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Chapitre II. Les grandes découvertes

3. Le soutien du fascisme

Le dossier personnel à la Reale Accademia d'Italia retrace le travail de Giuseppe Tucci et explique l'intérêt de la restitution de textes en sanscrit, leur langue de rédaction originelle, à partir de traductions en chinois et en tibétain. Ce travail fort difficile, selon le rédacteur anonyme de la note concernant Giuseppe Tucci, seuls en étaient capables, les orientalistes Max Müller (1823- 1900)372, et Sylvain Lévi (1863-1935). Dès 1928, Max Walleser373, professeur d'indologie à l'université d' Heildelberg, écrivait dans The Indian Historical Quarterly de septembre 1928 :

« ... On peut mentionner les noms de La Vallée Poussin, Stcherbatsky, Tucci et le travail splendide qu'ils ont fait et d'autres pionniers dans le vaste champ de la littérature sanscrite tardive... »374.

Et le philologue britannique Frederick William Thomas, ajoutait :

“...Je suis en contact avec votre merveilleux élève Tucci, qui continue ses recherches en sanscrit, tibétain, et chinois. Nous allons bientôt publier un de ses articles dans le Journal of Royal

Asiatic Society...‖375.

372Fils d'un poète romantique, Max Müller était proche de Felix Mendelssohn et de Carl Maria von Weber, son parrain. A Leipzig, il étudia la musique, puis le sanscrit et la civilisation indienne. Influencé par Schelling, il devint professeur de philologie comparée, puis de théologie comparée à Oxford(1868-75). Il analysa les mythes tels la rationalisation des phénomènes naturels. Son enseignement sur les cultures originelles « aryennes » n'était pas de racisme. In : DETIENNE, Marcel, Müller, Friedrich Maxmilian dit Max, Encyclopædia Universalis [en ligne], sur le site:http://www.universalis.fr/encyclopedie/muller-friedrich-maximilian-dit-max/ consulté le 2 septembre 2015.

373Max Walleser (1874-1954) indologue allemand, enseigna à l'institut d'études sur le bouddhisme à Heidelberg. membre de la fraternité Teutonia à Fribourg, il se consacra à l'étude de thèmes bouddhiques.

374In : The Indian Historical Quarterly, septembre 1928, p. 56, cité dans la note de la Reale Accademia d'Italia, p. 10.

Parmi les oeuvres de Giuseppe Tucci, il faudrait citer l'édition du texte de

l'Abhisamaya, texte fort ardu de l'école du Yogâçâra376. L’auteur de la note

continue ainsi : « ...En Tucci, il y a aussi l'étoffe de l'explorateur audacieux... »377. Pour les détails pratiques, l'ambassadeur d'Italie à Londres, Dino Grandi demanda à Lord Simon, ministre des Affaires étrangères, une exemption douanière

concernant le matériel de l'expédition Tucci le 3 mai 1933, dont voici l’inventaire

:

-« ...toiles de tente pour deux personnes, -400 boites de conserve,

-30 bouteilles de brandy, -30 kilos de chocolat... ».

Pour l'expédition de 1935, conscient de la nécessité de mieux préparer le voyage, sachant qu'il convenait de faire face aux intempéries et d'apporter des cadeaux aux officiels Tibétains, la liste s'allongeait :

“...100 kilos de chocolats,

-650 boites de conserves -50 unités de matériel sanitaire, -matériel photographique, -matériel de camping,

-deux pistolets...”

Giuseppe Tucci était constamment à la recherche de fonds, comme en témoigne la réponse négative en date du 29 mars 1933 rédigée par le directeur des humanités de la fondation Rockefeller, David H. Stevens378. Oscar Nalesini, a avancé l'idée que les premiers voyages au Ladakh auraient été financés sur fonds propres.

376L'école Yogaçara est née au IVe siècle, fondée par Maytreyanatha Asanga et Vasubandhu. Cette école philosophique correspond à l'« âge d'or » de la culture indienne de l'époque Gupta. Le centre de ce courant se trouvait à l'université de Nâlandâ, dont l'influence s'étendait dans toute l' Asie. Le Yogaçara décrit la réalité de façon extrêmement précise et cohérente. Source : THAKCHOE, Sonam, "The Theory of Two Truths in India", In : ZALTA, Edward (ed.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, 2011, [en ligne ] sur le site

:http://plato.stanford.edu/archives/sum2011/entries/twotruths-india/, consulté le 10 septembre 2015.

377Op. cit. Dossier Tucci , Reale Accademia d'Italia, p. 14.

378Source : réponse de David H. Stevens, directeur de la fondation Rockefeller , New York, 29 mars 1933. Dati biografici Tucci, Reale Accademia d'Italia, B17, 3, vol. 1, fasc.92-3.

Il écrivait dans des magazines de grande diffusion comme Le Vie d’Italia

e del Mondo de l'Italian Touring Club, L’Illustrazione italiana, The Illustrated London News, Nuova Antologia. Certaines sociétés commerciales accordèrent

leur soutien financier à Giuseppe Tucci Ś l’industriel Isnardi d’Imperia en Ligurie,

l'académicien et industriel Prassitele Piccinini, passionné par le monde asiatique sponsorisa partiellement les expéditions de 1935, 1937 et 1939379. Enfin, il convient également de citer dans la liste des donateurs les sociétés de conserve alimentaire Cirio et Buitoni380 et l'antiquaire Corcos, de Rome, qui finança Tucci en 1939, afin d'acheter des objets d'art tibétain, vendus au ministère italien de l'instruction publique après la Seconde Guerre Mondiale et donnés au Muséo Nazionale d'Arte Orientale. Dans une missive adressée par le président du Sénat Luigi Federzoni, le 18 septembre 1939, au ministre des changes Felice Guarneri, il est précisé que la préparation financière des missions serait organisée par la présidence de l'Accademia dei Lincei en collaboration avec le ministre des changes et valeurs. Au cas particulier, le Duce avait donné son accord afin que la succursale du Banco di Napoli à Rome, soit autorisée à émettre un chèque de 50 000 lires, payable à Bombay en faveur de Giuseppe Tucci. Un tel soutien illustre l'attention toute particulière accordée par les plus hautes instances de l'Etat à ses voyages381. Il possédait une collection depuis ses premiers voyages, qui ne cessa de s'enrichir au fil des années. On trouve d'ailleurs une partie des photographies des objets de la fin des années 1928 et 1930, lors de son séjour à Calcutta et à Dacca.

379Les fonds suivants avaient été donnés pour les expéditions de Giuseppe Tucci : novembre 1934, 100 000 lires, septembre 1936, 100 000 lires. Et 20 000 lires, avril 1937, 40 000 lires. Les fonds furent donnés aux voyageurs par l'intermédiaire de l'Accademia Reale d'Italia. Source :

Accademia Nazionale dei Lincei, Lettre de Prassitele Piccinini a Sua Eminenza Carlo Formichi, Vice presidente reale Accademia d'Italia. 10 aprile 1937. XV et note du 16 aprile 1937-XV. 380Op. Cit. TUCCI, Giuseppe e Ghersi, Eugenio, Cronaca della Missione scientifica Tucci nel Tibet occidentale 1933, Roma, 1934, p. 136. Cité par NALESINI, Oscar, Assembling Loose pages, p. 97-99.

En 1936, l'explorateur Marco Pallis382 écrivit une lettre au Foreign and Political Department de Simla, dans laquelle il s'opposait aux méthodes de Giuseppe Tucci. Les deux hommes s'étaient rencontrés en 1933 à Namgya, dans la vallée du Sutlej. L'affaire fut classée sans suite. Certains officiels Britanniques commentèrent ensuite laconiquement le voyage de Giuseppe Tucci au Gyantse :

« ...Le Professeur Tucci a cette fois eu peu de possibilités de piller .. ».

Jusqu'en 1945 le gouvernement tibétain aurait désormais coupé court aux voyages de Giuseppe Tucci en raison du pillage de villages entiers de leurs sites archéologiques383. Giuseppe Tucci déclarait que l'état de pauvreté du Tibet occidental avait amené des habitants du pays à vendre à bas prix livres et d'objets d'arts en 1935. L'envoi de Giuseppe Tucci par le gouvernement italien n'était pas neutre comme en témoigne la note qui le concerne à la Reale Accademia d'Italia, on y salue à la fois sa collecte fructueuse de 70 manuscrits. Par ailleurs, la découverte inestimable du texte du Madhyântavibhâga ou

« Discrimination du milieu et des extrêmes » de l'auteur bouddhiste Maitreya (IIe siècle ap. J. C.), dans une version commentée par Vasubandhu384 et Sthiramathi385, était un événement.

381Source : TUCCI, Giuseppe, corrispondenza, 1929-1942. MAE, Busta 7, fascicolo 81, ref 22 058 XI.

382Ibid. Tucci and Ghersi, Cronaca della Missione scientifica Tucci nel Tibet occidentale, p. 162- 163, PALLIS, Marco, Peaks and Lamas, London Cassel, 1946, p. 76-77. Cité par NALESINI, Oscar, Assembling Loose pages, p. 100-101.

383Op. Cit. FARRINGTON, 2002, Prof. Giuseppe Tucci, British Intelligence on China in Tibet, 1903-1950 ,p. 149-150, 175-177.

384Originaire du Gandhara, le moine bouddhiste Vasubandhu, (c.IVe-Ve siècles) fut l’un des fondateurs de l’école yogàçàra avec son demi-frère Asanga et Maitreyanatha. Il est également le vingt-et-unième patriarche du zen. Souvent considéré comme un bodhisatva, ses écrits, dont le plus important est le Trésor de l’Abhidhamma , ont été traduits en chinois et en tibétain, et ont influencé les bouddhismes mahayana et vajrayana. Source : Vasubandhu, Dizionario di filosofia, 2009,[enligne],http://www.treccani.it/enciclopedia/vasubandhu_%28Dizionario-di-filosofia%29, consulté le 10 mai 2017.

385Sthiramati était un moine bouddhiste (VIèmesiècle). Il a travaillé dans la cité de Valabhi, au Gujerat, et probablement à Nàlandà, siège d'une université bouddhique et fut l'auteur de commentaires sur le Yogàçàra. In : TAKASAKI, Jikido, A Study on the Ratnagotravibhga

L'auteur anonyme de la note concernant Giuseppe Tucci ajoutait que le grand indologue Sylvain Lévi, s'était aussitôt empressé d'en demander une copie, mais que Giuseppe Tucci ne se laisserait pas « ...doubler... ». En effet, il avait commencé à travailler à l'édition critique de l'ouvrage, accompagné des traductions tibétaine et chinoise386. Dans cette affaire, la confiance des autorités fascistes lui était totalement acquise,

« ...La découverte de ce texte est un événement qui place l'Italie dans une position de premier plan dans le domaine des études sino- tibéto-indologiques... ».

Selon l'auteur de la note de l'Accademia dei Lincei, cet évènement était lié à la conjonction de trois facteurs :

« ...un homme tel que Tucci au tempérament scientifique exceptionnel, les encouragements éclairés du chef de l'Etat, et enfin la chance. Un de ces facteurs serait venu à manquer, les autorités n'auraient pu annoncer cette “victoire italienne “dans le domaine

extrêmement aristocratique des études philologiques... »387.

Tucci y est décrit comme “

« ... Une plante qui a fleuri alors grâce au mérite et aux vertus du régime fasciste, d'autant plus qu'il est le premier orientaliste italien qui ait été le plus soutenu par le régime, dans un domaine où la compétition scientifique internationale [était] particulièrement marquée.. ».388.

Les voyages de Giuseppe Tucci et de son maître Carlo Formichi, donnèrent lieu à des conférences dont celle prononcée au siège de la Reale Accademia d'Italia, sur le Tibet et le Népal en 1938. Etaient présents les académiciens Orestano, Paribeni, Volpe, Bottazzi, Daimelli, De Blasi, Fermi, Giordani, Guidi, Parravanao, Saveri, Vallauri, Pavolini, Romaguidi.

386Op. Cit. Note Tucci Giuseppe, RealeAccademia d'Italia, p. 14 387Ibid, note Giuseppe Tucci Reale Accademia d'Italia, p. 14 388Ibid, note Giuseppe Tucci, p. 14

En introduction, Carlo Formichi décrivait l'itinéraire de 1 600 kilomètres, pendant 4 mois, à pied, à cheval, sur l'altiplano de l'Himalaya, dont il évoqua la beauté. Puis, Giuseppe Tucci aborda la religion du Tibet pré- bouddhiste, substrat de la religion tibétaine et les monuments du pays. L'ouverture du Népal aux Européens, permit à Giuseppe Tucci de retrouver le

Pramana Vartika de Daharmakiti, oeuvre capitale en sanscrit que l'on croyait perdu389. Patronné par l'Accademia Reale d'Italia de 1931 à 1939, Giuseppe Tucci garda en intégralité, à son domicile personnel, le fonds photographique, jusqu'en 1975, avant de le remettre au Museo Nazionale d'Arte Orientale qui conserve également les photos de l'IsMEO conformément aux dispositions de l'accord de 1957 avec le ministère de l'Education publique. Ce fonds se compose de 14 000 photographies prises lors des voyages de Giuseppe Tucci de 1925 à l'expédition de 1948. Si l'Himalaya y est largement représenté, on y trouve également environ 300 photos de la période japonaise 1937-1940390. Par ailleurs, l'orientaliste, dont la santé commençait à décliner depuis les années soixante- dix, avait désormais des difficultés à identifier les photographies prises lors des voyages. En 1984, suite à réorganisation de l'IsMEO, impulsée par son président, l'iranologue Gherardo Gnoli, lui-même élève de Giuseppe Tucci, Domenico Facenna, conservateur du musée national d'art oriental, et Deborah Klimburg- Salter391, de l'université de Vienne, conscients de la valeur de cette collection photographique, entamèrent l'inventaire du fonds.

389Reale Accademia d'Italia B2 f. 17 785-XIV Tucci viaggi 1932 Les travaux des [...philosophes...] Asanga et Vasubandhu, de l'école Yogaçara, et des logiciens Dignàgà et Dharmakirti, ont profondément influencé la pensée bouddhique. Ils reconnaissent deux modes de connaissance : la perception sensible directe et l'inférence rationnelle basée sur la logique. Ce courant influença l'école tibétaine des Gelupkas. OLSON, Carl, Historical Dictionary of Buddhism, 2009, Toronto, Plymouth, The Scarow Press, 329 p.

390Op. cit. NALESINI, Oscar, Assembling Loose pages, p.105. 391 Op. Cit. NALESINI, Oscar, Assembling Loose pages, p.105.

Au Ladakh 1930.

Source :http://new.lecentocitta.it/giuseppe-tucci-uno-scienziato-esploratore, consulté le 10 mars 2016.

Il s'agit de l'expédition à laquelle participèrent Giulia Nuvoloni et Giuseppe Tucci. Les sommets de l'Himalaya apparaissent en plans très sombres.

Sur la gauche un sommet enneigé ouvre sur un vide béant. À l’arrière-plan figure

un massif élevé avec ses glaciers et ses névés. Le ciel, couvert et bouleversé, les

contrastes de lumière, rappellent la dureté de l’ascension, la menace oppressante de la nature face à l’audace des hommes. Juste silhouettés au sommet, on devine à

l'extrême gauche un homme, peut-être Giuseppe Tucci, un chapeau clair sur la tête, qui semble mener la cordée, suivi de quatre sherpas, qui portent les paquets du voyage, et Giulia Nuvoloni à l'extrême droite. Les six alpinistes aguerris

regardent vers le ciel. En contraste avec le caractère étrange de l’ensemble, la

présence humaine révèle, y compris sur une petite échelle, l’euphorie, et le courage des hommes triomphant de l’élément hostile, voire du régime fasciste

Au Tibet 1937.

Source : http://esploratoredelduce.it/categorie/luoghi/tibet, consulté le 10 mars 2016.

En 1937 sur la lancée des premiers succès, et animé par une véritable passion, reconnu par les plus hautes instances du régime fasciste, Giuseppe Tucci partit au Tibet accompagné du photographe Fosco Maraini. Nous sommes entre Gangtok, Yatung, Samada, Iwang, Gyantse. La neige a recouvert les flans et les sommets de l'Himalaya apparaissent très clairs, le pyramidion va être atteint par la cordée. Sur la gauche deux hommes précèdent la cordée, les deux

Italiens ? Tous sont encore dans l'effort des derniers mètres d’ascension. La

cordée des douze sherpas est lourdement chargée du matériel de l'expédition. Les quatorze alpinistes sont encore dans l'effort des derniers mètres d’ascension.

Ces conquêtes des sommets sont susceptibles d'être utilisées par le Minculpop. L'Italie fasciste peut montrer au monde entier ses réussites, qui viennent au bon moment, après la crise éthiopienne, qui a isolé le pays sur la scène internationale. Le message transmis au monde entier pourrait être le suivant : « Le fascisme et ses hommes ne pourraient être si mauvais, regardez donc ! Le destin nous sourit ».