La parole est un instrument de pouvoir privilégié car, dans un contexte où les arguments ont
remplacé la violence physique, elle sert à convaincre autrui. En effet, pour l’historien français R.
Chartier, la pacification a permis de transformer les affrontements violents en luttes de
représentations
259. Cela se perçoit pendant les campagnes présidentielles où les discours ont
toujours autant d’importance et où les « joutes » entre candidats se font à l’aide de la parole.
Pour continuer sur cet exemple, il existe un rapport entre langage et action puisque qu’une partie
des citoyens votent en fonction de ce qu’ils entendent de la part des candidats. Nous reprenons
aussi la définition bourdieusienne du langage, proche de celle de la parole. P. Bourdieu rattache
le langage à ses dimensions sociales et notamment à son rôle dans la reproduction de la
257 https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000684037
258 BRETON Philippe, « La démocratie, matrice de la propagande ? », IN : OLLIVIER-YANIV Caroline, RINN Michael (dir.), Gouvernement de l'État et gouvernement du social :pour une société parfaite ? Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2009, p. 41(Communication, Médias et Sociétés)
259 CHARTIER Roger, « Le sens de la représentation » [Document en ligne] La vie des idées, 2013. Disponible sur : http://www.laviedesidees.fr/Le-sens-de-la-representation.html#page (consulté en mai 2016)
domination. Dans un article où il se penche sur l’usage du langage dans les rites, P. Bourdieu
s’arrête sur un « langage d’autorité » ou un « langage autorisé »
260. Celui-ci permet « la
production des émetteurs et des récepteurs légitimes »
261. Le langage d’autorité assigne aux
différents individus leur position dans un espace social. Le langage se distingue ainsi comme
une contrainte fonctionnelle et extérieure aux individus. Enfin, selon P. Bourdieu, « l’usage du
langage [...] dépend de la position sociale du locuteur qui commande l’accès qu’il peut avoir à la
langue de l’institution, à la parole officielle, orthodoxe, légitime »
262. Le langage et la parole
signifient donc le « pouvoir » ou, plus précisément, la position d’un individu dans un ensemble
de relations structurées et instituées.
Par ailleurs, d’après P. Clastres, anthropologue français, « pouvoir et parole entretiennent des
rapports tels que le désir de l’un se réalise dans la conquête de l’autre »
263. En faisant une
comparaison avec les sociétés sans État, cet auteur montre que dans ces dernières la parole du
chef n’a pas du tout la même valeur et le même effet. Les membres d’une tribu n’écoutent pas le
chef, qui ne fait que répéter ce qui a déjà été dit. Il remplit en fait un rôle ritualisé de maintien de
l’ordre par la parole ; les membres d’une tribu savent donc ce qu’il va dire et il ne doit surtout
pas chercher à surprendre. Ce mode d’organisation politique repose sur une séparation entre le
pouvoir et la parole. P. Clastres explique qu’à l’inverse, dans les sociétés étatiques, une position
avec un « fort pouvoir » correspond à une capacité de parole plus élevée. C’est ce qui explique
que la communication de l’État est en enjeu en soi. Les hommes politiques luttent pour pouvoir
effectuer cette communication étatique.
Il est possible d’établir un lien entre l’action et le langage. Avec les notions de mots d’ordre et
d’idées-forces, P. Bourdieu souligne le constat d’une performativité du langage, définie en
premier par le philosophe étasunien, J. L. Austin
264. Selon P. Bourdieu, les mots d’ordre
correspondent au « « dire c’est faire », c’est-à-dire faire croire que l’on peut faire ce qu’on
dit »
265et produisent un ordre social. Un mot d’ordre en contraignant les agents à agir dans une
direction précise construit un ordre social et se vérifie par là même
266. Ensuite, les idées-forces
interviennent par l’intermédiaire de l’autorité de l’auteur d’un discours. C’est parce qu’elles sont
perçues comme autoritaires et vraies que ses paroles seront répercutées en action. P. Bourdieu
260 BOURDIEU Pierre, « Le langage autorisé [Note sur les conditions sociales de l’efficacité du discours rituel] [Document en ligne] Actes de la recherche en sciences sociales, n°5-6, 1975, volume 1, pp. 183-190. Disponible sur : http://www.persee.fr/doc/arss_0335-5322_1975_num_1_5_2488 (consulté en avril 2017) 261Ibid., p. 190
262Ibid., p. 184
263 CLASTRES Pierre, La société contre l'État. Paris : Les Éditions de Minuit, 2011, p. 131
264 AUSTINJohn Langshaw, Quand dire, c’est faire. How to do things with words. Paris : Éditions du Seuil, 1991, 202 p. (Points. Essais)
265 BOURDIEU Pierre, op. cit., 1981, p. 13 266Ibid., p. 13
souligne l’aspect de « prophétie auto-réalisatrice » des paroles d’un professionnel de la
politique, qui promet un avenir, une construction qui s’appuie sur le soutien dont bénéficie son
parti, soutien qui aura pour effet potentiel de réaliser la promesse ; « véritable self-fulfilling
prophecy, la parole par laquelle le porte-parole prête une volonté, un projet, une espérance ou,
tout simplement, un avenir à un groupe, fait ce qu’elle dit pour autant que les destinataires se
reconnaissent en elle, lui conférant la force symbolique et aussi matérielle qui lui permet de se
réaliser. »
267Les liens avec la performativité du langage de J. L. Austin, pour qui, dans certains
cas, « l’énonciation de la phrase est l’exécution d’une action »
268, sont évidents.
La parole entraîne alors des effets sur la réalité. P. Bourdieu
269, d’un point de vue sociologique,
va plus loin que J. L. Austin en exprimant le lien entre la réalité et les représentations de la
réalité. P. Bourdieu décrit la parole politique dans ses effets sur le comportement et la pensée des
citoyens. Selon lui, « c’est parce qu’il suffit que les idées soient professées par des responsables
politiques pour devenir des idées-forces capables de s’imposer à la croyance ou même des mots
d’ordre capables de mobiliser ou de démobiliser »
270. Si les déclarations d’un professionnel de la
politique ne sont pas obligatoirement suivies d’« effets de réalité » ou ne sont pas forcément
accompagnées d’acquiescement, notamment de la part des médias libres de critiquer la parole
des hommes politiques, force est de constater que celle-ci possède des effets en France. À titre
d’exemple, concernant les périodes où sont situées les « crises financières internationales » – des
années 1980 aux années 2000, la France n’a pas subi de panique bancaire, comme en Argentine
en 2001 ou aux États-Unis en 1929
271, parce que, en partie, les membres de l’exécutif ont
cherché à maintenir la confiance dans le système économique et financier (ce qui sera développé
plus loin).
La communication de l’État et la parole sont donc démonstratives du « pouvoir » dans
l’organisation politique de la société française. Elles disent qui est « au pouvoir », c’est-à-dire
qui est en mesure de s’exprimer en causant de potentiels effets. Dans un régime démocratique, la
violence physique ne peut être utilisée aussi librement que l’est la communication pour
gouverner. Cette idée se retrouve dans notre première hypothèse où le régime politique
démocratique impose des contraintes formelles à la communication de l’État. En France, le
267Ibid., p. 14 ; c’est l’auteur qui souligne 268 AUSTINJohn Langshaw, op. cit.
269 BOURDIEU Pierre, op. cit., 2001 (b)
270 BOURDIEU Pierre, op. cit., 1981, p. 14 ; c’est l’auteur qui souligne
271 En 1929, la panique bancaire a aggravé de fait la « crise financière » (GALBRAITH John Kenneth, La crise économique de 1929 : anatomie d'une catastrophe financière. Paris : Payot, 2011, 283 p. (Petite bibliothèque Payot)). En Argentine en 2001, cette panique a donné lieu à un gel des dépôts pour éviter de ruiner les banques (ROLLAND Denis, CHASSIN Joëlle (dir.), Pour comprendre la crise argentine : [actes d’un débat public organisé en mai 2002 sur le thème de la crise en Argentine]. Paris : L’Harmattan, 2003, 278 p. (Horizons Amériques latines))