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2. LE BILINGUISME

2.2 Bilingues précoces et bilingues tardifs

2.2.1 Deux types de bilingues

En 1974, le linguiste canadien Brian Harris a établi une distinction entre les bilingues

« naturels » qui, dès leur naissance, ont été élevés en présence de deux langues et, de ce fait, sont à l’aise dans deux cultures36 et les autres bilingues, qui ont acquis leur seconde langue après la première. Cette différenciation a été largement reprise par les linguistes, qui utilisent également l’expression bilingues « précoces » pour désigner les bilingues naturels, par opposition aux bilingues « tardifs », soit tous les autres bilingues.

Bien que la distinction entre bilingues précoces et bilingues tardifs soit essentiellement basée sur l’âge d’acquisition de la L2, il faut aussi tenir compte du fait qu’elle implique généralement une différence dans le contexte d’apprentissage. En effet, si les bilingues précoces acquièrent leurs deux langues dans le cadre familial, cela est rarement le cas pour les bilingues tardifs qui apprennent généralement leur L2 dans un cadre scolaire ou par immersion, par exemple lorsqu’une famille part vivre dans un pays étranger. Nous verrons par la suite que les différentes modalités d’apprentissage de la L2 peuvent jouer un rôle significatif sur le bilinguisme et ne doivent pas être négligées.

Dans l’esprit collectif, le bilinguisme précoce est souvent associé à une plus grande maîtrise de la L2. S’il est vrai que la majorité des bilingues précoces ont un niveau de compétences élevé, découlant de manière logique du fait que leur exposition à la L2 dure souvent plus longtemps et est plus intense, ce n’est pas systématiquement le cas, et les bilingues précoces ne sont pas toujours des bilingues équilibrés. Ainsi, si la grande

36B. HARRIS, « La traductologie, la traduction naturelle », in Cahiers linguistiques 3, 1974, cité d’après H. LEE-JAHNKE.

majorité des bilingues équilibrés sont des bilingues précoces, tous les bilingues précoces ne sont pas nécessairement des bilingues équilibrés.

Pour établir une distinction entre bilingues précoces et bilingues tardifs, il est indispensable de définir une limite qui marque le passage d’une catégorie à l’autre. Cette « période critique » ayant fait l’objet de nombreux débats parmi les spécialistes, nous avons décidé de lui consacrer la partie suivante.

2.2.2 L’hypothèse de la période critique

Nul besoin d’être expert en langues ou en enseignement pour constater que les enfants ont beaucoup plus de facilité que les adultes à apprendre, notamment lorsqu’il s’agit d’une nouvelle langue. C’est cette constatation qui a conduit les neurologues à élaborer l’hypothèse de la période critique (HPC), selon laquelle le cerveau de l’enfant se modifie au cours de son développement, avec pour conséquence une diminution de sa capacité d’apprentissage, passé un certain âge.

L’idée de l’existence d’une période critique pour l’apprentissage des langues n’est pas récente. En 1959, Penfield et Roberts faisaient déjà remarquer que la capacité d’apprentissage des langues chez l’enfant diminuait progressivement une fois passé l’âge de neuf ans :

for the purposes of learning languages, the human brain becomes progressively stiff and rigid after the age of nine37.

Tandis que Lenneberg (1967), l’un des premiers défenseurs de la HPC, fixait le terme de la période critique à la puberté, d’autres la situent beaucoup plus tôt, autour de l’âge de deux ans38. L’existence même d’une période critique a été remise en cause par certains.

Hyltenstam et Abrahamsson, par exemple, privilégient une hypothèse selon laquelle le

37W. PENFIELD et L. ROBERTS, Speech and Brain Mechanisms, 1959, cités d’après D. SINGLETON.

38D. SINGLETON, «The Critical Period Hypothesis : Some Problems», in Interlingüística, 2007, p. 49.

mécanisme d’apprentissage des langues se détériore progressivement depuis la naissance39. La quasi-impossibilité de mener des expériences sur des enfants en bas âge, pour des raisons aussi bien éthiques que pratiques, a constitué un frein pour les recherches sur la période critique. En réalité, les conclusions auxquelles sont parvenus les scientifiques se fondent principalement sur l’observation des performances d’adultes. Malgré l’absence de consensus sur la question, actuellement un grand nombre de neurologues situent la fin de la période critique entre 6 et 8 ans.

Les capacités concernées par l’HPC font également l’objet d’un débat. La plupart des chercheurs s’accordent à dire que la période critique agit en premier lieu sur les capacités phonologiques, autrement dit la prononciation40. En effet, il est rare de trouver des bilingues tardifs qui puissent se faire passer pour des locuteurs natifs car une trace d’accent subsiste pratiquement toujours. C’est en ce qui concerne les capacités syntaxiques et lexicales que les opinions divergent. Certains affirment que, passé un âge donné, il n’est plus possible d’assimiler les connaissances lexicales et syntaxiques d’une langue pour parvenir au même niveau de maîtrise qu’un locuteur natif. D’autres considèrent que cela reste possible à tout âge mais dépend plutôt d’autres facteurs, tels que la motivation, le contexte d’apprentissage et les capacités personnelles41.

Différentes hypothèses ont été avancées pour expliquer les changements supposés par l’HPC : d’une part, des explications d’ordre biologique (une diminution de la plasticité du cerveau, l’aboutissement de la latéralisation des fonctions langagières, la fixation des structures liées au langage ou encore une modification de la structure des cellules) et,

39K. HYLTENSTAM et N. ABRAHAMSON, « Maturational Constraints in SLA», in The Handbook of Second Language Acquisition, 2003, cités d’après D. SINGLETON.

40D. SINGLETON, op. cit., p.50.

41Ibid.

d’autre part, des justifications psychologiques (notamment l’affirmation de l’identité linguistique ou des facteurs affectifs et motivationnels)42.