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Chapitre 1. Introduction générale

1.3 Le risque et le développement de l’enfant

L'année postnatale constitue une période charnière dans le développement de l'enfant et l'établissement de sa relation à la mère (Maggi, Irwin, Siddiqi, & Hertzman, 2010; A. Stein et al., 2010). Durant cette période, les mères agissent généralement comme principal pourvoyeur de soins à l'enfant et jouent ainsi un rôle clé dans son développement (Barkin et al., 2010). Parallèlement, elles doivent aussi faire face à de nombreux changements biologiques, psychologiques et sociaux qui génèrent du stress et les vulnérabilisent aux difficultés personnelles et conjugales (Bener, Sheikh, & Gerber, 2012; Negron, Martin, Almog, Balbierz, & Howell, 2013). Bien que normative, cette transition en présence d’une ou de plusieurs difficultés significatives vécues simultanément peut compromettre le plein potentiel des mères sur le plan parental tout comme le développement de leurs enfants (Beck, 2001; Leigh & Milgrom, 2008; Woolhouse, Gartland, Hegarty, Donath, & Brown, 2012). Confrontées à de nombreuses inégalités socioéconomiques et psychosociales découlant d’anciennes politiques d’oppression culturelle, les mères inuites du Nunavik risquent de vivre davantage de difficultés durant l'année postnatale, lesquelles sont susceptibles de nuire à leurs habiletés à pourvoir au développement optimal de leur enfant (Bowen, Stewart, Baetz, & Muhajarine, 2009; Commission de vérité et réconciliation du Canada, 2015a; Yelland, Sutherland, & Brown, 2010).

1.3.1 Facteurs de risque et vulnérabilité de l’enfant à travers son développement

Les différents phénomènes qui accroissent la probabilité de l'enfant de se développer en deçà des attentes en regard de son âge chronologique et selon son contexte culturel sont considérés comme des facteurs de risque (Wright, Masten, & Narayan, 2013). Dans une population donnée, les facteurs de risque ne sont pas des marqueurs d'inadaptation, mais plutôt des indices permettant d'identifier les individus susceptibles de présenter un développement sous-optimal. La vulnérabilité et la résilience face aux risques peuvent toutefois varier selon la période développementale traversée par l'enfant. Par exemple, O'Dougherty Wright et ses collaborateurs (2013) précisent que les nouveau-nés et nourrissons sont hautement vulnérables aux facteurs de risque affectant leurs pourvoyeurs de soins en raison de leur grande dépendance à leur égard. Par contre, le développement de ces nourrissons est susceptible d'être moins influencé de façon directe par des facteurs distaux et

complexes, comme une guerre ou un désastre naturel, car leur compréhension de ces incidents est nulle. Ainsi, la vulnérabilité de l'enfant dépend à la fois de son niveau de maturité développementale et de la nature des risques en présence.

1.3.2 La nature du risque et le développement de l’enfant

De nombreuses associations entre les risques expérimentés par les mères durant les premières années postnatales et les trajectoires développementales plus défavorables chez l'enfant sont bien documentées auprès de populations occidentales8 (Benzies, Mychasiuk, & Tough, 2015; Candelaria, O’Connell, & Teti, 2006; de Campos, Savelsbergh, & Rocha, 2012; Derauf et al., 2011; Maggi et al., 2010; Shaw, Owens, Giovannelli, & Winslow, 2001). Autant la présence de risques de nature socioéconomique que celle de risques de nature psychosociale semblent être associée à des répercussions négatives sur différentes sphères du fonctionnement de l’enfant9.

1.3.2.1 Le risque de nature socioéconomique. Le risque de nature socioéconomique

chez les mères, caractérisé par des facteurs tels un faible revenu, un niveau d'éducation moindre ou la monoparentalité, est associé à des performances inférieures sur le plan de la motricité fine et grossière (de Campos et al., 2012; McPhillips & Jordan-Black, 2007), du développement cognitif global, du développement langagier et des apprentissages scolaires (Christensen, Zubrick, Lawrence, Mitrou, & Taylor, 2014; Letourneau, Duffett-Leger, Levac, Watson, & Young-Morris, 2013; Maggi et al., 2010; McPhillips & Jordan-Black, 2007; Sektnan, McClelland, Acock, & Morrison, 2010; Tong, Baghurst, Vimpani, & McMichael, 2007). Dans une étude auprès d’enfants de 4,5 ans, McPhillips et Jordan-Black (2007) ont observé des effets modérés10 (Cohen, 1992; Durlak, 2009) en comparant les

performances moyennes de ceux de milieux favorisés et de milieux défavorisés sur le plan

8 Dans le cadre de la thèse, le terme occidental renvoie à la culture nord-américaine et

européenne.

9 Différentes mesures et méthodologies sont utilisées dans le cadre des études présentées dans

cette section et vont influencer leurs résultats de sorte qu’il n’est pas possible de les comparer directement. En ce sens, notre intérêt se centre sur les associations relevées par ces études.

10 Les tailles d’effet sont qualifiées selon les critères statistiques déterminés par Cohen

(1992). Ces derniers ne reflètent pas nécessairement la valeur pratique ou clinique des effets observés (Durlak, 2009).

de la motricité (dextérité manuelle, motricité grossière et coordination) (d = 0,76) et du langage réceptif (d = 0,67). Une méta-analyse a également documenté les effets d’indicateurs composites de statut socioéconomique sur le développement cognitif et langagier d’enfants de 3 à 19 ans. Elle a obtenu des effets significatifs, mais de petites tailles : Hedges’s g = 0,35, (CI = 0,24, 0,46, p < ,001) (Letourneau et al., 2013).

1.3.2.2 Le risque de nature psychosociale. Le risque de nature psychosociale chez

les mères influence aussi négativement le développement des enfants. La présence de symptômes anxio-dépressifs durant l'année postnatale prédit des issues sous-optimales ou même négatives sur le plan du développement moteur et cognitif ainsi que du fonctionnement socio-affectif de l'enfant (Azak, 2012; Bernstein, 2006; Black, Baqui, Zaman, Arifeen, & Black, 2009; Cornish et al., 2005; Darcy et al., 2011; Galler, Harrison, Ramsey, Forde, & Butler, 2000; Hughes, Roman, Hart, & Ensor, 2013; Luby, Stalets, & Belden, 2010; Righetti- Veltema, Bousquet, & Manzano, 2003; Stanley, Murray, & Stein, 2004). Selon la méta- analyse de Beck (1998), les effets documentés sur le développement cognitif et émotionnel de l’enfant sont généralement faibles à modérés, mais significatifs (r = 0,18, d = 0,36 à r = 0,22, d = 0,45). Pour les études réalisées auprès de nourrissons de 18 à 19 mois, la grandeur de l’effet demeure petite à modérée, mais légèrement plus élevée (r = 0,24, d = 0,50, p < ,001) (Beck, 1998; Grace, Evindar, & Stewart, 2003). Il ressort également que la persistance des symptômes dépressifs postnataux des mères contribue significativement à la baisse les performances des nourrissons aux mesures de développement (Azak, 2012; Cornish et al., 2005; Righetti-Veltema et al., 2003).

L’exposition précoce à la violence entre les parents semble aussi avoir des répercussions négatives sur le fonctionnement de l’enfant. En effet, cette dernière a été associée à des quotients de développement verbal et non verbal plus faibles, à des problèmes affectifs et comportementaux, à des difficultés sur le plan de la régulation émotionnelle ainsi qu'à une réduction des comportements prosociaux chez l'enfant (Bogat, DeJonghe, Levendosky, Davidson, & von Eye, 2006; Briggs-Gowan, Carter, & Ford, 2012; Carpenter & Stacks, 2009; Huth-Bocks, Levendosky, & Semel, 2001; Thomas, 2009; Walker et al., 2011). L’effet global de l’exposition à la violence domestique sur les comportements internalisés (symptômes dépressifs et anxieux) et externalisés (troubles des conduites,

hyperactivité), les perceptions et les cognitions, le syndrome de stress posttraumatique et sur la compétence sociale obtenue à partir de 37 études est significatif, mais il demeure relativement petit (Zr = 0,20, p < ,001)11 (Chan & Yeung, 2009). Les méta-analyses de

Kitzmann et al. (2003) et de Wolfe et al. (2003) révèlent par ailleurs que l’âge de l’enfant modère les effets de l’exposition à la violence domestique puisque les tailles d’effet sont supérieures chez les enfants de 5 ans et moins (d = -0,34, n = 73, SE = 0,03, p < ,01 et Zr = 0,22)12 et de 6 à 12 ans (d = -0,31, n = 39, SE = 0,05, p < ,01 et Zr = 0,23) que chez les

adolescents de 13 ans et plus (d = -0,25, n = 10, SE = 0,07, p < ,01 et Zr = 0,11).

La consommation abusive de substances (alcool ou drogues illicites) des parents est reliée à des indicateurs moins optimaux de santé, à des difficultés de comportements externalisés (agressivité, déficit de l'attention et opposition) et internalisés (anxiété et dépression), au développement d'un attachement insécurisé de même qu'à des difficultés scolaires (taux plus élevé de redoublement) et cognitives (Brook, Brook, & Whiteman, 2003; Conners et al., 2004; Díaz et al., 2008; Eiden, Edwards, & Leonard, 2002; Flykt et al., 2012; Osborne & Berger, 2008; Peleg-Oren & Teichman, 2006). En effet, Diaz et ses collaborateurs (2008) constatent que comparativement à des enfants de 6 à 17 ans de parents n’ayant pas de problème de consommation, les enfants de parents alcooliques sont plus susceptibles de présenter des symptômes psychopathologiques sous-cliniques (OR = 2,0, 95% IC 1,5, 3,1), d’avoir un diagnostic de trouble mental (OR = 4,5, 95% IC 2,1, 9,5), d’avoir de faibles résultats à l’école (OR = 9,3, 95% IC 2,5, 34,6) et d’être plus faibles sur le plan des habiletés verbales (OR = 0,8, 95% IC 0,78, 0,98), des habiletés visuo-constructives (OR = 0,9, 95% IC 0,92, 0,98) et des fonctions exécutives (OR = 0,9, 95% IC 0,93, 0,99).

1.3.3 Le nombre de risques cumulés et le développement de l’enfant

11 Les tailles d’effet exprimées en score Z

r découlent des transformations suivantes : les tailles

d’effet, usuellement exprimées en score d, ont d’abord été transformées en score r pour faciliter la comparaison avec les études utilisant aussi ce type d’analyses statistiques; puis, les r de Fisher ont été transformés en Zr afin de permettre la standardisation de toutes les

tailles d’effet (Chan & Yeung, 2009; Wolfe et al., 2003).

12 Dans la méta-analyse de Kitzmann, Gaylord, Holt et Kenny (2003), les grandeurs d’effets

de Cohen sont négatives, car elle représente une association entre l’exposition à la violence et les conséquences négatives chez l’enfant.

L'étude des facteurs de risque maternels considérés individuellement permet de mieux saisir leur contribution propre au développement de l'enfant (Zeanah & Doyle Zeanah, 2009). Il s’agit d’une approche d'amorce, établissant les bases de la compréhension du risque dans une population. Elle n'offre toutefois pas nécessairement une perspective réaliste de l'adversité environnementale dans laquelle les mères et leurs enfants évoluent, et ce, particulièrement auprès de populations vivant de nombreuses inégalités (Kelley et al., 2010; MacKenzie, Kotch, Lee, Augsberger, & Hutto, 2011; Wright et al., 2013). En effet, il est rare de n'identifier qu'un seul facteur de risque au sein d'un même environnement (Sword, Clark, Hegadoren, Brooks, & Kingston, 2012). Les facteurs de risque tendent plutôt à s’accumuler et à interagir sur les plans personnels et contextuels. Par exemple, l'étude de Walker et ses collaborateurs (2013), réalisée à 6 semaines postpartum, démontre que les mères défavorisées sur le plan financier portent un fardeau souvent beaucoup plus imposant de difficultés psychosociales (dépression ou détresse psychologique) et adoptent davantage de comportements risqués pour leur santé (tabagisme ou consommation importante d'alcool). Whitaker, Orzol et Kahn (2006) constatent que les mères expérimentant un problème de santé mentale, de la violence conjugale ou des difficultés de consommation sont davantage susceptibles de cumuler plus d'une de ces conditions, comparativement aux mères n'en présentant aucune.

1.3.3.1 L’approche par cumul de risques. La conceptualisation cumulative du risque

postule que le développement de l'enfant est affecté par le fardeau croissant de stress résultant de l'augmentation du nombre de facteurs de risque (Lanza, Rhoades, Greenberg, & Cox, 2011). Aucune considération n'est accordée à la nature spécifique des facteurs de risque en présence, c'est plutôt l'addition du poids de chacun qui en vient à outrepasser les capacités d'adaptation de l'enfant, à paralyser ses possibilités de résilience et à nuire à son développement (Wright et al., 2013). Plus le nombre de facteurs de risque croît, plus la présence de difficultés augmente alors que les possibilités de développement normatif ou optimal diminuent (Jaffee, Caspi, Moffitt, Polo-Tomás, & Taylor, 2007; MacKenzie, Kotch, & Lee, 2011).

1.3.3.2 Cumul de risques et développement de l’enfant. Issue de la Rochester

premières à avoir soutenu empiriquement l’approche par cumul de risques en psychologie du développement en démontrant d'importantes différences entre les résultats d'enfants de milieux défavorisés présentant peu de facteurs de risque (0, 1, 2) par opposition à ceux en cumulant davantage lors d'évaluations intellectuelle et de la santé mentale. Sur le plan intellectuel, les enfants de 4 ans sans facteur de risque se situent en moyenne 2 écarts-types (i.e. 30 points de quotient intellectuel) au-dessus de leurs semblables cumulant huit ou neuf facteurs de risque; chaque facteur de risque additionnel correspond à une baisse moyenne de 4 points du quotient intellectuel verbal. Sur le plan de la santé mentale, cette étude rapporte aussi que les enfants exposés à cinq facteurs de risque et plus sont 12,3 fois plus susceptibles de présenter des symptômes psychopathologiques que ceux exposés à un seul. Ces résultats ont été répliqués plus récemment par des auteurs ayant examiné différents aspects du développement de l'enfant (Appleyard, Egeland, Dulmen, & Alan Sroufe, 2005; Atzaba- Poria, Pike, & Deater-Deckard, 2004; Flouri & Kallis, 2007; Murray, Irving, Farrington, Colman, & Bloxsom, 2010; Weitzman, Edmonds, Davagnino, & Briggs-Gowan, 2014). Cependant, peu d'études utilisant une conceptualisation cumulative du risque durant l'année postnatale et l'ont mise en lien avec le développement de nourrissons. Flouri, Tzavidis et Kallis (2010) démontrent que le nombre de facteurs de risque familiaux expérimenté par l'enfant durant sa première année de vie prédit directement les scores totaux de difficultés de comportement et ceux de comportements externalisés à 36 mois. Whitaker et ses collaborateurs (2006) rapportent que le taux de problèmes de comportement à 36 mois augmente en fonction du nombre de risques psychosociaux cumulés par la mère lors de l'année postnatale.