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2. LE BILINGUISME

2.1 Définition du bilinguisme

Avant tout chose, il nous semble indispensable de définir ce que nous entendons par le terme « bilinguisme ». Cette notion peut en effet désigner un large éventail de capacités linguistiques. Dans l’esprit collectif, le bilingue est une personne qui maîtrise parfaitement deux langues (ou plus). Cependant, cette définition n’apporte aucune clarification si l’on ne répond pas préalablement à la question suivante : qu’est-ce que la maîtrise parfaite d’une langue ? Il va sans dire que, dans le sens strict du terme, la maîtrise « parfaite » d’une langue ne peut jamais être atteinte. On a donc tendance à considérer que la maîtrise de la langue maternelle correspond à une maîtrise parfaite de la langue. Pourtant, là encore, il subsiste des différences considérables entre locuteurs d’une même langue. De plus, la notion de langue maternelle n’est elle non plus pas clairement définie. Dans un contexte unilingue, il s’agit de la première langue apprise par un enfant, qui correspond généralement à la langue parlée par les parents. Dans un contexte plurilingue, la distinction entre langue maternelle et langue seconde est plus difficile à établir et plusieurs questions doivent préalablement être examinées. Peut-on avoir plusieurs langues maternelles ? Le cas échéant, comment établir les critères pour déterminer si une langue peut être considérée comme une langue maternelle (degré d’exposition, âge d’apprentissage, maîtrise et ainsi de suite) ? Comme nous pouvons le constater, il n’est pas si aisé de donner une définition du bilinguisme.

Tout au long du XXe siècle, les bilingues étaient considérés comme des cas d’exception et, aujourd’hui encore, beaucoup sont convaincus qu’ils ne représentent qu’une minorité de la population. Pourtant, en 1982, le psycholinguiste François Grosjean estimait que les

bilingues constituaient déjà plus de 50% de la population29. Or, en tenant compte de facteurs tels que la mondialisation et le brassage des cultures, on peut sans risque affirmer que cette proportion n’a fait qu’augmenter depuis. Comment peut-on expliquer une telle divergence de point de vue ? Tout d’abord, par l’absence de définition précise de la notion de bilinguisme, précédemment évoquée. La deuxième explication est d’ordre politique30. En effet, dans l’esprit collectif, la notion de langue est trop souvent rattachée à celle d’État et le rôle des langues non officielles, autrement dit des dialectes, est souvent minimisé sous bien des aspects. Le bilinguisme en est un exemple car on oublie souvent que les personnes parlant une langue et un dialecte, voire deux dialectes, sont des bilingues au même titre que les autres. Enfin, dans le domaine médical, les études de cas d’aphasie chez des sujets bilingues n’ont pendant longtemps constitué qu’une très faible proportion des cas étudiés.

L’explication est simple : bien souvent, les neurologues ne prenaient pas la peine de se renseigner sur le passé linguistique de leurs patients et partaient du principe que ces derniers parlaient uniquement la langue du milieu hospitalier dans lequel ils étaient soignés, s’ils ne manifestaient pas de signes permettant de supposer qu’ils avaient, ou du moins avaient eu, des connaissances dans d’autres langues. Ainsi, de nombreux patients présentés comme des monolingues dans les études sur l’aphasie étaient sans doute des bilingues

« passés inaperçus ».

Aujourd’hui, les neurologues sont conscients que la réalité est tout autre puisque les bilingues semblent être devenus la norme plutôt que l’exception. Preuve en sont les difficultés rencontrées par les chercheurs pour trouver de « vrais » monolingues pour participer à leurs études comparatives31.

29F. GROSJEAN, Life with Two Languages: An Introduction to Bilingualism, 1982, cité d’après F. FABBRO.

30Explication proposée par F. FABBRO, op. cit., chapitre 11.

31F. FABBRO, op. cit., p. 105.

Les linguistes ne s’accordant pas toujours sur la définition du bilinguisme, ils ont distingué différents types de bilingues en se basant sur divers critères. Une des distinctions que l’on retrouve le plus souvent dans la littérature tient compte de l’âge d’apprentissage de la langue seconde (L2). Elle suppose l’existence d’un âge critique qui constituerait la limite entre deux types de bilingues : les bilingues « précoces » ou « naturels » (early bilinguals en anglais) et les bilingues « tardifs » (late bilinguals en anglais)32. La section qui suit sera consacrée à cette distinction. Un autre critère est celui du niveau de compétence de la L233. Ainsi, les bilingues « équilibrés » (balanced bilinguals) maîtrisent leur L2 aussi bien que leur langue maternelle (L1) tandis que les bilingues « dominants » (dominant bilinguals) ont une langue plus forte que l’autre34. Naturellement, un bilingue ne peut jamais avoir un niveau de compétence strictement identique dans deux langues : d’une part, du fait des différences qui existent entre les langues et, d’autre part, parce que ses compétences évoluent constamment. Lorsque l’on parle de bilingues équilibrés, il s’agit donc de bilingues ayant une maîtrise comparable de leurs deux langues et qui ont généralement eux-mêmes le sentiment d’avoir un niveau « égal » dans leurs deux langues.

D’autres critères, tels que le degré d’exposition, le contexte d’apprentissage, la connaissance de la culture ou la proximité des langues peuvent être appliqués pour classifier les différents types de bilingues et déterminer les personnes qui ne le sont pas.

Toutefois, notre objectif ici n’est pas de dresser une liste de tous les types de bilingues mais bien de montrer que le bilinguisme est une réalité plus complexe qu’il n’y paraît et dont les limites ne sont pas toujours bien définies.

32Ibid., p. 107.

33 Tout comme la notion de « bilinguisme », le « niveau de compétence » est une notion extrêmement large et variable qui doit prendre en compte de nombreux éléments. La maîtrise d’une langue varie sensiblement d’un individu à l’autre et ne peut être évaluée avec exactitude et de manière objective.

Dans notre travail, lorsque nous utilisons l’expression « niveau de compétence », il ne s’agit pas du niveau de compétence en soi mais du niveau de maîtrise de la L2 comparé à celui de la L1.

34F. FABBRO, op. cit., p. 107.

Si certains ont une vision très restreinte du bilinguisme, estimant que seuls les individus qui ont été dès leur naissance en contact avec deux langues et en ont une maîtrise comparable –autrement dit les bilingues précoces et équilibrés – peuvent être considérés comme tels, pour d’autres, le seul fait d’avoir des connaissances dans plusieurs langues est synonyme de bilinguisme. Citons par exemple la linguiste américaine Carol Myers-Scotton, pour qui une personne capable de tenir une conversation limitée dans plusieurs langues peut être considérée comme bilingue :

We’ll say that bilingualism is the ability to use two or more languages sufficiently to carry on a limited casual conversation35.

Comme nous l’avons vu, il n’existe pas de définition unique du bilinguisme. Dans notre travail, nous désignerons par le terme « bilingue » toute personne pouvant comprendre deux langues et s’exprimer avec aisance dans celles-ci. Cette définition exclut les personnes qui n’ont que des connaissances limitées dans une seconde langue et reste assez large pour inclure l’ensemble des sujets qui nous intéressent particulièrement, c’est-à-dire toutes les personnes qui exercent la traduction ou se destinent à l’exercer.

Par définition, le « bilinguisme » implique la présence de deux langues, par opposition au

« multilinguisme » ou « plurilinguisme », qui se rapporte à plusieurs langues. Bien que nous étudions la « cohabitation » de deux langues dans le cerveau, nous partons du principe que celui-ci fonctionne de la même manière pour une troisième ou quatrième langue (et ainsi de suite). Aussi, lorsque nous parlons de « bilingues », faisons-nous par extension allusion aux trilingues, quadrilingues etc.

35C. MYERS-SCOTTON, Multiple Voices. An Introduction to bilingualism, 2006, citée d’après M. MARIANI.