Les différents capitaux étatiques définis par P. Bourdieu
145sont le capital de coercition, le capital
économique, le capital informationnel et le capital symbolique. La notion de capital correspond
à la science économique. Cette dernière ignore les mécanismes sociaux en jeu
146, ce qui ne
correspond pas à notre travail de recherche. P. Bourdieu
147critique effectivement l’économie
pour cette ignorance ou plus précisément pour son extraction des pratiques économiques de
l’ordre social. Dès lors, quand nous parlons de capitaux, nous ne les comprenons pas comme des
possessions à mettre à la discrétion d’un acteur qui peut les utiliser comme il le souhaite dans le
but de les faire fructifier. Un capital d’État, bénéficiant d’un monopole, est une forme matérielle
et symbolique de la domination de l’État, reposant sur des manifestations et des expressions
légitimes et légitimantes de son utilisation. Le Président de la République ne peut pas user du
monopole du capital de force physique ou, le monopole de la « violence légitime » d’après la
terminologie plus connue de M. Weber
148, comme il le souhaite.
Ces différents capitaux étatiques sont au nombre de quatre d’après P. Bourdieu
149. Le premier, le
capital de force physique est une conception marxiste où l’État est seulement considéré comme
un organe de coercition. Cette conception est partagée par N. Elias, qui lui apporte une précision
d’importance. L’État a su s’assurer ce monopole en dépossédant ses concurrents comme le
sociologue allemand l’explique dans La dynamique de l’Occident
150. Il est à noter que ce capital
s’exerce aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur du pays. C’est ce qui entraîne au demeurant,
selon N. Elias
151, des relations instables et dangereuses entre États puisque rien n’empêche un
État fort de prendre le dessus sur les autres, si ce n’est une situation de force égale
152. Au regard
145 BOURDIEU Pierre, op. cit., 1993 (b)
146 Par rapport au recours des sciences sociales aux concepts de la science économique, le sociologue français J.-C. Passeron précise que les « métaphores économiste ou mécaniques de la possession (« capital », « titre », « biens », « transmission », etc.) empêchent alors de formuler complètement les effets sociaux qui sont associés à l’appropriation par intériorisation » ; PASSERON Jean-Claude, « L’inflation des diplômes. Remarques sur l’usage de quelques concepts analogiques en sociologie » [Document en ligne] Revue française de sociologie, n° 23, 1982, p. 576. Disponible sur : http://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1982_num_23_4_3604 (consulté en novembre 2016) ; c’est l’auteur qui souligne
147 BOURDIEU Pierre, Les structures sociales de l'économie. Paris : Éditions du Seuil, 2000, p. 12 (Liber) 148 WEBER Max, op cit., 2002, p. 126
149 BOURDIEU Pierre, op. cit., 1993 (b) 150 ELIAS Norbert, op. cit., 2003
151 Comme il l’écrit : « Actuellement, il n’existe sur terre aucune puissance capable de surveiller avec une semblable efficacité [par rapport à un arbitre de boxe] les combats entre des États puissants et de contraindre les deux parties au respect de certaines règles » ; ELIAS Norbert, Engagement et distanciation. Paris : Pocket, 1995, p. 130 (Agora)
152 Ce constat dressé par N. Elias est à remettre dans le contexte actuel, avec les instances supranationales comme l'Organisation des Nations Unies, censée fournir une « loi » aux relations internationales. Toutefois, il existe des exemples où une intervention militaire a eu lieu sans l’accord de l’ONU, comme pour la guerre en Irak en 2003. Cette idée d’une résolution des conflits par l’instauration d’une institution supranationale capable de retirer les monopoles de violence physique aux États est un emprunt intellectuel à l’histoire de la construction des États, qui effectivement se sont formés en confisquant aux individus et aux groupes non rattachés à eux la
de cela, les attentats commis durant l’année 2016 sont, en plus des victimes qu’ils font alors que
l’État doit protéger ses citoyens, un affront au monopole du capital de force physique. En effet,
« la violence physique ne peut plus être appliquée que par un groupement spécialisé,
spécialement mandaté à cette fin, clairement identifié au sein de la société, centralisé et
discipliné »
153.
Le deuxième capital est le capital économique, lié au capital physique. En effet, durant le Moyen
Âge, il sert à financer les guerres royales avant que l’armée ne soit utilisée pour prélever les
impôts. Tout comme le précise N. Elias
154, P. Bourdieu rappelle que l’impôt est vu au début
comme un racket, ce n’est pas qu’après qu’il devient légitime et est perçu comme un « tribut
nécessaire »
155. Il est donc aussi lié au capital symbolique, car les préleveurs doivent être perçus
comme légitimes à faire leur travail. L’impôt s’inscrit par ailleurs dans la construction d’une
idée de nation, d’un territoire uni.
Le troisième capital est le capital informationnel, où « l’État concentre l’information, la traite et
la redistribue »
156. Par le traitement de l’information, il unifie la nation et définit une culture
officielle, découlant de « principes de vision et de division »
157qui instaurent l’identité
nationale. Cette identité n’est pas une évidence fixée mais bien plutôt une construction
historique sans fin qui fait toujours l’objet de luttes. Par exemple, l’Ancien régime ne parvient
pas à fixer une identité partagée sur l’ensemble du territoire français, il faut attendre la nation
pour l’unité
158. Ainsi, en définissant la culture dominante, l’État exclut les autres cultures (les
langues locales deviennent des patois par exemple) et comme le confirme F. Braudel, « toute
identité nationale implique, forcément, une certaine unité nationale, elle en est comme le reflet,
la transposition, la condition »
159.
Le dernier capital défini par P. Bourdieu est le symbolique, qui « apparaît comme la condition
ou, à tout le moins, l’accompagnement de toutes les autres formes de concentration »
160. Comme
évoqué au 1.2.3, sur la sociogenèse des monopoles de l’État, les robins ou les juristes servent les
intérêts de l’État en servant leurs intérêts. Le capital symbolique juridique qu’ils développent
sert la justice royale alors qu’avant il se concentrait plutôt sur la justice des seigneurs ou de
possibilité de faire usage de cette violence. 153 BOURDIEU Pierre, op. cit., 1993 (b),p. 52 154 ELIAS Norbert, op. cit., 2003
155 BOURDIEUPierre, op. cit., 1993 (b),p. 53 156Ibid., p. 54
157Ibid., p. 54
158 BRAUDEL Fernand, L’identité de la France. Paris : Flammarion, 1990, 1181 p. (Milles & une pages) 159Ibid., p. 18
l’Église. De ce fait, en prônant une justice centralisée, ils jouent en la faveur de la royauté. Avec
le capital symbolique, l’État peut nommer (on passe « de l’honneur aux honneurs » dit P.
Bourdieu
161). C’est la magie d’État
162, cette capacité à pouvoir nommer et par la même occasion
confier à un individu des caractéristiques qui le rendent légitime à exercer une activité dans la
société.
Les théories de P. Bourdieu montrent que l’État a été et est construit, comme lieu de
l’universalité et de l’intérêt général, par ce qu’il nomme une « noblesse d’État ». Il permet dans
le cadre de notre thèse de mettre en exergue que les membres de l’exécutif, noblesse d’État à
n’en point douter, continuent cette construction de l’État en communiquant chaque jour tout en
se réclamant de son autorité et de sa légitimité. Il s’agit presque d’un cercle de légitimité, où ce
qui est légitime peut se faire car étant déjà légitime et contribue ainsi à renforcer ou à maintenir
cette légitimité. Ceci explique pourquoi les ministres et le Président ne sont pas dans l’obligation
de justifier leur recours à la communication pour gouverner mais plutôt ce sur quoi elle porte.
Nous avons vu plus haut, avec les travaux de J.-P. De Oliveira
163et de J.-B. Comby
164, que l’État
cherchait à légitimer certains sujets sur lesquels il communique, comme la santé ou
l’environnement.
L’exécutif français peut utiliser ces différents capitaux, mais il n’existe pas de sûreté quant au
contrôle de ceux-ci, en dépit de la situation de monopole. En effet, dans la situation actuelle de
l’État français, ces monopoles sont disputés par l’Union européenne. Ils ne le sont pas par contre
dans leur intégralité. L’Union européenne ne semble pas en mesure d’être le « souverain » de
ces capitaux. L’exemple du capital économique est en ce sens éclairant. L’Union européenne ne
vient pas prélever directement les impôts. En revanche, c’est bien l’utilisation de ce capital qui
est discutée par l’Union européenne. L’exécutif français, dans le cadre de sa politique
budgétaire, doit respecter un principe dit de « discipline budgétaire » d’après le Pacte de
Stabilité et de Croissance
165, adopté par le Conseil européen d’Amsterdam en 1997.
Toutefois, il existe un monopole de capital qui lui, même s’il est disputé, est toujours entier. Il
s’agit du monopole symbolique. Pour P. Bourdieu
166, ce monopole est particulièrement fondateur
et moteur dans la constitution de l’État et dans son maintien. Il explique la légitimité des
161Ibid., p. 56
162 BOURDIEU Pierre, op. cit., 1989, p. 538 163 DE OLIVEIRA Jean-Philippe, op. cit
164 COMBY Jean-Baptiste, op. cit.
165 http://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/finances-publiques/approfondissements/budget-contraintes-europeennes.html
monopoles de capitaux économique, de force physique et informationnel, tout particulièrement
parce qu’il les légitime. En conséquence, les monopoles de l’État sur ses différents capitaux,
s’ils peuvent être disputés, particulièrement le capital économique, ne parviendront pas être
véritablement menacés tant que le capital symbolique restera aux mains de l’État français. Dans
les trois « crises financières internationales », cela est exprimé par le fait que c’est l’État qui est
en charge du maintien de la confiance dans le système économique et financier. Deux raisons
justifient cela confrontées avec la mondialisation économique et financière d’un côté et la
construction européenne de l’autre, l’une n’étant pas sans lien avec l’autre. En premier lieu,
l’économie n’est pas un facteur aussi unifiant que le symbolique et le politique. La description
de F. Braudel
167des centres de domination successifs dans son économie-monde éclaire dans ce
sens. Que ce soit Venise et Gènes, entre le XIIIe et XIVe siècles, ou Amsterdam ensuite, la
domination par l’économie ne s’effectue sans le soutien et la volonté d’un pouvoir politique, ne
souffrant pas de contestations trop fortes, donc étant perçu comme légitime. Bien entendu,
l’histoire est riche d’affrontements entre ces centres et d’autres espaces qui les disputent, comme
la guerre entre la Hollande et la France au XVIIe siècle, en pleine domination d’Amsterdam
168.
Pourtant, et malgré l’importance que peut jouer l’économie dans un conflit guerrier, les
avantages fournis par un pouvoir politique, pouvant s’appuyer sur une légitimité, sont
indispensables.
En second lieu, l’Union européenne ne réussit pas sur le plan symbolique sa construction, en
étant surtout passée par le plan économique et financier
169. Les symboles européens mêmes sont
bien trop calqués sur les symboles nationaux pour arriver à se détacher du niveau national, si
bien que « la communauté autour de l’État reste centrale dans la production, la diffusion et la
réception des messages politiques »
170. Comme l’indique F. Foret, politologue français, il
« manque à l’Europe ce saut qualificatif […] qui permet de passe de l’action particulière de
groupes d’entrepreneurs politiques à l’institutionnalisation d’un projet le rendant à même de
produire des effets systémiques et d’être intériorisés pleinement par l’ensemble de la
population. »
171L’Union européenne ne parvient pas à créer les conditions de son intériorisation
et c’est ce qui explique qu’elle ne peut se passer des États-Nations. En somme, le capital
symbolique est toujours la possession de l’État. Toute la symbolique de l’Union européenne
167 BRAUDEL Fernand, op. cit., 1993 (c) 168Ibid.
169 Sur ce point voir JABKO Nicolas, L’Europe par le marché : histoire d’une stratégie improbable. Paris : Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 2009, 288 p. (Domaine Gouvernances)
170 FORET François, Légitimer l'Europe. Pouvoir et symbolique à l'ère de la gouvernance. Paris : Sciences po, les Presses, 2008, p. 60 (Sciences po. Fait politique)
s’inspire bien trop de la symbolique des États pour parvenir à se détacher du niveau national.
Les travaux de F. Foret montrent que la symbolique européenne est une symbolique nationale. Il
donne l’exemple de différents symboles forts, comme le drapeau, l’hymne, la fête de l’Europe
ou encore la monnaie. Ces symboles renvoient encore trop à la symbolique mobilisée dans les
États-nations. Pour F. Foret, « l’Europe s’objective en symboles politiques qui accèdent souvent
à la notoriété et à la popularité, mais qui restent aussi souvent marqué du sceau d’une certaine
extranéité et ne constituent pas les noyaux d’un nouveau système d’allégeances venant
concurrence les plus anciennement établies. »
172Ce rattachement aux symboles nationaux
renforce les difficultés dans l’établissement d’un rapport symbolique entre les citoyens de l’État
français et l’Union européenne. Plus globalement, comme le précisent Y. Dezalay et M. Rask
Madsen, sociologues français, « la construction sociale [de l’Union européenne] présente des
ressemblances avec l’État parce qu’elle a été faite à partir de ce qu’on savait de l’État et par
importation de modèles en provenance des États membres et de pays tiers, notamment les
États-Unis »
173. L’Europe politique éprouve alors des difficultés là où l’État français agit de façon
« naturelle ». Par exemple, pendant une « crise financière internationale », alors que les
membres de l’exécutif français interviennent dans les médias nationaux français pour parler de
la « crise », la présence des acteurs politiques européens dans ces mêmes médias est bien moins
fréquente.
En somme, les capitaux de l’État moderne se sont développés depuis la formation de l’État
dynastique au cours du Moyen Âge. L’Union européenne se présente comme le principal
opposant à la manipulation de ces monopoles par les représentants de l’État. Avec la
mondialisation, l’Union européenne vient également remettre en question la forme de l’État
moderne. Celui-ci n’est toutefois pas condamné à disparaître et n’est pas totalement dépassé par
les processus de construction européenne et de mondialisation. Il demeure surtout l’unique
possesseur du capital symbolique, qui permet, d’après P. Bourdieu, d’unifier la société française
et de lui imposer des universels
174. C’est ici que la communication de l’État se manifeste dans sa
capacité à prendre part au gouvernement de la société française. Les membres de l’exécutif en
communiquant font usage de capitaux de l’État.
172Ibid., p. 263
173 DEZALAY Yves, RASK MADSEN Mikael « La construction européenne au carrefour du national et de l’international », IN : COHEN Antonin, BERNARD Lacroix, RIUTORT Philippe (dir.), Les formes de l’activité politique : éléments d’analyse sociologique XVIIIe-XXe siècle. Paris : Presses d’Université française, 2006, p. 280