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3. LA GESTION DU BILINGUISME

3.1 Les conflits de langues dans le cerveau bilingue

3.1.1 Sélection des langues

Une des capacités les plus impressionnantes des bilingues est celle de pouvoir décider de la langue qu’ils désirent utiliser à un moment donné et de pouvoir à tout moment choisir de changer de langue.

Bien que, selon l’hypothèse admise par la plupart des linguistes, les différentes langues constituent des systèmes séparés, la faculté du bilingue de pouvoir sélectionner l’une ou l’autre de ses langues n’est en rien comparable à un interrupteur qui « activerait » la langue désirée et « désactiverait » la langue qui n’est pas utilisée. En effet, si le bilingue peut choisir la langue qu’il utilise, il ne peut jamais décider d’ignorer totalement son autre langue et ne peut en aucun cas décider de ne plus la comprendre. Des études récentes ont démontré que, en réalité, les langues du bilingue sont actives en permanence, aussi bien pendant la production que la compréhension, et que la seule intention de parler une langue ne suffit pas à éliminer d’office les mots de l’autre langue. Comme l’écrit Judith Kroll :

[…] the intention to speak one language only does not suffice to limit activation to alternatives in that language alone70.

Ainsi, ce n’est pas parce qu’un bilingue décide de n’employer qu’une seule de ses langues qu’il devient pour autant un monolingue. Comme le fait valoir François Grosjean dans le titre de l’un de ses articles, « le bilingue n’est pas deux monolingues en une personne »71.

70J. KROLL, « Language selection in bilingual speech : Evidence for Inhibitory Processes », in Acta Psychologica, 2008, p. 417. Voir aussi W. J. B. VAN HEUVEN et al., « Language Conflict in the Bilingual Brain », in Cerebral Cortex, 2008.

71F. GROSJEAN, « Neurolinguists, beware ! The bilingual is not two monolinguals in one person », in Brain and Language, 1989, n° 36, pp. 1-15.

3.1.2 Les modes de communication du bilingue

L’existence de plusieurs modes de communication chez les bilingues (bilingual’s language modes72) a été suggérée par le psycholinguiste François Grosjean en 199473. Selon son hypothèse, le comportement linguistique des bilingues varie en fonction de leur interlocuteur. En effet, si le bilingue se trouve face à une personne qui ne parle qu’une seule de ses deux langues, la langue qu’il est le seul à connaître va rester beaucoup moins active, car la probabilité qu’elle soit utilisée est faible. Au contraire, lorsque deux bilingues parlant les mêmes langues communiquent entre eux, les deux langues sont pratiquement aussi actives l’une que l’autre car elles ont toutes deux de fortes chances d’être employées, et à plus forte raison lorsqu’il s’agit de deux bilingues qui se connaissent et qui ont pour habitude de passer fréquemment d’une langue à l’autre. Nous consacrerons une section à ce phénomène, dit « switching »74. Le modèle des modes de communication part donc du principe que le cerveau tient principalement compte du contexte pour décider si l’une ou l’autre des langues connues doit être employée.

Selon la théorie des modes de communication, le bilingue évolue constamment le long d’une ligne dont les deux extrémités, que le bilingue n’atteint jamais, sont un mode monolingue et un mode bilingue. Le bilingue ne peut jamais être dans un mode exclusivement bilingue car il ne peut pas ignorer complètement la langue qu’il n’utilise pas.

Il ne se trouve jamais non plus dans un mode parfaitement bilingue puisque, même dans un contexte de switching, une langue sert toujours de base – ce qui n’empêche pas que celle-ci change au cours d’une conversation75. Les variations le long de la ligne des modes de

72Nous avons choisi de traduire la notion de language modes par « mode de communication » mais, à notre connaissance, l’auteur n’a pas proposé de traduction personnelle.

73Première utilisation de l’expression « language modes ». F. GROSJEAN, The Bilingual’s Language Modes,in One Mind, Two Languages: Bilingual Language Processing, 2001, p. 2.

74De l’anglais to switch: échanger, passer de l’un à l’autre. Les linguistes utilisent généralement la terminologie anglaise pour désigner ce phénomène.

75F. GROSJEAN, op. cit., pp. 3-4.

communication sont tout à fait personnelles : alors que certains se trouvent la plupart du temps en mode bilingue, comme les personnes vivant dans une communauté bilingue, d’autres restent pratiquement toujours en mode monolingue, comme les enfants d’immigrés qui parlent une de leurs langues à la maison et l’autre à l’école76.

La théorie des modes de communication de François Grosjean permet en partie d’expliquer comment le bilingue procède pour ne pas constamment confondre ses langues. Cependant, il ne s’agit que d’un cadre théorique, qui ne fournit pas d’explication concrète sur la manière dont le cerveau sélectionne les mots dans la bonne langue.

3.1.3 Mécanisme de sélection

Si l’on admet que les langues du bilingue sont actives en tout temps, et par conséquent constamment en concurrence, il est remarquable que les bilingues fassent si peu d’erreurs et que la langue non utilisée ne donne pas lieu à un plus grand nombre d’interférences.

Partant de cette constatation, les linguistes ont postulé l’existence d’un mécanisme permettant de limiter les conflits entre les langues du bilingue, sélectionnant les éléments dans la langue voulue et limitant l’activation de l’autre langue.

Le niveau auquel se situe le mécanisme de sélection est un sujet de débat parmi les linguistes. Certains soutiennent que le mécanisme est spécifique à la langue : bien que les alternatives dans les autres langues s’activent, elles sont immédiatement rejetées et le mécanisme de sélection effectue le choix lexical au niveau de la langue cible. D’autres estiment que la sélection s’opère à un niveau plus large et que toutes les entrées lexicales, quelle que soit leur langue, sont des candidats potentiels77. Le fait que les interférences entre langues surviennent de temps à autre chez les bilingues va dans le sens de la seconde

76Ibid., pp. 5-7.

77A. COSTA et al., « How Do Highly Proficient Bilinguals Control Their Lexicalization Process? Inhibitory and Language-Specific Selection Mechanisms Are Both Functional », in Journal of Experimental

Psychology: Learning, Memory and Cognition, 2005, p. 1057.

hypothèse. Une troisième hypothèse a été proposée par Albert Costa, qui suggère que les bilingues équilibrés utilisent un mécanisme de sélection spécifique, tandis que les bilingues dominants avec des connaissances limitées dans leur L2 recourent à d’autres stratégies d’inhibition qui se situent à un niveau plus large78.

Les chercheurs ont tenté de localiser ce mécanisme de sélection par des études utilisant l’imagerie médicale. Dans l’ensemble, les résultats indiquent que les zones du cortex préfrontal, du cortex cingulaire antérieur, du gyrus supramarginal ainsi que des ganglions de base s’activent lors d’exercices nécessitant une sélection lexicale (cf. annexes, figures O et P)79. Une étude a été menée afin de déterminer si les mêmes structures cérébrales étaient impliquées lors de choix lexicaux au sein d’une langue et lors de sélection interlinguistique80. Selon les résultats obtenus, les régions activées sont partiellement les mêmes.

3.1.4 Inhibition et activation

Quel que soit le modèle de sélection adopté, l’emploi d’un mot implique nécessairement que les alternatives soient au préalable éliminées. Une alternative peut être aussi bien une traduction du mot recherché qu’un synonyme, ou tout autre élément qui, par sa proximité (sémantique, phonétique, morphologique ou autre) pourrait entrer en compétition avec le mot choisi. En 1986, le linguiste David Green a élaboré le modèle dit du contrôle et de l’inhibition (Inhibitory Control Model) selon lequel les concurrents du terme employé sont également activés lors du processus de recherche lexicale et doivent être inhibés pour ne pas causer d’interférences81.

78Ibid., p. 1070.

79J. ABUTALEBI et al., « Language Control and Lexical Competition in Bilinguals : An Event-Related fMRI Study», in Cerebral Cortex, 2008, p. 1497.

80Ibid.

81D. GREEN, « Control, activation and resource : a framework and a model for the control of speech and bilinguals », in Brain and Language, 1986.

L’hypothèse du seuil d’activation (The Activation Threshold Hypothesis), développée par Michel Paradis, permet de mieux comprendre le fonctionnement des processus d’activation et d’inhibition82. Cette théorie s’applique aux mécanismes cognitifs en général mais peut être adaptée au langage en particulier. Au niveau neurologique, nous avons vu que chaque élément appris par le cerveau correspond à un schéma de connexion entre un nombre déterminé de neurones. Selon l’hypothèse de Paradis, chaque mot a un seuil d’activation qui correspond à son accessibilité. Autrement dit, plus le seuil d’activation d’un mot est bas, plus il sera facile à sélectionner. Par opposition, plus le seuil est élevé, plus le cerveau devra faire d’efforts pour le retrouver. Comme nous l’avons vu, l’association de neurones correspondant à un mot est renforcée lorsque celui-ci est fréquemment utilisé :

[…] the availability of an item is a function of the frequency and recency of its activation83.

En termes de seuil d’activation, cela signifie que les mots qui font partie du langage courant d’un individu ont un seuil d’activation plus bas que les autres.

Le seuil d’activation d’un mot n’est pas fixe et peut être à tout moment relevé ou abaissé.

Ainsi, lorsque le bilingue utilise une de ses langues, le seuil d’activation de l’autre langue est automatiquement relevé, rendant son accès plus difficile. De même, lors du processus de sélection, les concurrents du mot recherché doivent être inhibés ; leur seuil d’activation va donc être temporairement relevé pour limiter les interférences. Il faut également établir une distinction entre production et compréhension. Toute personne ayant appris une langue étrangère a pu constater que la compréhension demande moins d’efforts que la production.

On peut donc postuler l’existence de deux seuils d’activation pour chaque élément lexical.

Bien qu’ils soient liés l’un à l’autre, le seuil de la production se trouve en dessus de celui de la compréhension.

82M. PARADIS, op. cit., pp. 28-30.

83Ibid., p. 28.

On a également pu constater que l’activité des zones impliquées dans le processus de sélection est plus intense lorsque le bilingue s’exprime dans sa langue la plus faible84. Ce phénomène peut être expliqué par le fait que l’inhibition de la langue dominante nécessite un plus grand effort car son seuil d’activation est plus bas. Fait intéressant, une étude récente a établi que des étudiants en langue en immersion dans un pays n’étaient pas aussi sujets aux interférences avec leur langue maternelle que des étudiants apprenant une langue étrangère dans un cadre habituel. Cette constatation donne à penser que, lorsque la langue dominante est inhibée de manière continue pendant un temps relativement long, les efforts pour la réactiver sont plus importants85.

3.1.5 Le switching

Dans le cadre du bilinguisme, le switching consiste à alterner l’utilisation de deux langues.

C’est une pratique bien connue des membres de communautés bilingues. Le switching est employé principalement à l’oral et peut intervenir aussi bien entre deux sujets de conversation, entre deux phrases ou à l’intérieur même d’une phrase. Dans ce dernier cas, le switching est soumis à certaines règles afin que les structures syntaxiques des deux langues soient respectées86. Il va sans dire que le mécanisme de sélection joue un rôle primordial dans le switching. C’est pourquoi cette pratique linguistique a été largement mise à profit par les chercheurs pour étudier le fonctionnement du mécanisme de sélection, par exemple en comparant les résultats de tests où les bilingues doivent nommer des objets, soit dans une seule de leur langue, soit en changeant de langue selon les instructions données.

84Ibid. p. 1504.

85 J. KROLL et al., op. cit., p. 15.

86 Pour plus de précisions sur le sujet, voir C. MYERS-SCOTTON et J. L. JAKE, « Explaining Aspects of Code-Switching and Their Implications », in One Mind, Two Languages: Bilingual Language Processing, pp. 84-116.

Lorsque deux bilingues conversent en recourant au switching, le seuil d’activation de leurs deux langues est abaissé, bien qu’une langue soit toujours la langue de base, ou langue matrice, comme le prédit la théorie des modes de communication de Grosjean. On peut donc supposer que les bilingues qui utilisent souvent le switching doivent faire des efforts plus importants pour inhiber une de leurs langues lorsqu’ils parlent avec un monolingue ou se trouvent dans un contexte qui n’autorise pas le switching.

Des études ont montré que, dans un contexte bilingue, les sujets devaient faire plus d’efforts pour passer de leur langue la plus faible à leur langue dominante que l’inverse87. Ce résultat, qui peut sembler paradoxal au premier abord, reflète le fait que la L1 doit être plus fortement inhibée que la L2, rendant le switching en sens inverse plus difficile.

Toutefois, une étude récente, dont les participants étaient des bilingues dominants ayant l’habitude d’utiliser leurs deux langues en alternance, a suggéré que le mécanisme de sélection pouvait être « entraîné » au switching88. En effet, les sujets ne présentaient plus l’asymétrie attendue au niveau du switching, remettant en cause les conclusions de Costa, qui pensait que seuls les bilingues équilibrés et avancés mettaient en place un mécanisme de sélection leur facilitant le switching89.

Parmi les troubles du langage qui peuvent être causés par une lésion cérébrale chez les bilingues, on trouve des cas de switching incontrôlé, mais aussi de mixing, qui consiste à mêler plusieurs langues sans en respecter les règles90. Un des autres troubles liés au mécanisme de sélection et l’antagonisme alterné, lors duquel le patient est incapable de passer d’une langue à l’autre et ne peut donc parler qu’une seule de ses langues, par

87 J. Kroll et al. (en preparation), citée d’après J. KROLL, et K. VERHOEF et al., « Role of Inhibition in Language Switching: Evidence from Event-Related Brain Potentials in Overt Picture Naming », in Cognition, 2009, p. 84.

88 I. K. CHRISTOFFELS et al., « Bilingual Language Control : An Event-Related Brain Potential Study », in Brain Research, 2007, p. 201.

89A. COSTA et al., op. cit., p. 1070.

90F. FABBRO, The Neurolinguistics of Bilingualism, pp. 143-157.

périodes alternées91. L’étude de ces troubles a aidé les chercheurs à identifier la localisation des structures cérébrales impliquées dans le processus de sélection des langues92.