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La monomanie en débat

Dans le document tel-00780176, version 1 - 23 Jan 2013 (Page 111-123)

Conflits interprofessionnels

Il est pourtant nécessaire de compléter cette analyse. Car Esquirol, Ferrus et Marc notent, comme en passant, un fait essentiel dans leur rapport : les médecins ne sont pas les seuls à avoir décelé de la pathologie mentale dans les comporte-ments du chevalier d’Arzac. Les « diverses autorités » qui ont envoyé le prévenu à l’asile plutôt que dans une maison de correction l’ont bien estimé fou.

« Il est remarquable que les diverses autorités qui se sont succédées, et qui ont ordonné l’arrestation du sieur D., l’ont regardé comme fou, et l’ont en conséquence fait renfermé [sic] dans des maisons de fous et non dans des maisons de correction16 »

Cette notation importante témoigne du fait que la difficulté de distinguer la santé de l’aliénation partielle n’est pas toujours si profonde qu’elle ne puisse être spontanément réglée par des profanes. Autrement dit, ce problème du partage n’est pas issu de l’observation empirique. La difficulté de déterminer si le sieur d’Arzac est fou ne relève pas d’une stricte indiscernabilité phénoménale mais d’une indis-cernabilité conceptuellement constituée. Un commissaire de police peut bien voir que d’Arzac est fou et l’envoyer à l’asile. La difficulté n’apparaît en réalité qu’au

16. ESQUIROL, MARC, FERRUS, Guillaume Marie André, « Rapport d’expertise » dans LEURET, 1830, 198-224. Ceci est aussi attesté par GEORGET, 1826, 168-169.

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ment où le chevalier conteste son internement, c’est-à-dire au moment où il fait intervenir les magistrats17, sommant alors les médecins de justifier leur diagnostic dans ce qui relève d’un débat entre aliénistes et magistrats – comme en témoigne largement le texte extrêmement polémique des avocats Dupin et Tardif. Ces derniers instrumentalisent le procès du chevalier pour contester la doctrine des monomanies. Dans le cas d’Arzac, le partage entre maladie et santé mentale ne pose nullement problème au niveau immédiat de la perception ordinaire du

« dérangement mental » ; il ne le devient que dans des procédures de justification qui ne sont pas simplement empiriquement fondées, mais font intervenir des conceptualisations qui, elles, se révèlent problématiques. Car, comment justifier, notamment face à la justice, le diagnostic qui soutient l’internement et duquel il dépend, si la folie qu’il prétend décrire n’est plus constituée que d’un délire par-tiel qui peut se restreindre à un objet dont l’avocat peut rétorquer qu’il est pure-ment moral ? Ludger Lunier résumera très bien ce problème en 1861 :

« Souvent, d’ailleurs, le rôle du médecin appelé comme expert n’est pas des plus faciles.

Il ne lui suffit point en effet d’être convaincu de l’existence de l’aliénation mentale, il faut qu’il fasse partager sa conviction aux autres18 »

On identifie ici les deux nœuds centraux du problème posé par la doctrine des monomanies et son application aux phénomènes sexuels, l’un épistémologi-que et issu de la nature des objets en jeu, l’autre politiépistémologi-que et institutionnel, et relevant des interactions conflictuelles entre médecins et magistrats. L’enjeu étant la distribution des sujets (asile, prison, ou liberté), c’est dans les cas de

« monomanie homicide » (une folie réduite à l’acte de tuer rendant ce dernier de prime abord complètement indiscernable de tout autre crime19) que la probléma-tique liée au caractère partiel des monomanies sera portée à son plus haut de-gré20.

L’histoire de ce second problème est bien connue, rappelons-la simplement dans les grandes lignes. Le code de 1810 renforce une coopération déjà existante,

17. En 1826.

18. LUNIER, Ludger, 1861, compte rendu de « La folie lucide, étudiée et considérée au point de vue de la famille et de la société, par M. Trélat », Annales médico-psychologiques, série 2, 7, 658-664 : 659.

19. Voir chapitre 4.

20. Elle le potentialise, et le démultiplie, mais n’en est pas le creuset original, contrairement à la lecture qui est souvent livrée, à la suite de Foucault, de ce moment de l’histoire psychiatrique.

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mais non systématique21, entre médecins aliénistes et magistrats ; elle réclame en effet le partage entre le criminel et le fou, en posant l’exclusion réciproque du crime et de la folie :

« Il n’y a ni crime ni délit, lorsque le prévenu étoit en état de démence22 au temps de l’action, ou lorsqu’il a été contraint par une force à laquelle il n’a pu résister23 »

Quant à la procédure d’expertise, elle est codifiée dans les articles 43 et 44 du Code d’instruction criminelle24. La présence de la psychiatrie comme auxiliaire dans l’appareil judiciaire et ses procédures relève donc d’une nécessité, d’un fait précoce qui préside au développement de la psychiatrie criminelle25. Toutefois, la disjonction claire dans l’article 64 marque l’inexistence première du problème de partage. Ce dernier semble au contraire facile et limpide : ou bien fou, ou bien criminel ; ou bien irresponsable, ou bien responsable26. La difficulté ne provient donc pas de l’énoncé juridique.

Il faut souligner, à la suite de Marc Renneville, la coopération et l’acculturation réciproque des médecins et des autorités judiciaires durant le

XIXe siècle27 contre une certaine hypothèse insistant sur les conflits interprofes-sionnels et politiques entre aliénistes et magistrats dans la perspective d’un pou-voir psychiatrique en soif d’extension et de légitimité. Toutefois, cette articula-tion ne s’est pas faite sans heurts ni conflits ; l’erreur consiste à généraliser à l’ensemble des relations entre psychiatres et magistrats une analyse juste, mais limitée, de ce qui constitue un conflit majeur28 entre les deux ordres : la question des monomanies, et plus spécifiquement la querelle des monomanies homicides.

21. Castel rappelle ainsi que cette dernière existe depuis le XVIe siècle, inaugurée dans les procès en sorcellerie. CASTEL, 1976, 61 et 62.

22. Si ce terme dénote une entité pathologique spécifique dès Pinel, elle fut interprétée d’emblée comme synonyme d’« aliénation ».

23. Article 64 du Code pénal de 1810, dont on peut trouver une reproduction dans ANONYME, 1812, Les Cinq Codes de l’empire français. 1. Code Napoléon. 2. Code de procédure civile. 3. Code de commerce. 4. Code d’instruction criminelle. 5. Code pénal. Suivis de la taxe des frais et dépens, des lois transitoires. Édition conforme à celles de l’imprimerie impériale, Paris : Mame.

24. Voir ANONYME, 1810, Code d’instruction criminelle, édition conforme à l’édition originale du

« Bulletin des lois ». Suivi des motifs exposés par les conseillers d’État et des rapports faits par la commis-sion de législation du Corps législatif, sur chacune des lois qui composent le code, Paris : Mame, 12.

25. Chapitre 5.

26. C’est ce qui fait, selon Robert Castel, l’absence de centralité première du problème du partage entre crime et folie avant que n’apparaisse la monomanie, qui brouille les cartes en introduisant l’existence d’une folie partielle. CASTEL, 1976, 174.

27. RENNEVILLE, Marc, 2003, Crime et folie. Deux siècles d’enquêtes médicales et judiciaires, Paris : Fayard, 187.

28. « En apparence », car ce conflit ne remet en cause ni la présence des psychiatres au sein du système judiciaire ni leur légitimité.

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L’opposant le plus connu à la doctrine des monomanies fut en France l’avocat Élias Regnault, auteur de deux ouvrages sur le sujet en 182829 et 183030. L’opposition qu’il y manifeste concerne avant tout la « monomanie homicide », cette folie caractérisée par une « perversion instinctive » marquée par le passage à l’acte violent mais qui, souvent, n’engage aucun autre symptôme que l’acte qui en est l’effet. Regnault résume bien l’inquiétude des magistrats, qui repose sur le caractère partiel des folies invoquées : puisque la symptomatologie de la folie partielle peut se limiter, en droit, à un unique acte criminel31, la monomanie in-troduit une indiscernabilité complète entre les crimes ayant leur source dans la volonté libre du sujet (quand bien même cette dernière serait inclinée par les pas-sions) et ceux qui ont pour cause une maladie mentale.

Les effets pratiques redoutés par les magistrats sont alors les suivants : transformer l’asile de Charenton en prison de la Bastille32, c’est-à-dire multiplier et légitimer les internements abusifs quand les actes incriminés ne sont pas des illégalismes et ne méritent donc pas d’entrer dans le système judiciaire, comme le soulignent Dupin et Tardif33 ; transformer les criminels en fous : soutenir médi-calement, par la doctrine des monomanies, des simulations de folie déjà trop fré-quentes de la part des accusés34 ; vider la Force pour remplir Charenton :

29. REGNAULT, Élias, 1828, Du degré de compétence des médecins dans les questions judiciaires rela-tives aux aliénations mentales et des théories physiologiques sur la monomanie, Paris : Warée.

30. REGNAULT, 1830, Nouvelles réflexions sur la monomanie homicide, le suicide, et la liberté morale, Paris : Baillière.

31. On trouve notamment cela dans les célèbres procès du crime (infanticide suivi d’anthropophagie) commis en 1817 par celle que Foucault nomme dans Les anormaux, à la suite de Jean-Pierre Peter, « la femme de Sélestat », dont l’expertise est retranscrite par Marc dans les Annales d’hygiène publique. MARC, 1832, « Examen médico légal d’un cas extraordinaire d’infanticide, par le Docteur Reisseissen de Strasbourg, extrait et traduit du 11e volume des an-nales de médecine politique de Kopp », Anan-nales d’hygiène publique et de médecine légale, série 1, 8, 397- 411. Voir FOUCAULT, 1999, et PETER, 1972, 251-259. L’accusée, qui a tué sa fille et a fait cuire une de ses cuisses avec des choux, n’a jamais manifesté de dérangement mental. Face à l’énormité du crime, incompréhensible et sans raison apparente, le médecin légiste a donc forgé l’hypothèse d’une folie dont l’existence et le symptôme se sont limités aux crimes : « Cependant il se crut obligé, pour l’honneur de l’humanité, de considérer l’accusée comme ayant été privée de sa raison, lors de l’affreux évènement l’ayant conduite devant la cour d’assises », MARC, 1832, 402.

On trouve la même hypothèse formulée dans le célèbre crime d’Henriette Cornier, en 1826, sur lequel nous reviendrons.

32. N’oublions pas que pour la période concernée la Bastille est encore la métaphore et le symbole de tout enfermement arbitraire. Dupin et Tardif citent d’ailleurs volontairement la lettre de ca-chet, cet autre symbole de l’arbitraire du tyran : « le temps de la lettre de cachet est passé », LEURET, 1830, 206.

33. « Le fait de remettre un écrit inconvenant, en vers ou en prose, doit être improuvé sous le rapport des bienséances : l’oubli, le mépris, l’anéantissement de la pièce en sont le juste châti-ment ; mais la loi ne met pas un tel fait au rang des délits », idem, 205.

34. Élias Regnault insiste surtout sur ces deux derniers points en stigmatisant « l’excuse de la folie ».

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« déresponsabiliser » des criminels pourtant responsables, amenant à un mauvais partage entre asiles et prison :

« La monomanie est une ressource moderne ; elle serait trop commode, tantôt pour ar-racher les coupables à la juste sévérité des lois, tantôt pour priver arbitrairement un ci-toyen de sa liberté. Quand on ne pourrait pas dire : il est coupable ; on dirait, il est fou ; et l’on verrait Charenton remplacer la Bastille35 »

Plus grave encore, c’est la mort qui est en jeu : celle méritée par le criminel, qui risque de lui être épargnée36.

Les magistrats refusant la doctrine des monomanies n’attaquent en réalité nullement les imputations de folie en tant que telles, mais ses soubassement épis-témologique et ses effets pratiques et pénaux : folie partielle, limitée à un objet ; indiscernabilité subséquente entre les actes ayant pour origine la volonté libre et ceux ayant pour cause la maladie ; triple effet pratique menant à la confusion de la folie et du crime.

« Dans tous les prétendus cas de monomanie homicide rapportés par les auteurs, ou bien il y avait d’autres actes de délire qui attestaient la folie bien caractérisée, ou bien le meurtre, loin d’indiquer la perte de la liberté, révélait la liberté dans toute son éten-due37 »

Le souhait des magistrats est simple : il faudrait que la folie reste entière.

Est-ce en premier lieu à cause d’une rivalité avec ces nouveaux acteurs judiciaires que sont les aliénistes, comme l’ont mis en évidence Foucault38, Goldstein39 et Dowbiggin40 ? Si, pour Foucault, il s’agit d’une question politique générale en-gageant le pouvoir des médecins dans la société, Goldstein insiste plus précisé-ment sur les luttes interprofessionnelles en connexion avec des questions

35. Idem, 206.

36. « Tant que la peine de mort existera, et elle existera probablement longtemps encore, la ques-tion de la monomanie homicide sera d’une haute importance ». REGNAULT, 1828, IX

37. REGNAULT, 1830, 64.

38. FOUCAULT, 1999.

39. GOLDSTEIN, Jan, 1997 (1987), Consoler et classifier. Essor de la psychiatrie, Paris : Synthé-labo, traduction de GOLDSTEIN, Jan Ellen, 1987, Console and classify. The French Psychiatric Profession dans the Nineteenth Century, New York : Cambridge University Press, 209-264 et GOLDSTEIN, 1998, « Professional knowledge and professional self-interest : The rise and fall of Monomania dans nineteenth-century France », International journal of law and psychiatry, 21, 385-396. Voir en particulier les pages 388 à 393. Goldstein tire des conclusions générales à partir de son étude de 1987. Ainsi Georget, sans doute le défenseur le plus connu de l’application du dia-gnostic de monomanie homicide, fut largement attaqué par les royalistes, considéré comme parti-san d’un intolérable libéralisme, au point d’être l’objet de pièces de théâtre railleuses.

40. DOWBIGGIN, 1993.

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logiques et politiques41. La perception que les aliénistes ont de leur rôle social éminent, notamment en termes d’hygiène sociale, accrédite cette thèse42. S’agit-il plutôt d’un abus réel de la catégorie de monomanie homicide, notamment par Georget, abus dont la réception négative fut à la mesure de la médiatisation dont les procès concernés ont fait l’objet à l’époque, où Georget fut désavoué par cer-tains aliénistes jugeant sévèrement ces excès de philanthropie médicale ? Les deux explications sont sans doute vraies. Mais sous cette hypothèse d’une

« guerre de frontières43 » aux enjeux sociologiques, se tapit une raison structurelle, qui échappe aux « acteurs » concernés : l’affrontement de deux théories de la subjectivité aux finalités différentes, qui ne sont pas antithétiques – elles admet-tent bien toutes deux que l’imputabilité suppose une volonté non contrainte – mais pourtant incompatibles.

Il s’agit, en effet, pour les magistrats, de respecter l’énoncé disjonctif de l’article 64, afin de préserver le principe même de la pénalité ; ce dernier est en-core dans les années 1820-1830 une responsabilité fondée sur l’hypothèse de la liberté morale. Nulle coexistence possible, donc, mais une exclusion réciproque : il faut que la folie soit totale pour que le crime et la liberté qu’il suppose puissent le rester44. Ainsi, tout en acceptant la place de l’expertise et une collaboration déjà ancienne avec les médecins, ce que refusent les magistrats est la transforma-tion de l’objet folie, car la loi ne leur permet pas de faire autrement. Comme l’ont

41. Jacques Postel reprend à son compte cette hypothèse sociologique et politique : « De nom-breuses discussions au cours desquelles ont voit les deux corps, celui des magistrats d’un côté, celui des aliénistes de l’autre, défendre leur prestige, leurs intérêts, leurs places sur la société […] À travers la doctrine de la monomanie homicide, et sa défense, se joue certainement celle de l’existence de la profession psychiatrique », Postel M. et J., 1988, « Esquirol et la monomanie homicide », Histoire des sciences médicales, 22, 181-186 : 184-185.

42. À ce titre voir prospectus de présentation exemplaire des Annales d’hygiène publique en 1829 par Marc : ce dernier décrit très précisément le rôle central des médecins dans la société : « La médecine n’a pas seulement pour objet d’étudier et de guérir les maladies, elle a des rapports intimes avec l’organisation sociale ; quelquefois elle aide le législateur dans la confection des lois, souvent elle éclaire le magistrat dans leur application, et toujours elle veille, avec l’administration, au maintien de la santé publique. Ainsi appliquée aux besoins de la société, cette partie de nos connaissance constitue l’hygiène publique et la médecine légale », MARC, 1829,

« Prospectus », Annales d’hygiène publique et de médecine légale, série 1, 1, V-VIII. L’hygiène publi-que, sous la houlette des médecins, doit ainsi « éclairer le moraliste et concourir à la grande tâche de diminuer le nombre des infirmités de l’esprit sociale. Les fautes et les crimes sont des maladies de la société qu’il faut chercher à guérir, ou, tout au moins, à diminuer », VII.

43. BOULEY, D., MASSOUBRE, C., SERRE, C., LANG, F., CHAZOT, L., et PELLET, J., 2002,

« Les fondements historiques de la responsabilité pénale », Annales médico-psychologiques, 160 (5-6), 396-405 : 402.

44. Sur le fait que c’est bien la liberté fondant la responsabilité qui est l’enjeu de la querelle des monomanies homicides, voir POSTEL, Jacques, « La “ monomanie homicide ’’ d’Esquirol : une maladie sans symptôme ? », dans GRIVOIS, Henri (ed.), 1990, Les monomanies instinctives. Funes-tes impulsions, Paris : Masson, 7-16, 12.

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souligné Gladys Swain et Georges Lantéri-Laura, c’est bien la folie totale, et non l’espèce d’aliénation homonyme des nosographies psychiatriques, que désigne ce terme de « démence » dans l’article 6445 : « le point de référence reste du côté du trouble massif, général, spectaculaire »46. Les magistrats sont donc dans l’impossibilité logique d’accepter la transition d’une aliénation totale, de cette ab-solue déraison qu’elle était dans l’Ancien Régime47, vers une folie dans laquelle le sujet reste paradoxalement bien présent. Il ne s’agit donc pas d’un problème em-pirique, mais bien conceptuel, qui engage la « manière de penser la folie »48. Mais en 1820 ce combat est déjà d’arrière-garde ; car, comme l’ont montré, dans de très belles pages, Gladys Swain et Marcel Gauchet49, le geste inaugural de l’aliénisme pinélien est de rendre sa folie au fou, et de fonder la possibilité d’un traitement reposant sur un dialogue avec l’insensé50, ce qui suppose la présence préservée de la subjectivité au sein d’une aliénation qui n’est jamais totale51. En ce sens, et avant même la manie sans délire, il n’y a de folie que partielle ; le fou n’est jamais bête privée de raison, et n’est que rarement dans cette démence que mentionne le code de 1810.

Plus particulièrement, Swain a bien analysé, à partir du procès de Hadfield en Angleterre en 180052, comment la pensée psychiatrique du crime fou a consti-tué une rupture dans l’abord de la folie. Le fait d’admettre l’existence d’une folie partielle inaugure une nouvelle manière de voir l’aliénation, qui apparaît dés Pi-nel avec la manie sans délire, mais est bien aussi en jeu dans les monomanies :

« La coupure que veut introduire Esquirol : cesser de concevoir le fou sur le modèle de cet être à la fois absolument enfermé en lui-même, inconscient des chimères qui

45. LANTÉRI-LAURA, Georges, 1990, « Évolution de la fonction d’expert au pénal : du Code de 1810 à la circulaire Chaumié », dans GRIVOIS, Henri (ed.), 1990, Les monomanies instinctives.

Funestes impulsions, Paris : Masson, 39-60, 43.

46. SWAIN, Gladys, 1994, « D’une rupture dans l’abord de la folie, in Dialogue avec l’insensé, Paris : Gallimard, 30-63 : 37.

47. Comme l’ont montré tant Foucault que Swain et Gauchet. GAUCHET, SWAIN, 1980.

48. « Ce qui est en jeu, soulignons-le, c’est une manière de penser la folie ; pas une manière de voir tous les fous en toutes circonstances », SWAIN, 1994, 36. Voir aussi SMITH, Roger, 1985,

« Expertise and causal attributions in deciding betweeen crime and mental disorder », Social studies of science, 15, 67-98 : 77 : « Law and médicine employ different explanatory structures, and therefore make empirical statements with different meaning ».

49. GAUCHET, SWAIN, 1980.

50. Pour reprendre la belle expression titre du recueil de Gladys Swain. SWAIN, 1994.

51. Voir chapitre 4.

52 . Hadfield a tiré sur le roi Georges III dans un théâtre.

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l’occupent tout entier, au point de devenir aveugle au monde qui l’entoure, simultané-ment tout désordre au dehors et tout vide au dedans »53.

La monomanie solidifie, conceptualise et théorise la coexistence intrasubjec-tive de maladie et de raison, allant jusqu’à faire de l’existence d’un seul acte la

La monomanie solidifie, conceptualise et théorise la coexistence intrasubjec-tive de maladie et de raison, allant jusqu’à faire de l’existence d’un seul acte la

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