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3. LA GESTION DU BILINGUISME

3.2 La traduction

3.2.1 Le cas du traducteur-interprète

Avant tout, il nous faut préciser que, tout au long de la partie consacrée à la traduction, nous allons utiliser ce terme dans sa définition la plus large, autrement dit en incluant l’interprétation. S’il est évident que ces deux exercices constituent deux processus distincts dans le cerveau du bilingue, ils ne différent pas sur le point qui nous intéresse : le transfert d’un message d’une langue à l’autre.

Certes, il est indispensable de connaître au moins deux langues pour pouvoir traduire d’une langue à une autre, mais être bilingue ne signifie pas pour autant savoir traduire. Le traducteur professionnel doit tenir compte d’innombrables facteurs, tels que les différences culturelles, l’objectif de la traduction ou son destinataire, et doit avoir une connaissance avancée de la langue source ainsi qu’une excellente maîtrise de la langue cible. Une grande part des bilingues ne doivent que rarement se prêter à cet exercice et il arrive que certains locuteurs, bien que très à l’aise dans leurs deux langues, rencontrent des difficultés lorsqu’il s’agit de traduire. Cependant, la traduction n’est pas réservée aux initiés.

Nombreux sont ceux qui la pratiquent de manière non professionnelle, à commencer par les enfants d’immigrés qui font souvent office d’interprètes pour leurs parents lorsque ceux-ci ont une connaissance plus limitée de la langue du pays d’accueil. Ainsi, si la

91Ibid., pp. 159-164.

92J. ABUTALEBI, op. cit., pp. 1496-1497.

formation à la traduction permet d’améliorer la qualité du processus ainsi que la productivité du traducteur, nous pouvons sans risque avancer que tout bilingue dispose des outils lui permettant de mener à bien une telle opération.

Le cas du traducteur-interprète est des plus intéressants pour les neurolinguistes. À ce stade de notre travail, nous pouvons nous rendre compte que le fonctionnement des langues dans le cerveau est extrêmement complexe : le cerveau du bilingue doit mettre en œuvre des mécanismes très élaborés pour parvenir à séparer ses langues ou pour passer de l’une à l’autre. La traduction apparaît donc comme une opération particulièrement délicate. Laura Salmon va même jusqu’à la considérer comme « l’opération intellectuelle la plus complexe de l’univers»93.

Si les étudiants recourent à la traduction de manière inconsciente lors de l’apprentissage d’une langue (cf. section 3.3.2), les bilingues, quel que soit leur niveau, doivent former leur cerveau pour pouvoir effectuer cette opération sur demande. Parvenir à reproduire avec exactitude un message dans une autre langue est un exercice difficile, qui requiert un certain entraînement. Dans le cerveau, cet entraînement revient à former et renforcer les connexions neurales entre les équivalents des différentes langues afin de créer un

« hypertexte bilingue »94. Comme nous l’avons vu précédemment, c’est à force de répétition que les connexions correspondant à un mot se renforcent. Par ailleurs, le cerveau travaille en établissant des connexions entre les termes, concepts, expressions etc. qui ont entre eux un lien quelconque, afin de pouvoir mieux les mémoriser. La formation à la traduction diffère donc relativement peu du processus d’assimilation de nouvelles connaissances. La différence est simplement que les connexions établies et renforcées se situent entre des mots de langues différentes. Comme pour l’acquisition d’un nouveau mot, le renforcement de ces connexions permet une automatisation du processus qui débouche

93 L. SALMON, Bilinguismo e traduzione : dalle neurolinguistica alla didattica delle lingue, 2008, p.79.

94Ibid. , p. 82

sur une plus grande rapidité et une plus grande aisance dans le processus de traduction. En conclusion, nous pouvons dire que la différence entre le cerveau du traducteur et celui des autres bilingues tient à ce que les connexions interlinguistiques du traducteur sont plus importantes, et à plus forte raison si celui-ci a des années de pratique derrière lui.

3.2.2 Existence supposée d’un mécanisme de traduction

Les neurolinguistes se sont demandé s’il existait dans le cerveau un mécanisme propre à la traduction. Comme nous l’avons vu, la pratique de la traduction ne nécessite pas forcément de formation. Puisque les enfants ne naissent pas bilingues, nous pouvons raisonnablement supposer que, s’il existe un tel mécanisme, il est présent dans le cerveau de tout un chacun.

Paradis affirme que tout monolingue dispose des éléments nécessaires pour devenir bilingue :

There is not a single mechanism in the bilingual brain that is not also available to unilingual speakers95.

Il en résulte également que le mécanisme utilisé pour la traduction est identique chez tous les bilingues, quel que soit l’âge d’acquisition de la seconde langue.

Certains aphasiques bilingues présentent des troubles liés à la traduction, parmi lesquels l’incapacité à traduire, la traduction spontanée (le patient traduit de manière incontrôlée, sans le vouloir et parfois sans en être conscient) ou encore la traduction avec des déficits au niveau de la compréhension (le patient peut traduire vers ou depuis une langue tout en étant incapable de l’utiliser ou de la comprendre)96. L’étude de ces pathologies peut contribuer à la compréhension du processus de traduction sur le plan neurologique. Elles ont notamment fait apparaître qu’il est indépendant des processus de compréhension,

95M. PARADIS, op. cit., p.225.

96F. FABBRO, op. cit., pp. 197-206.

d’expression et de gestion des langues97. Certains sont arrivés à la conclusion que toutes les facultés du cerveau bilingue sont indépendantes, chacune fonctionnant grâce à un mécanisme distinct. En plus de la capacité de traduire, Manuela Mariani propose donc de distinguer la capacité de parler des langues, la capacité de les distinguer, la capacité de passer de l’une à l’autre (le switching) et la capacité de répéter, qui relève principalement de la mémoire98.

Quand on y réfléchit, la traduction n’est rien d’autre que la reformulation d’un message dans une autre langue. Pour Roman Jakobson, il existe trois types de traductions : interlinguistique, autrement dit la traduction telle qu’on l’entend au sens courant ; endolinguistique, qui correspond à la reformulation dans une même langue (par exemple la reformulation d’un énoncé dans un autre registre); et intersémiotique, c’est-à-dire la transposition de deux codes qui ne sont pas des langues (par exemple, dans le cas d’une adaptation cinématographique)99. Certains linguistes sont parvenus à la conclusion que le processus de traduction pouvait être comparé aux autres types de reformulation. Michel Paradis est d’avis que les différents registres d’une langue, comme les différentes langues chez un bilingue, constituent des systèmes séparés100. La reformulation d’un message dans un autre registre pourrait donc passer par le même circuit cérébral que la traduction. Les études sur la question sont encore trop peu nombreuses pour confirmer cette hypothèse, mais le fait que les zones activées par des exercices de sélection interlinguistique et intralinguistique soient en partie les mêmes (cf. section 4.1.3) donne à penser que la traduction et la reformulation pourraient également être liées. Si tel est le cas, cela

97M. MARIANI, Bilinguismo e traduzione : dalla neurolinguistica alla didattica delle lingue, 2008, p.73.

98Ibid., p.74.

99L. SALMON, ibid., p. 79.

100M. PARADIS, op. cit., p.88.

apporterait la preuve que les exercices de reformulation peuvent aider à la formation à la traduction, comme le soutiennent certains didacticiens de la traduction101.

Si les caractéristiques du mécanisme de traduction sont encore mal définies et les études sur la question encore peu nombreuses, les futures recherches dans ce domaine ne manqueront pas d’apporter plus de précisions à ce sujet.

101L. SALMON, op. cit., p. 80.