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Tout d’abord, la construction européenne trouve ses principales difficultés dans l’attachement

des citoyens des différents pays envers leur État-nation. Pourtant l’Union européenne est pensée,

selon S. Kahn, professeur de science politique, comme « ne s’oppos[ant] pas aux États-nations

européens : elle favorise leur existence dans une période d’affaiblissement brutal de leur

influence dans l’espace mondial »

291

. Elle devrait alors plutôt être appréciée des citoyens étant

donné qu’elle encourage le maintien de la nation et de l’État. Toutefois, l’utilisation des

monopoles étatiques est disputée par l’Union européenne. A. Cohen et al. Précise que le champ

du pouvoir européen est « un espace où, précisément, se joue la « démonopolisation » du

pouvoir d’État, le devenir de tous ses monopoles pris dans les batailles d’élites »

292

. Se trouve ici

une des raisons du rejet de l’Union européenne. Cette attaque, aussi mesurée soit-elle, envers les

291 KAHN Sylvain, « Les fondements nationaux de la construction européenne ». Questions internationales, n° 51, 2011, p. 67

292 COHEN Antonin et al., « Esprits d’État, entrepreneurs d’Europe » [Document en ligne] Actes de la recherche en sciences sociales, n°166-1677, 2007, volume 1, p. 6. Disponible sur : http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2007-1-page-5.htm (consulté en septembre 2016)

pouvoirs de l’État peut être mal vécue par les citoyens français, dans la mesure où l’État est

depuis très longtemps un acteur central de la vie en société. À cet égard, la lutte première pour

l’Europe politique est une lutte pour la légitimation qui s’adresse à une « opinion publique

européenne »

293

. Certaines mesures sont d’ailleurs prises pour entretenir des rapports directs

avec les citoyens dans ce que J. Bonnacorsi, chercheuse en sciences de l’information et de la

communication, et C. Ollivier-Yaniv appellent le « tournant délibératif »

294

.

D’un point de vue plus sociologique, la pensée de N. Elias est utile pour comprendre

l’attachement des citoyens à l’État dans son rapport à la construction européenne. Il constate un

« processus d’intégration sociale globale »

295

– détaillé dans le chapitre 4 –, soit la poursuite

d’une unité politique plus grande que celle proposée par l’État. Ce processus nécessite un

apprentissage dans la mesure où les individus doivent apprendre à accepter cette intégration,

comme cela a été fait pour l’intégration dans l’espace politique dominé par l’État. En étudiant

les transformations de l’équilibre « nous-je »

296

, N. Elias évoque les évolutions qui ont traversé

les sociétés modernes. Il existe dans celles-ci de multiples niveaux d’intégration, comme le

groupe, la région, l’État, les associations supranationales, etc. Le « nous » désigne dans l’ultime

instance l’humanité entière et est le plus sentimental quand il désigne la famille. Toutefois

aujourd’hui, le « nous familial » n’est plus aussi fort parce que la famille n’est plus une

institution à laquelle on ne peut échapper. D’un côté, le « je » prime en partie car les individus

peuvent décider du « nous » en faisant le choix de rester avec leur famille ou pas. D’un autre

côté, comme les relations sont moins stables, il faut que l’individu soit plus à même de se

contrôler s’il veut les maintenir. N. Elias précise que le besoin d’affection est toujours présent

mais que les individus sont plus prudents, de ce fait ils ne parviennent pas à combler ce besoin.

L’État dans nos sociétés a pris la place de la famille, il correspond à l’unité sociale première, il

est au « premier rang des unités de survie »

297

. Les individus ont donc intériorisé cet attachement

au niveau national, vécu comme le principal espace de protection du fait de la présence de

l’État, dont une des missions centrales est de garantir la sécurité de ses citoyens.

293 ALDRIN Philippe, HUBÉ Nicolas « introduction générale : les affaires publiques européennes, un monde de médiations » In : ALDRIN Philippe, HUBÉ Nicolas, OLLIVIER-YANIV Caroline, UTARD Jean-Michel (dir.),

Les médiations de l'Europe politique. Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 2014, p. 19 (sociologie politique européenne)

294 BONACCORSI Julia, OLLIVIER-YANIV Caroline « Le « tournant » délibératif de la politique de la communication de l’UE entre 2005 et 2009 et ses paradoxes : Le cas des Consultations Citoyennes Européennes » In : ALDRIN Philippe, HUBÉ Nicolas, OLLIVIER-YANIV Caroline, UTARD Jean-Michel (dir.), Les médiations de l'Europe politique. Strasbourg : Presses Universitaires de Strasbourg, 2014, p. 115 (sociologie politique européenne)

295 ELIAS Norbert, op. cit, 1997, p. 217 296Ibid.

1.1.2 – La figure de l’État-providence comme source potentielle

d’attachement envers l’État

La figure de l’État-providence impose l’État comme une institution qui sait prendre soin des

individus qui composent son territoire. Bien entendu, cet attachement est relatif et n’est pas

partagé par l’ensemble de la population. Pour le philosophe et politologue français J.-M.

Ferry

298

, la société nationale ne s’entend plus avec l’État national, car son coût marginal aurait

dépassé son utilité marginale. Selon, J.-M. Ferry, l’État-providence serait un poids pour une

partie de la population. Toutefois, notons que la majorité est déterminante dans un système

politique représentatif. Alors, si l’on se fie aux résultats des différentes élections où la question

de la construction européenne est posée – comme le référendum du traité constitutionnel

européen de 2005 –, il semblerait que la majorité se porte plutôt vers un soutien de l’État, et

notamment parce qu’il fournit une aide quotidienne à de nombreux individus. Rappelons que

l’Union européenne est tournée vers une économie de marché, qui, elle, ne veut pas supporter

ces aides financières dites « sociales ». Les recommandations du Conseil de l’Union européenne

(composée des ministres nationaux de chaque pays de l’UE

299

) formulées en juillet 2016 sont

incontestables sur ce point

300

. Il y est notamment indiqué que la France doit s’attacher à

« assurer une correction durable du déficit excessif en 2017 au plus tard en prenant les mesures

structurelles requises et en consacrant toutes les recettes exceptionnelles à la réduction du

déficit et de la dette », et à « entreprendre une réforme du système d’assurance-chômage afin

d’en rétablir la soutenabilité budgétaire et d’encourager davantage le retour au travail ». Le

rejet du traité constitutionnel européen en 2005 souligne en partie que les électeurs, dans leur

majorité, s’opposent à la construction européenne. En effet, si celle-ci contribue à défaire les

logiques de sécurité sociale en France, certains citoyens attachés à l’État-providence peuvent se

montrer contre et souligner l’attachement qu’ils ont envers cette figure de l’État.

D’après P. Rosanvallon

301

, l’État-providence est basé sur l’État-protecteur défini par J. Locke et

T. Hobbes. Pour les deux philosophes anglais du XVIIe siècle

302

, la condition de l’abandon de

l’état de nature pour les individus se trouve dans la garantie de la protection contre les

désagréments et les risques physiques. L’État-providence est donc la radicalisation de cet État

298 FERRY Jean-Marc, La question de l’État européen. Paris : Gallimard, 2000, 322 p. (NRF essais) 299 https://europa.eu/european-union/about-eu/institutions-bodies/council-eu_fr

300 http://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32016H0818(27)&from=EN

301 ROSANVALLON Pierre, La crise de l'État-providence. Paris : Éditions du Seuil, 1992, 183 p. (Points. Essais) 302 Dans leur ouvrage respectif : LOCKE John, Traité du gouvernement civil [Ouvrage en ligne] 1795.

Disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/locke_john/traite_du_gouvernement/ traite_du_gouver_civil.html (consulté en septembre 2014) ; HOBBES Thomas, Le citoyen ou les fondements de la politique [Ouvrage en ligne] 1649. Disponible sur : http://classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/le_citoyen/le_citoyen.pdf (consulté en septembre 2014)

qui protège. Dès la fin du XVIIIe, il existe un mouvement démocratique et égalitaire pour plus

de protection. C’est aussi, d’après P. Rosanvallon, unecorrection des représentations concernant

la figure de l’État. À l’origine, la société est représentée sous la forme de corps (le corps

politique et le corps sociale) et « le passage de l’État-protecteur à l’État-providence traduit, au

niveau des représentations de l’État, le mouvement dans lequel la société cesse de se penser

comme un corps pour se concevoir comme un marché »

303

. En ce sens, il devient le pilier central

de la société française pouvant garantir la sécurité et le bonheur des citoyens.

Malgré cette volonté protectrice et bénéfique à un certain nombre de Français, l’État-providence

est en crise pour P. Rosanvallon. Les raisons de la crise se situent dans la modification de

l'« équation keynésienne ». Les idées de l’économiste anglais ont d’ailleurs connu un succès en

France des années 1940 aux années 1960 car elles correspondaient au rôle étatique d’instituteur

de l’économie

304

. C’est à partir des années 1970, et notamment la « crise » causée par le choc

pétrolier de 1973, qu’un doute s’installe sur les finalités et limites de la solidarité mécanique à

ne pas comprendre dans le même sens que la solidarité mécanique de É. Durkheim

305

entretenue par l’État. En somme, P. Rosanvallon rappelle que l’État-providence s’est inscrit dans

des conditions socio-historiques, dont une économie en croissance, qui aujourd’hui ont changé

et invitent à un changement au niveau de l’État. Il faudrait, selon lui, reformuler les rapports

entre l’État et la société en se sortant de la dichotomie étatisation et privatisation. L’attachement

des citoyens à la figure de l’État-providence est alors mesuré au regard de changements qui sont

apparus dans les quarante dernières années, surtout avec l’apparition et maintenant la

domination des représentations néo-libérales. Ces dernières se posent, au moins dans le champ

politique, comme de vives critiques à l’encontre de la providence étatique

306

.

La discussion de l’attachement des Français à l’État amène à évoquer la construction

européenne et la critique de l’État-providence. Ce changement de sujets, quoi que fortement liés,

met en lumière que cette question ne peut être réglée sans prendre en compte de nombreux

éléments qui composent la société française. En tout cas, cette discussion permet de relever trois

caractéristiques des citoyens français dans leur attachement à l’État. Premièrement, il n’existe

pas de dévotion totale, éloignant toute posture critique vis-à-vis de l’organisation ou le

303 ROSANVALLON Pierre, op. cit., 1992, p. 25

304 ROSANVALLON Pierre, « Histoire des idées keynésiennes en France » [Document en ligne] Revue française d’économie, n°4, 1987, volume 2, pp. 22-56. Disponible sur : http://www.persee.fr/doc/rfeco_0769-0479_1987_num_2_4_1158 (consulté en septembre 2016)

305 DURKHEIM Émile, De la division du travail social. Paris : Presses Universitaires de France, 2013, 416 p. (Quadrige)

306 Sur ce point voir JOBERT Bruno, THÉBERT Bruno « France : la consécration républicaine du néo-libéralisme », IN : JOBERT Bruno (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe. Paris : L'Harmattan, 1994, pp. 21-86

fonctionnement de l’État. Contrairement à l’ordre socio-politique d’une société dite

« primitive », il n’est pas nécessaire d’être absolument soumis et de croire profondément en cet

ordre. L’étude de M. Godelier, anthropologue français sur la tribu de

Papouasie-Nouvel-Guinée

307

, les Baruyas, montre que ces derniers sont totalement dévoués à leurs institutions et

que la critique ou le non-respect de celles-ci peut entraîner la mort ou l’exclusion (soit la mort

sociale). À l’inverse, les exemples ne manquent pas dans nos sociétés modernes de mouvements

citoyens critiquant l’État et ses décisions (par exemple le mouvement citoyen « La Manif pour

Tous » qui s’oppose à la décision d’autoriser le mariage homosexuel en 2013). L’État est donc

aimé comme détesté par les citoyens. Comme le résume N. Elias, « les liens affectifs de la

personne individuelle à son propre État peuvent être ambivalents ; ils prennent souvent la forme

de haine amour. Mais de quelque nature qu’il soit, le lien à son propre État national est vif et

puissant. »

308

Deuxièmement, l’attachement s’il est présent, ne se déroule pas sans frictions. Les

citoyens contestent, protestent et affirment leur mécontentement au travers de deux moyens

principaux, le sondage et les manifestations. Les rapports entre État et citoyens sont de ce fait

des rapports indirects, passant la plupart du temps par des acteurs intermédiaires comme les

médias ou les instituts d’opinion.

Troisièmement, a cours en France un attachement des citoyens (pas de tous) envers l’État. Cet

attachement procède de l’histoire de l’État-nation français où l’État a contribué, surtout à l’aide

de son monopole symbolique, à fixer les limites et les caractères de l’unité politique française,

en décidant de la langue, de l’unité de mesure, des symboles nationaux, etc. Il procède aussi de

la participation première de l’État à la sécurité des Français. Il est la première unité de survie

d’après la terminologie élasienne, ce qui soulignerait un attachement envers cette institution

centrale qui est présente dès la naissance d’un individu et qui a toujours été là pour s’en occuper,

dans l’optique de l’État-providence. Dans ce sens, l’attachement pourrait enfin procéder d’une

vision utilitariste, où l’État est vécu à travers ce qu’il apporte, matériellement et financièrement,

au quotidien des individus. Comme l’État apporte plus qu’il ne coûte, l’individu ressent un

certain attachement pour cette source positive d’apports

309

. L’attachement n’est pas sans faire

penser à la domination exercée par l’État.

307 GODELIER Maurice, Au fondement des sociétés humaines : ce que nous apprend l’anthropologie. Paris : Albin Michel, 2007, 292 p. (Bibliothèque Albin Michel Idées)

308 ELIAS Norbert, op. cit., 1991, p. 285

309 C’est d’ailleurs une des explications possibles pour justifier le manque d’attachement à l’Union européenne, où les citoyens considéreraient ne pas retirer assez d’avantages du fait d’être européens ; sur ce point voir GAXIE Daniel, « À propos des attitudes des citoyens à l’égard de l’ « Europe » : ce que nous savons et ce que nous ne savons pas encore » In : GAXIE Daniel, HUBÉ Nicolas, de LASSALLE Marine, ROWELL Jay (dir.), L’Europe des Européens : enquête sur les perceptions de l’Europe. Paris : Economica, 2011, pp. 7-26 (Collection. Études Politiques).

1.2 – L’acceptation de la domination de l’État et de la communication