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CHAPITRE 2 LE CADRE THÉORIQUE

2.4 RÔLE DES DIFFÉRENTES COMPOSANTES DU PROCESSUS DE

2.4.1 Les concepts

2.4.1.2 Les concepts et leur formation selon Vygotski

Vygotski leur a consacré 223 des 500 pages (p. 189-413) de son dernier ouvrage, Pensée et langage (1934/1997) et nous allons nous y référer pour préciser ses thèses sur ce problème des concepts. Selon cet auteur, l’élaboration d’un concept est le fait qu’un mot acquière une signification (p. 192).

Abordant l’étude expérimentale sur la formation des concepts, Vygotski souligne que le concept ne se forme pas par association (p. 194), mais plutôt qu’il émerge d’une opération complexe visant à résoudre un problème. Pour lui, le concept fait partie des fonctions psychiques supérieures qui ont pour caractéristique commune d’être des processus médiatisés par des signes et qui apparaissent deux fois au cours du développement de l’enfant : d’abord comme activité sociale, inter psychique, puis comme activité individuelle, intrapsychique. Dans la formation des concepts, le signe est le mot (p. 199) qui sert de moyen de formation de ces concepts et devient ensuite le symbole de leur expression. Critiquant des expériences antérieures, il souligne la complexité de ce processus, qui ne s’effectue pas de façon mécanique, additive (p. 202), mais plutôt par un double mouvement d’ascension du concret vers l’abstrait (les hauteurs de la pensée) et un mouvement inverse de l’abstrait vers le concret, du général au particulier. C’est ce qu’il considère comme une pyramide renversée (la tête en bas) avec un double sens.

En s’appuyant sur les expériences de son collaborateur Sakharov, qui a réalisé une expérience sur la genèse des concepts chez 300 individus de différentes tranches d’âge, Vygotski a conclu que les règles fondamentales qui gouvernent le processus de formation des concepts sont les mêmes, quel que soit l’âge. Ce processus débute dès l’enfance, mais à cette période il ne s’agit pas de vrais concepts, mais plutôt “ d’embryons ” (p. 205). Ce n’est qu’à partir de l’adolescence que les fonctions intellectuelles ont atteint une maturité qui leur permet d’accéder à la pensée conceptuelle. L’étude expérimentale a permis de montrer que le mot, ou tout autre signe, est indispensable à la formation des concepts. En

effet, le signe est un moyen de diriger activement l’attention, de différencier et de dégager les traits caractéristiques, de les abstraire et d’en faire une synthèse (p. 206). La formation d’un concept est un mode de pensée particulier qui mobilise des fonctions intellectuelles essentielles comme l’attention, la formation d’associations, le jugement, la formation de représentations, la référence au but de la tâche (tendance déterminante) et, finalement, l’abstraction puis la synthèse. Vygotski et son équipe ont prolongé les expériences de Sakharov, mais chez des enfants, pour mieux comprendre ce processus de développement des concepts, non seulement chez l’enfant, mais aussi chez l’adolescent et l’adulte. De leurs expériences, il distingue trois stades fondamentaux qui se décomposent chacun en plusieurs étapes distinctes.

Le premier stade est celui où l’enfant, face à un problème, répond en constituant une “ masse indistincte et sans ordre ” d’objets quelconques (p. 211), répondant au syncrétisme de la perception enfantine. Bien que l’enfant utilise les mêmes mots que l’adulte, leur signification ne rejoint que partiellement celle des adultes, car les voies de pensée sont différentes. Ce premier stade comprend trois étapes : 1) la formation de l’image syncrétique au hasard des objets en faisant des essais; 2) la disposition spatiale des figures guidée par les liaisons subjectives que l’enfant perçoit en découvrant les choses; 3) l’image syncrétique se forme sur une base un peu plus complexe.

Le deuxième stade est celui de la “ pensée par complexes ” (p. 215). L’enfant commence à regrouper des objets semblables en partant de liaisons objectives qu’il découvre dans les choses. Le complexe est construit sur la base de liaisons empiriques, variées qui, souvent, n’ont rien de commun entre elles, alors que dans le concept, tous les éléments sont liés “ sur un mode unique, par une liaison d’un seul et même type ” (p. 217). Dans ce stade, cinq types de complexes correspondant à cinq étapes évolutives ont été identifiés : 1) le complexe associatif, à partir de n’importe quel trait distinctif qu’il remarque dans l’objet, l’enfant va faire des liaisons, donnant un complexe disparate; 2) les complexes par collection, construits en se basant sur la complémentarité des caractéristiques des objets; 3) le complexe en chaîne. À partir d’un trait distinctif, l’enfant commence à construire un maillon de la chaîne. Quand il perçoit un nouveau trait distinctif, il s’en sert pour constituer un second maillon de la chaîne, etc.

Contrairement au concept, il n’y a pas de “ liaison hiérarchique ” entre les traits distinctifs (p. 222); 4) le complexe diffus, lié à l’imprécision des caractères du trait distinctif explique les bonds dans la pensée de l’enfant, les généralisations diffuses; 5) l’étape des pseudoconcepts, ressemblant extérieurement à des concepts, mais par leur constitution, ce sont des complexes, car il s’agit de liaisons sur des bases concrètes empiriques et non sur une base abstraite comme c’est le cas du concept. C’est néanmoins une phase de transition entre la pensée par complexe et la pensée conceptuelle.

Le “ concept-complexe ” de l’enfant, ayant l’apparence extérieure d’un concept, vient du fait qu’il assimile le langage des adultes avec ce qu’il véhicule comme significations déjà construites (p. 230). Mais si l’adulte communique avec l’enfant par le mot, il ne peut lui transmettre son mode de pensée. L’enfant va développer un produit particulier, le pseudoconcept, à partir de son mode de pensée. Cela donne l’impression que les concepts se développent tôt chez l’enfant, mais, en fait, il s’agirait de complexes. Vygotski souligne l’intérêt de l’analyse historique de la formation des concepts, car elle montre la continuité du processus : “ tout développement présent est fondé sur le développement passé ” (p. 235). Il est intéressant de noter, comme le mentionne Vygotski, que les pseudoconcepts ne se rencontrent pas seulement chez l’enfant. Même les adultes, dans leur vie de tous les jours, fonctionnent très souvent par pseudoconcepts en faisant des représentations générales des choses (p. 250).

Après la pensée syncrétique et la formation des complexes, le troisième stade est celui du “ développement des décompositions, de l’analyse et de l’abstraction ” (p. 253). Là aussi, on retrouve plusieurs étapes. La phase proche du pseudoconcept, mais ici le regroupement des objets se fait sur la base de la ressemblance maximale avec le modèle. L’enfant arrive à dégager ce qui est le plus important dans le groupe des caractéristiques perçues. La phase des concepts potentiels. L’enfant arrive à distinguer le trait distinctif commun entre un groupe d’objets, c’est le processus “ d’abstraction isolante ” (p. 255) et il va construire sa représentation en se basant sur l’impression de ressemblance. Ainsi quand on demande à un enfant à ce stade de définir un concept abstrait, il va le faire par rapport à ce qu’il représente sur le plan concret et fonctionnel. L’importance de cette phase est que l’enfant commence à développer le processus d’abstraction qui le conduira

à former des véritables concepts. C’est la quatrième et dernière phase du développement de la pensée enfantine qui survient à la période de transition vers l’adolescence.

Le véritable concept n’apparait que “ lorsqu’une série de traits distinctifs qui ont été abstraits est soumise à une nouvelle synthèse et cette synthèse abstraite ” deviendra la forme fondamentale de pensée qui permettra à l’enfant de saisir la réalité environnante et de lui donner un sens (p. 258). Le rôle décisif dans ce processus revient au mot. Toutefois, cette évolution dans la formation des concepts n’est pas mécanique et, pour cet auteur, les différentes formes coexistent comme les “ stratifications des époques géologiques dans l’écorce terrestre ” (p. 260).

Vygotski souligne que la co-existence des différentes formes de concepts se retrouve aussi chez l’adolescent et même chez l’adulte, dont la pensée s’exerce souvent au niveau des complexes (ou pseudoconcepts) en faisant des représentations générales des phénomènes (p. 260). Nous avons représenté, dans le tableau VII, cette évolution de la formation des concepts :

Tableau VII

Évolution de la formation des concepts selon Vygotski

Stade Pensée syncrétique Pensée par complexes Développement des décompositions, de l’analyse et de l’abstraction Développement des concepts Différentes étapes constitutives 1. Association au hasard 2. Liaisons subjectives 3. Associations plus complexes 1. Complexes associatifs 2. Complexes collection 3. Complexes en chaine 4. Complexes diffus 5. Pseudoconcepts 1. Regroupement basé sur la ressemblance maximale 2. Concepts potentiels Transition vers le processus d’abstraction à l’adolescence Co-existence de différentes formes évolutives des concepts

Après ces considérations sur la formation des concepts généraux issues de l’expérimentation, Vygotski aborde la formation des concepts scientifiques chez l’enfant. Il les qualifie de concepts “ vrais, authentiques, incontestables ” (p. 271) et s’oppose à la conception d’un apprentissage de ces concepts par une simple assimilation d’un produit

tout prêt, par le processus de compréhension. Pour lui, les concepts, “ qui se présentent psychologiquement comme des significations de mots, se développent ” (p. 276) et au moment où le mot nouveau est assimilé, c’est juste le début du développement du concept scientifique qui va se faire grâce à l’activité de la pensée propre de l’enfant, en prenant appui sur “ un certain niveau de maturation des concepts spontanés ” ou quotidiens (p. 289). Son analyse se base sur l’expérimentation d’un autre chercheur (Schif) qui a fait une étude comparative du développement des concepts quotidiens et des concepts scientifiques à l’âge scolaire. Il cherchait à vérifier leurs thèses, à savoir que les concepts scientifiques, tout comme les concepts quotidiens, se développent; ils ne sont pas assimilés sous une forme toute prête, mais suivent une voie différente de celle des concepts quotidiens.

L’expérience a consisté à présenter aux sujets des problèmes homogènes qu’ils devaient résoudre parallèlement, d’une part, avec du matériel quotidien et, d’autre part, avec du matériel scientifique. Ils en ont tiré les résultats suivants : les concepts scientifiques se développent à partir de la “ définition verbale initiale ”, donc de l’abstrait, et vont descendre ensuite jusqu’au concret (p. 274), alors que les concepts quotidiens vont du concret vers les généralisations (l’abstrait).

Ainsi, ces deux types de concepts se développent de manière étroitement liée, en agissant réciproquement l’un sur l’autre. Les concepts scientifiques apparaissent et se forment dans le contexte de l’apprentissage scolaire en prenant appui sur les concepts spontanés, mais ils vont par la suite influencer ces derniers. Vygotski prend l’exemple des relations entre la langue maternelle apprise spontanément et l’apprentissage d’une langue étrangère en milieu scolaire.

Ce dernier apprentissage va s’appuyer sur la langue maternelle, mais la langue étrangère va aussi influencer la compréhension de la langue maternelle. En effet, elle va favoriser “ la prise de conscience des phénomènes linguistiques ”, l’utilisation plus consciente et plus volontaire des mots (p. 295). Tout comme l’assimilation d’une nouvelle langue se fait par l’intermédiaire d’un système verbal assimilé auparavant, de même la formation des concepts scientifiques nécessite un libre mouvement de la pensée

dans le système des concepts et “ un maniement plus conscient et plus volontaire des anciens concepts ” (p. 297).

Les concepts scientifiques vont subsister “ la vie durant ” (p. 298) et s’intégrer dans un système de concepts liés entre eux par une “ systématisation hiérarchique ” (p. 321). Ils se développent en collaboration avec l’enseignant, dans un contexte de résolution de problèmes, ce qui permet à l’enfant d’aller beaucoup plus loin que s’il travaillait seul, c’est le concept de ZPD (p. 351-356) que nous avions défini précédemment. Ces concepts scientifiques ne sont pas supérieurs aux concepts spontanés formés auparavant, car ils ont besoin d’eux pour se développer. Les concepts scientifiques commencent à se développer dans la sphère du conscient et du volontaire et continuent à se développer en “ germant vers le bas ”, dans la zone de l’expérience personnelle et du concret, alors que les concepts spontanés commencent dans la “ sphère du concret et de l’empirique ” (p. 373) pour atteindre par la suite un niveau supérieur grâce à l’action des concepts scientifiques. Ils vont donc contribuer à transformer ces concepts spontanés et les “ élever à un niveau supérieur en leur constituant une ZPD ” (p. 374).

Ainsi, “ tout concept est une généralisation ” (p. 381) et il existerait un mouvement des concepts du général au particulier et du particulier au général (p. 382). Vygotski termine son analyse sur la formation des concepts en soulignant que “ les significations des mots ”, donc les concepts, “ se développent et se modifient ” (p. 418). Cette signification du mot est à la fois un phénomène de la pensée et un phénomène verbal réalisant l’unité du langage et de la pensée, qui est “ médiatisée extérieurement par des signes et, intérieurement, par des significations ” (p. 493).

En résumé, on peut dire que selon Vygotski, le concept, ou encore le fait qu’un mot

acquière une signification, est un processus complexe de la pensée médiatisé par le signe, en l’occurrence le mot. Le concept a une histoire et il passe par différents stades de développement chez l’enfant, allant de la pensée syncrétique aux complexes divers, avant d’arriver à la pensée conceptuelle, à la période de l’adolescence. Vygotski distingue deux genres de concepts : les concepts spontanés ou quotidiens, qui se forment quand l’enfant se heurte à des problèmes concrets (en partant du concret vers l’abstrait) et les concepts

scientifiques, qui se développent dans le cadre de l’apprentissage scolaire, en collaboration avec le maître (du général, de l’abstrait vers le particulier).

Ces deux types de concepts, bien qu’ils ne s’acquièrent pas de la même façon, sont étroitement liés, car les concepts scientifiques prennent appui sur les concepts spontanés pour se développer. Puis ils vont agir sur ces concepts spontanés pour les transformer et les élever à un niveau supérieur. Il y a donc, comme le disait Howe (1996), un mouvement de va-et-vient entre le concret et l’abstrait dans cette construction des concepts. Un concept scientifique ne finit pas quand on l’assimile, mais son histoire ne fait que commencer et va se poursuivre la vie durant.