède à des examens et autres

formes de vérification, cela ne réduit pas totalement l’aléa moral. En fait, l’assuré peut souvent être tenté de tirer avantage d’une meilleure connaissance de la nature et des caractéristiques du risque. Voir André BÉLANGER et Joelle MANEKENG TAWALI, « Au-delà de l'utilitarisme, le don plutôt que le relationnel dans le contrat d'assurance», (2009) 50 C. de D. 37-75.

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toute façon, aggrave l’infériorité de la partie la plus faible lors de la discussion d’un règlement amiable et qui, au surplus, ne joue guère lorsque les intérêts en jeu sont vraiment importants208.

C’est sur cette remarque que nous pouvons conclure, de l’analyse de l’origine, de l’étendue et de l’intensité de la vulnérabilité du contractant, que les causes de celle-ci lui sont à la fois internes et externes. Il est vrai que la vulnérabilité résultant de la société de consommation révèle davantage sa dimension collective. Nous y reviendrons dans la deuxième partie de notre étude. Dès à présent, notons que cette dernière influence la vulnérabilité du contractant saisie sur le plan individuel. D’ailleurs, les réponses offertes par le droit s’inscrivent pour une bonne part dans une perspective individualiste et volontariste. Avant d’aborder les techniques juridiques qui en ont résulté, il parait indispensable de prendre le pouls de l’impact de la notion de vulnérabilité sur les préceptes qui régissent cette vision du contrat209.

Section II L’influence de la vulnérabilité d’une partie sur la vision volontariste du contrat :