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Le partage des pervers

Dans le document tel-00780176, version 1 - 23 Jan 2013 (Page 42-48)

« Je me garderais bien d’innocenter les plus vi-cieux penchants et les plus dégradantes pas-sions, mais je ne veux pas qu’on confonde la perversion avec la perversité. Je prends donc le parti de l’homme qui tombe malade et qui s’égare […] et j’abandonne évidemment le li-bertin de profession au mépris de tous les hon-nêtes gens »

Henri Legrand du Saulle, Traité de médecine légale, 1874

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Introduction

Deux ensembles thétiques opposés, fondés sur le même présupposé, sont des écueils pour l’épistémologie et l’histoire du concept de perversion en psychiatrie1.

Un premier ensemble de thèses, qui peut être dit « positiviste », affirme le franchissement d’un seuil de rationalité scientifique spécifique pour la psychiatrie de la perversion sexuelle, corollaire d’un usage technique et descriptif du concept qui romprait avec ses origines et sa sémantique morales2.

Un second faisceau de thèses peut être dit « relativiste ». Prenant acte de la dimension morale du concept et du ton souvent moralisateur des textes qui le mettent en œuvre, il nie la rationalité du discours sur les perversions sexuelles qu’il renvoie, parfois avec ironie, à une prolifération exotique d’étrangetés3, iden-tifiant ainsi les différentes entités pathologiques que sont les perversions à des avatars plus ou moins complexes des désordres sociaux. L’expression

« perversion sexuelle », sous ses fards scientifiques sitôt démaquillés, ne serait qu’un nouveau nom pour les vices et débauches de l’Ancien Régime, et les crimes dont les nouveaux bourgeois n’auraient su que faire. À bien y regarder, cette conception est une thèse positiviste inversée. Si elle discrédite la rationalité des discours sur la perversion, c’est qu’elle les compare à une norme idéale implicite de scientificité à laquelle ils sont bien en peine de correspondre.

1. Il s’agit bien entendu d’une schématisation des positions épistémologiques possibles ; la réalité des différentes thèses sur le sujet est donc plus complexe que leur modélisation. Cette dernière à cependant pour vertu de dégager les présupposés épistémologiques partagés et/ou opposant les uns et les autres.

2.DAVIDSON, Arnold, 2005 (2001), L’Émergence de la sexualité. Épistémologie historique et forma-tion des concepts, traducforma-tion de DAVIDSON, Arnold, 2001, The Emergence of Sexuality. Historical Epistemology and the Formation of Concepts, Cambridge, Mass : Harvard University Press,128.

3. Si le terme « exotique » apparaît chez Foucault, Georges Lantéri-Laura n’hésite pas, lui, à considérer la Psychopathia Sexualis de Krafft-Ebing comme un « magma sans structure » (Lantéri-Laura, 1979). Les énumérations qui présentent des « catalogues » de toutes les aberrations sexuelles au XIXe siècle tombent involontairement dans le même travers. C’est le cas de deux textes récents de l’historienne Sylvie Chaperon, au demeurant très nourris, clairs et instructifs (CHAPERON, Sylvie, 2007, Les Origines de la sexologie. 1850-1900, Paris : Audibert, en particu-lier le chapitre 5 nommé de manière symptomatique « Petit catalogue des aberrations et autres perversions sexuelles », CHAPERON, 2008, La médecine du sexe et les femmes. Anthologie des per-versions féminines, Paris : La Musardine). Elle y décrit pêle-mêle des cas d’hystérie, de nympho-manie, de masochisme, d’anaphrodisie, d’érotonympho-manie, de fétichisme, etc., présentant dans la même série, et sur le même plan, des syndromes pourtant différenciés. Ce type d’énumération laisse alors penser au lecteur que la psychiatrie de la sexualité au XIXe siècle n’est qu’un fatras de théo-ries irrationnelles et idéologiques, que nous aurions, nous, sagaces contemporains, bien heureu-sement su dépasser.

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Les deux positions supposent ainsi une conception disjonctive des relations entre perversion pathologique et perversion morale : la conception positiviste soutient la possibilité d’une psychiatrie de la sexualité libérée des éléments mo-raux4, tandis que la posture relativiste nie les ambitions médicales et épistémolo-giques de cette dernière en assimilant le discours des perversions à un habillage idéologique des normes sociales.

Aucune de ces deux conceptions ne rend compte des chemins sinueux d’une histoire hésitante encore inachevée. Elles passent en effet à côté du problème central traversant le concept de perversion sexuelle dès sa naissance dans les années 1820, où il apparaît d’abord comme une variété de la perversion patholo-gique5 : celui de l’établissement des limites, jamais joué, et des relations, faites de distances et de dangereuses proximités, entre la maladie mentale et la perversité morale. Ce problème met en jeu la possibilité même de l’objectivation de la per-version pour la psychiatrie, dans une dynamique complexe de fondation et d’approfondissement d’un savoir de la subjectivité cherchant à se dégager de l’anthropologie morale. Le caractère décisif de cette difficulté n’apparaît qu’à la condition d’un choix méthodologique particulier : saisir dans sa pure positivité le discours sur les perversions, sans chercher à le comparer a priori à une norme de rationalité extérieure à lui-même ; sans vouloir non plus y déceler à toute force des ruptures par lesquelles des seuils épistémologiques auraient été définitive-ment franchis. C’est aussi à cette condition que peut être identifiée la persistance du problème des relations entre perversion pathologique et perversité morale jusqu’au XXe siècle, persistance qui permet de tracer une ligne continue entre la naissance de la perversion comme objet psychiatrique, l’abandon de cette catégo-rie nosographique dans la psychiatcatégo-rie américaine en 1980 en partie pour ces rai-sons d’embarrassantes contiguïtés avec la morale, et les images et discours ac-tuels sur les pervers sexuels.

Georges Lantéri-Laura, qui a publié une histoire de la perversion sexuelle quatre années après le travail de Foucault au Collège de France, a tenté d’analyser cette difficulté par le recours à une distinction de niveau entre théorie scientifique et représentations sociales ou doxa :

4. C’est l’intention du projet des aliénistes au XIXe siècle, comme celle des psychiatres d’aujourd’hui.

5. L’histoire de la perversion sexuelle se confond ainsi, dans sa première ère, avec celle du concept psychiatrique de perversion pathologique.

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« Le discours scientifique est à la fois connaissance vraie (ou présumée vraie) des phé-nomènes et connaissances des opinions (sociales) sur les perversions […]. En matière de perversions, nous ne pouvons oublier que c’est la doxa qui délimite le champ des phénomènes dont l’épistémè traitera : l’opinion veut indiquer le domaine des compor-tements pervers, et la connaissance reste, à cet égard, tributaire de l’opinion, même si elle modifie en cours de route l’étendue de ce champ6 »

Cette différence de niveau a le mérite de la clarté et de la simplicité ; c’est aussi son défaut. Tout d’abord, la différence entre doxa et épistèmè tend à mainte-nir la distinction absolue entre morale et savoir du point de vue des contenus, en dépit des relations que Lantéri-Laura tisse entre elles : la doxa propose, la science dispose. Ce modèle des relations entre savoir psychiatrique et réalités sociales oblitère l’immense complexité de l’entreprise d’objectivation des perversions, dont la persistance de problèmes isomorphes depuis presque deux siècles est la preuve. Elle suppose ensuite une épistémologique générale de la « science », et de l’« opinion ». Mais la psychiatrie a vocation d’intervenir au sein du corps so-cial ; elle est autant un savoir qu’elle est une praxis – ce sur quoi insistait forte-ment Lantéri-Laura, lui-même psychiatre7 - ce qui ne saurait que profondément affecter ses objets.

Qui plus est, l’épistémè n’existe pas plus que la doxa ; ce sont des notions bien trop massives pour rendre compte de ce qu’elles visent à objectiver. L’ensemble des représentations sociales de la sexualité est en effet le produit de l’articulation de savoirs multiples, de normes intériorisées ou refusées par les individus, et de procédures de pouvoir. Il n’y a pas une doxa sur la sexualité au XIXe siècle, mais des discours et des pratiques, aux rationalités, rythmes, sujets et objets diffé-rents, que l’histoire de la sexualité s’est ingéniée à décrire dans toute sa com-plexité depuis les années 1970.

Enfin, cette distinction de niveau implique de façon implicite que le savoir psychiatrique serait producteur de vérité – vérité relative mais vérité tout de même –, au contraire de la doxa, dont la désignation l’oppose par essence à la vérité. Mais la psychiatrie est une pratique un discours immanents aux autres discours et pratiques ; elle ne possède nullement le privilège de produire des ob-jets et des vérités sur le sexe, loin d’être la seule discipline traversée par une

6. LANTÉRI-LAURA, 1979, 15.

7. LANTÉRI-LAURA, Georges, 1991, Psychiatrie et connaissance : essai sur les fondements de la pathologie mentale, Paris : Sciences en situation. LANTÉRI-LAURA, Georges, 1998, Essai sur les paradigmes de la psychiatrie moderne, Paris : Éditions du Temps, 41.

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lonté de savoir. D’autres discours officiels produisant des savoirs du sexe sont évidemment présents au XIXe siècle : le discours juridique, la médecine de la sexualité et du couple, bien distincte de la psychiatrie8, les différents discours moraux – la théologie et philosophies morales au premier chef –, mais aussi ce que Foucault nommait les savoirs assujettis, i.e. les savoirs locaux, disqualifiés par les disciplines officielles comme insuffisamment rationnels et conceptuels9. Tous sont tous des structures d’objectivation, porteurs de leurs rationalités pro-pres, produisant des énoncés susceptibles d’être vrais ou faux, et des modèles de la subjectivité. Appliquer l’opposition de la doxa et de l’épistèmè au savoir psychia-trique des perversions écrase l’ensemble de ces productions de vérité, et re-conduit le partage, qui est exclusion, entre savoirs officiels ou « nobles » et sa-voirs assujettis, assimilés à une opinion incapable de procédures épistémiques et objectives. Il faut donc contourner cette grille de lecture à la séduisante simplici-té.

Le fond du propos de Lantéri-Laura reste cependant juste : ce sont bien les pratiques et les procédures sociales qui créent les premières conditions de visibi-lité des objets psychiatriques ; elles en sont tributaires dans leur matériavisibi-lité et par les problèmes qui les traversent. Sa thèse exemplifie aussi un choix méthodo-logique essentiel qui est le refus de recourir à la confortable thèse du mixte. Faire de la perversion sexuelle un concept mixte est, certes, prendre acte de la coexis-tence de diverses dimensions. Mais cela évite d’en livrer la moindre analyse, qui supposerait la description d’un système de relations et non l’affirmation inutile, obscure et confuse de l’existence d’un mélange (le « mixte ») revenant, au fond, à assimiler le concept de perversion sexuelle à une indistincte mélasse épistémolo-gique dont il vaut mieux et vite s’éloigner. Il faut, au contraire, déployer dans un état des lieux la diversité des usages du terme « perversion » dans la médecine au

XVIIIe siècle, où il a ses origines, dans la psychiatrie au XIXe siècle, et dans les discours moraux, où il est présent. Deux types de sources permettent de dresser cette cartographie préalable : les dictionnaires généraux et médicaux, dont la fonction est d’enregistrer des usages déjà acquis, et les textes psychiatriques et psychopathologiques qui présentent des variations spécifiques et hétérogènes en

8. CORBIN, Alain, 2007, L’harmonie des plaisirs, Paris : Perrin, et CHAPERON, 2007.

9. FOUCAULT, Michel, 1997 (1975-1976), Il faut défendre la société. Cours au Collège de France 1975-1976, Paris : Seuil-Gallimard, 8-9.

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rapport à ces usages génériques. Une telle analyse permet de mettre en lumière trois points essentiels et articulés.

Premièrement, du point de vue des conditions d’objectivation, la définition différentielle de la perversion pathologique et de la perversité morale est au XIXème siècle une nécessité conceptuelle. Deuxièmement, cela implique la coex-tensivité d’un problème de partage au concept de perversion avec un , qui suppose la confrontation aux identifications possibles entre maladie et désordres moraux et sociaux. Troisièmement, la psychiatrie au XIXe siècle a problématisé les rela-tions entre la sexualité psychopathologique et le mal, qui ne se jouent ni en ter-mes de recouvrement ni en terter-mes d’exclusion. Dès son émergence, le discours psychiatrique sur la perversion sexuelle est un lieu instable aux cadres fragiles, pris entre deux opposés qui ne sont pas la réplique de ceux auxquels l’historien est confronté : un moralisme médical fusionnant déviations pathologiques et dé-sordres, et un positivisme psychiatrique cherchant à évacuer de son objet les di-mensions morales au profit de l’idéal d’une description psychophysiologique ob-jective de la sexualité.

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