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5. PROPOSITIONS D’APPLICATION A LA TRADUCTION

5.1 Constatations d’ordre général

Après avoir donné un aperçu des connaissances actuelles sur le fonctionnement du cerveau bilingue et les mécanismes qu’il met en œuvre pour gérer la présence de plusieurs langues, nous allons tenter de formuler quelques conclusions relatives à la traduction, notamment en proposant des éléments qui pourraient être pris en compte pour la formation à la traduction.

Rappelons d’abord que, si les langues constituent des systèmes séparés dans le cerveau bilingue, elles y sont néanmoins activées en permanence et y exercent une influence constante les unes sur les autres. Cette influence peut être plus ou moins forte en fonction, notamment, de la différence de niveau de compétence entre les deux langues et des modalités d’acquisition de la deuxième langue. Pour le traducteur, cette influence interlinguistique peut poser problème, car elle risque de donner lieu à des interférences, qui peuvent nuire à la qualité de la traduction. Ces interférences ne sont pas uniquement d’ordre linguistique mais peuvent aussi agir sur les concepts, puisque le bilingue possède un seul système conceptuel, commun à ses différentes langues.

En outre, nous avons pu constater que les habitudes linguistiques d’un bilingue peuvent influencer son bilinguisme. De ce fait, nous supposons que ses habitudes linguistiques peuvent également agir sur sa capacité de traduire. Si l’on reprend la théorie des modes de communication de Grosjean, les bilingues ont plus ou moins l’habitude de se déplacer le long de la ligne des modes de communication, pour se rapprocher du mode bilingue ou du mode monolingue. A priori, on peut donc supposer qu’un bilingue ayant pour habitude de naviguer entre les deux modes serait avantagé pour apprendre la traduction. Cependant, la situation est un peu plus complexe. Il ne suffit pas de se trouver en mode bilingue pour pouvoir traduire. En effet, pour traduire, il faut non seulement pouvoir activer la

compréhension des deux langues, mais aussi inhiber la production de la langue source, comme l’illustre le schéma ci-contre.

Toutes les pratiques engendrant l’activation simultanée de deux langues n’ont donc pas un effet positif sur l’apprentissage de la traduction. La pratique régulière du switching, par exemple,

pourrait rendre l’apprentissage de la traduction plus difficile pour le bilingue, car elle lui donne l’habitude de passer d’une langue à l’autre en utilisant les termes et structures qui sont le plus facilement accessibles pour lui, et ce indépendamment de la langue. Nous pouvons donc supposer que le bilingue qui pratique régulièrement le switching dans sa vie de tous les jours peut rencontrer davantage de difficultés à réaliser l’exercice d’inhibition que requiert la traduction. En revanche, le fait de régulièrement servir d’interprète pour des proches permettrait d’entraîner le bilingue à simultanément abaisser le taux de compréhension et relever le taux de production de la langue source, le préparant à la traduction professionnelle. Cependant, cette pratique peut également représenter un désavantage si le bilingue se contente de produire des traductions approximatives, à seule visée communicative. Il est indispensable, dès le départ, de prendre l’habitude de traduire

« correctement », faute de quoi l’étudiant serait par la suite contraint de « corriger » d’éventuelles connexions interlinguistiques inexactes pour éviter les erreurs de traduction.

Nous avons en effet vu que la pratique de la traduction permet d’établir et de renforcer les connexions interlinguistiques entre les éléments d’une langue et ceux qui leur sont associés

Figure K : la position du traducteur le long de la ligne des modes de communication

source : F. GROSJEAN, « The Bilingual’s Languages Modes », in One Mind, Two Languages : Bilingual Language Processing, p.20.

dans une autre langue. Plus une connexion est sollicitée, plus elle se renforce. À l’inverse, une connexion qui est peu utilisée s’efface et finit par disparaître. Cette réalité biologique nous permet de parvenir à une conclusion toute simple : pour apprendre à traduire, il faut traduire ! Au premier abord, cette conclusion peut sembler être une évidence, mais lorsque l’on observe le cursus de formation des traducteurs, on constate qu’elle n’est pas toujours appliquée et que le temps passé à traduire dans le cadre des études de traduction reste souvent relativement faible.

Les connaissance relatives au mécanisme de traduction restent encore limitées mais ne devraient pas pour autant être négligées. Des expériences manquent encore pour établir avec certitude que les hypothèses avancées par les chercheurs sont fondées. Néanmoins, ces connaissances ne doivent pas être perdues du vue car elles pourraient, dans un futur proche, permettre de développer de nouvelles méthodes et exercices d’apprentissage de la traduction. Par exemple, nous avons vu qu’il est probable que la reformulation utilise un processus proche de la traduction ou que la sélection interlinguistique et infralinguistique sollicitent certaines zones identiques. Autrement dit, le mécanisme permettant de sélectionner un mot dans une langue plutôt que dans une autre serait similaire à celui qui s’active pour choisir entre différents mots d’une même langue, par exemple entre plusieurs synonymes.

5.2 Traduction et acquisition de la L2

Nous avons précédemment distingué deux types de bilingues en utilisant le critère de l’âge d’acquisition de la L2. Si les scientifiques peinent à s’accorder sur l’âge exact de transition entre ces deux catégories, nous pouvons dire qu’il se situe au cours des premières années de scolarité obligatoire de l’enfant. Les bilingues précoces acquièrent donc généralement

leurs deux langues de manière quasiment simultanée, ou du moins sont en contact avec leur L2 avant leur scolarisation. Au contraire, les bilingues tardifs commencent à apprendre leur L2 en cours de scolarité ou à l’âge adulte. Le bilinguisme précoce va donc nécessairement de pair avec un premier apprentissage naturel de la langue. L’enfant étant en contact avec la L2 dès sa naissance ou au cours de ses premières années de vie, il l’apprend tout d’abord de manière instinctive, en même temps qu’il apprend à parler. Bien que le bilingue précoce étudie nécessairement une de ses langues dans le cadre scolaire, l’apprentissage formel de l’autre langue peut énormément varier d’un individu à l’autre. Il arrive également que les bilingues tardifs apprennent leur L2 de manière naturelle mais, dans la majorité des cas, ils suivent le parcours inverse des bilingues précoces, commençant par étudier les bases de la L2 dans un cadre formel et ne faisant que la perfectionner dans un environnement naturel. Dans tous les cas, la situation n’est pas exactement la même puisque, chez les bilingues tardifs, l’apprentissage de la L2 débute alors que la que la L1 est déjà relativement bien maîtrisée. Nous avons d’ailleurs vu que certains scientifiques estimaient que les écarts dans l’âge d’acquisition pouvaient jouer un rôle sur la formation des structures cérébrales liées au langage.

Voyons à présent quel rôle ces différences peuvent avoir en traduction. Nous avons vu plus haut que l’apprentissage naturel débouche sur une plus grande utilisation de la mémoire implicite, tandis que l’apprentissage formel développe principalement la mémoire explicite.

Cette distinction peut avoir son importance lorsque le bilingue traduit. Pour pouvoir bien traduire, il est indispensable de pouvoir identifier les différences qui existent entre les langues. Or, pour y parvenir, il est important de comprendre le fonctionnement de la langue et de ne pas l’utiliser de manière exclusivement instinctive. Le bilingue précoce pourrait donc être légèrement désavantagé à ce niveau là. Pour remédier à cet inconvénient, il est donc recommandable que le bilingue précoce se destinant à la traduction suive une

formation dans ses deux langues – comme le font la plupart des bilingues tardifs – de manière à développer sa mémoire explicite.

Nous avons constaté que les modalités d’apprentissage jouaient un rôle important sur la formation des concepts et, par conséquent, sur la présence d’interférences conceptuelles. Si l’interférence d’ordre linguistique est relativement facile à repérer dans une traduction – étant donné que, dans la plupart des cas, elle donne lieu à des erreurs de langue qui seront presque toujours corrigées, que ce soit par le traducteur lui-même ou par un réviseur –, l’interférence conceptuelle peut poser beaucoup plus de problèmes au traducteur car elle risque de donner lieu à des faux-sens, voire à des contre-sens, qui pourraient passer inaperçus lors de la relecture. Nous avons vu que la formation des concepts de la L2 pouvait difficilement se faire dans une salle de classe. C’est à force d’être confronté à un concept dans différents contextes que l’étudiant parvient le mieux à l’assimiler et à saisir les nuances conceptuelles que les natifs perçoivent mais ne peuvent pas nécessairement expliquer. Là encore, les différents degrés d’utilisation des mémoires implicite et explicite ont leur importance, puisque les concepts sollicitent particulièrement la mémoire implicite.

Nous pouvons en conclure qu’un apprentissage exclusivement formel de la L2 peut porter préjudice à la qualité des traductions.

En conclusion, nous pouvons dire que l’âge d’acquisition de la L2 n’a qu’une influence indirecte sur les compétences traductionnelles puisque c’est avant tout le contexte d’acquisition qui joue un rôle sur le cerveau du bilingue. Bien que l’acquisition naturelle d’une langue puisse avoir des avantages pour la traduction, telle qu’une meilleure assimilation des concepts de la L2, elle devrait être associée à un apprentissage formel qui permet de prendre conscience du fonctionnement de la langue et de repérer les différences entre les langues. À l’inverse, un apprentissage exclusivement formel de la L2 n’est pas non plus approprié, puisqu’il ne permet pas d’intégrer toutes les nuances conceptuelles de

la L2. Les étudiants apprenant leur langue dans un cadre formel devraient donc effectuer au moins un séjour d’une certaine durée dans un pays de L2 et entretenir des contacts réguliers avec des locuteurs natifs pour éviter de rencontrer trop de problèmes de traduction liés à des interférences conceptuelles dans leur processus de compréhension de la L2.

5.3 Traduction et niveau de compétence

La majorité des personnes pensent qu’être bilingue équilibré représente un atout pour la traduction et que la formation à la traduction ne représente qu’une formalité pour ce type de bilingue. Toutefois, les bilingues équilibrés aspirant à la profession de traducteur sont généralement bien vite détrompés par leurs professeurs. Ceux-ci, se fondant sur leur expérience de l’enseignement de la traduction, ont généralement constaté que les bilingues équilibrés n’avaient pas plus de facilité que les autres étudiants, et rencontraient même souvent plus de difficultés. Les connaissances exposées tout au long de ce travail nous permettent de mieux expliquer ce phénomène.

Tout d’abord, comme nous l’avons expliqué précédemment, le fait d’avoir une maîtrise élevée de deux langues ne signifie pas savoir traduire. Les bilingues équilibrés ne sont donc pas particulièrement avantagés sur ce point. Là où le bilingue équilibré peut avoir un avantage sur le bilingue dominant, c’est au niveau de la compréhension. Il est évident qu’une maîtrise suffisante de la langue source est essentielle en traduction, car une incompréhension du texte de départ peut nuire à la qualité de la traduction, quelle que soit la maîtrise de la langue d’arrivée. Toutefois, cet avantage reste relatif car le traducteur peut à tout moment remédier à cette incompréhension en s’aidant de différentes ressources, telles que les dictionnaires, les glossaires et les forums, dont l’accès est de plus en plus facile et rapide grâce au développement des ressources électroniques. Dans ce sens, les

bilingues équilibrés auraient avantage à se tourner vers l’interprétation, qui n’est pas accessible à la majorité des bilingues car elle demande une maîtrise très élevée des deux langues, l’interprète n’ayant pratiquement pas la possibilité d’effectuer de recherches.

Comme nous l’avons expliqué, la maîtrise des langues est en évolution constante. Elle peut se renforcer ou, à l’inverse, diminuer lorsque les langues ne sont pas utilisées. Ainsi, une L1 peut devenir une L2 et vice-versa. À notre sens, ce point n’est pas assez pris en compte par les traducteurs et devrait être davantage évoqué par les professeurs de traduction. En effet, cette détérioration des connaissances peut représenter un handicap pour le traducteur, même lorsque celui-ci est chevronné. Pour ce qui est de la langue source, le problème se pose peu : d’une part, la compréhension demande moins d’efforts que la production et, d’autre part, le traducteur l’exerce continuellement à travers son travail. C’est au niveau de la langue cible que le traducteur peut rencontrer des problèmes. Le métier de traducteur présente l’avantage de pouvoir être exercé à distance, grâce aux technologies informatiques.

Il est donc tout à fait envisageable qu’un traducteur s’installe dans un pays où sa L1 n’est pas parlée. Compte tenu de ce que nous avons appris au sujet de la mémoire des langues, nous estimons que cette situation devrait être évitée, à moins que le traducteur ne soit entouré d’une large communauté partageant sa langue maternelle. En effet, en ne pratiquant sa langue qu’à travers son travail, le traducteur risque d’en perdre peu à peu la maîtrise. Certes, il l’utilise quotidiennement, mais, s’il n’est pas régulièrement en contact avec d’autres natifs, il risque de ne plus être en mesure de reconnaître et corriger ses erreurs et de ne pas tenir compte de l’évolution de sa langue. De plus, il est possible que la langue qu’il pratique le plus couramment devienne plus forte que sa L1 et provoque de plus en plus d’interférences dans le processus de traduction.

En effet, nous avons vu que plus la L2 est forte, plus son influence sur la L1 est importante.

La figure ci-dessous permet de mieux se rendre compte de la position des bilingues

dominants et des bilingues équilibrés vis-à-vis de l’influence interlinguistique et des interférences qui en découlent.

Une maîtrise comparable des deux langues implique donc que le traducteur doit faire davantage d’efforts pour inhiber la langue source.

En résumé, en traduction, le niveau de compétence de la langue source doit être assez élevé pour garantir une bonne compréhension, mais ne doit pas être aussi élevé que celui de la langue cible, le traducteur ayant toujours des ressources à disposition. Une compétence comparable entre la langue source et la langue cible peut augmenter les interférences dans la traduction et rendre le processus de traduction plus difficile.

Figure L : courbe indicative de l’influence interlinguistique en fonction du niveau de compétence

équilibrés dominants

influence de la L1 sur la L2

influence

inter-linguistique

influence de la L2 sur la L1

niveau de compétence en L1 niveau de compétence en L2

5.4 Le sens de la traduction

Pour un bilingue, le sens de la traduction (L1 vers L2 ou L2 vers L1) a une importance fondamentale, d’autant plus lorsque le bilingue est dominant. On distingue ainsi la traduction active, qui part de la L1 pour aller vers la L2, et la traduction passive, qui effectue le transfert dans le sens inverse. Tout bilingue peut aisément constater qu’il est plus difficile de traduire d’une langue plus forte vers une langue plus faible que le contraire.

Cela découle principalement du fait qu’une connaissance moindre de la langue de rédaction peut donner lieu à des erreurs de langue et à des imprécisions, dues notamment à une maîtrise imparfaite du vocabulaire, de la syntaxe ou des collocations. Par conséquent, les traducteurs sont généralement formés à la traduction passive. Cependant, la maîtrise de la langue de rédaction n’est pas la seule raison qui pousse à privilégier la traduction passive. Comme nous l’avons vu, la langue la plus forte exerce généralement une plus grande influence sur la langue faible que l’inverse. On peut donc s’attendre à trouver un plus grand nombre d’interférences dans une traduction active que dans une traduction passive.

Une étude a confirmé que, plus le niveau de compétence du bilingue en L2 était élevé, plus la différence de temps et d’exactitude entre une traduction active et une traduction passive diminuait120. Néanmoins, les résultats indiquent que, même chez les bilingues ayant un niveau élevé de compétence, une différence subsiste. C’est pour cette raison que les étudiants doivent impérativement établir avec certitude quelle est leur langue la plus forte avant de se lancer dans des études de traduction. Le sens de la traduction étant particulièrement important pour les bilingues dominants, ceux-ci ne devraient pas être amenés à traduire vers leur L2, à moins que cela soit dans le cadre d’un exercice visant à

120 J. KROLL et al., « Bilingual Word Naming and Translation : The Role of Experience and Cognitive Skill in Developing Proficiency in a Second Language », étude non publiée, 1998, citée d’après J. KROLL et N. TOKOWICZ.

améliorer leurs compétences de L2 ou lorsque la traduction a pour seul objectif de donner une idée du contenu du texte. Malheureusement, dans la pratique, il arrive que ce principe ne soit pas respecté.

L’importance du sens de la traduction peut en outre être justifiée par la théorie du seuil d’activation de Michel Paradis, qui établit qu’il existe deux seuils d’activation correspondant respectivement à la production et à la compréhension – le seuil de la production étant généralement plus élevé que celui de la compréhension. Puisque la traduction implique d’abaisser le seuil d’activation de la compréhension dans la langue source et celui de la production dans la langue cible, il est logique que la traduction de la langue la plus faible vers la langue la plus forte pose moins de problèmes que l’inverse.

Chez un bilingue dominant, le seuil de la production en L1 est naturellement plus bas que celui de la production en L2. Les efforts à fournir pour traduire dans ce sens sont donc beaucoup moins importants.

Enfin, une dernière hypothèse joue en faveur d’une plus grande aisance en traduction passive. Nous avons vu que les psycholinguistes estimaient que l’apprentissage d’une nouvelle langue passait par un processus de traduction inconscient. Cette formation inconsciente à la traduction passive pourrait donc aider le cerveau à réaliser par la suite des traductions dans ce sens. Cette hypothèse ne s’applique bien entendu pas aux bilingues précoces, qui ne sont pas passés par l’étape où la L1 fait office d’intermédiaire.

Les bilingues équilibrés sont moins sensibles au sens de la traduction. En réalité, pour ce type de bilingue, il est difficile de distinguer la traduction active de la traduction passive, aucune des langues n’étant sensiblement plus forte. Les bilingues équilibrés sont donc avantagés lorsqu’il s’agit d’effectuer des traductions dans les deux sens. Nous en revenons donc à leur avantage à se destiner à l’interprétation, puisque les interprètes peuvent être amenés à interpréter dans les deux sens, notamment lors de l’interprétation dite de liaison

(l’interprète fait office de lien entre deux ou plusieurs personnes qui ne parlent pas la même langue). Néanmoins, ils ne doivent pas perdre de vue que savoir traduire dans un sens ne revient pas à savoir traduire dans les deux sens. Si l’exercice de la traduction peut faciliter le processus dans son ensemble, le fait de renforcer les connexions linguistiques dans un sens n’implique pas que celles-ci vont être automatiquement renforcées de manière égale dans les deux sens. Ainsi, même les bilingues équilibrés obtiennent de meilleurs résultats lorsqu’ils traduisent dans le sens où ils sont le mieux entraînés.

Bon nombre des écoles de traduction proposent des cours de traduction vers les langues

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