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THE DOOMSDAY BOOK

1. LE PÈLERINAGE AUX SOURCES

« L'Amérique : une colossale recette pour créer des arriérés. »

H.JAMES1

U'EST-CE que L'Enfant de la fièvre2 (Jordan County) ? La réponse à cette question est en partie fournie par le sous-titre qui figurait dans l'édition originale de 1954 et fut omis, dix ans plus tard, lors de la réédition de l'œuvre dans le recueil intitulé Three Novels : "A Landscape in Narrative". Comme le Comté du Yoknapatawpha de W. Faulkner, Jordan County (le Comté du Jourdain) et son chef-lieu, Bristol, sont en partie calqués sur Washington County (Mississippi) et Greenville, la ville natale de l'auteur, de même Lake Jordan, mentionné dans la sixième nouvelle, a pour référent Lake Washington, situé non loin de Greenville. Jordan County est donc tout à la fois, topographie fictive et fiction topogra-phique, c'est-à-dire un récit profondément enraciné dans un lieu et pétri du limon de la terre. Le sous-titre censuré illustre clairement la solidarité essentielle d'un Lieu, qui accède à l'être par la Lettre et d'un

1 Cité par I. Hassan dans Radical Innocence (Princeton : University Press, 1961) 40.

2 Les traducteurs français ont choisi de donner comme titre au roman celui du quatrième récit, “L'Enfant de la fièvre”, substitution qui occulte le fait essentiel – mis en relief par le titre original – que le roman a pour sujet non pas un personnage mais une région : le Comté du Jourdain/Jordan County. Ce déplacement d'accent d'un lieu à un personnage modifie considérablement la perspective choisie par S. Foote aussi, pour la rétablir, ferons-nous souvent référence dans ce chapitre au Comté du Jourdain ou "Jordan County" pour désigner à la fois le territoire du romancier et l'œuvre elle-même. Rappelons enfin que l'auteur a présenté son œuvre comme étant « un roman qui a l'espace pour héros et le temps pour intrigue. Le Comté est le principal personnage - le pays lui-même. Et on remonte dans le temps pour découvrir ce qui l'a fait devenir ce qu'il est ».

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Verbe, qui en révèle l'histoire secrète et en partie refoulée. L'œuvre se met en effet à l'écoute de l'espace, « cette manière d'inconscient des civilisations3 ». Jordan County est ainsi un lieu-dit, mais aussi le dit d'un lieu, un roman-paysage ou un paysage-roman à travers lequel se déroule une quête : celle des Origines et de la Vérité. Ainsi s'affirme la fonction heuristique de l'Écriture chez un auteur qui n'écrit jamais que « pour trouver des réponses » et découvre toujours « une partie de la vérité dans l'étude du milieu4 ».

La vérité qui se fait jour dans l'œuvre est tragique : c'est un acte qui se joue à trois entre l'Espace, le Temps et l'Homme, et dont les conséquences continuent à peser sur le Sud longtemps après le baisser du rideau. Ici, la hiérarchie traditionnelle de la création romanesque qui utilise les deux premiers éléments (espace/temps) pour camper le cadre et la toile de fond sur laquelle se détache l'action du troisième (l'homme) est quelque peu bouleversée et la vedette est équitablement partagée entre les trois acteurs ; le comté lui-même accède d'ailleurs à la dignité de personnage.

À travers l'histoire individuelle de sept personnages différents, S. Foote retrace l'histoire collective, la chronique d'un comté et d'une communauté. Avec ce quatrième roman, S. Foote poursuit méthodi-quement la réalisation d'un programme qu'il a défini en ces termes :

Dans chaque roman, j'ai essayé de pénétrer une portion de ce pays avec l'intention d'écrire, avec le temps, toute une série de romans plus ou moins à la manière de Balzac ou de Zola pour montrer ce qu'était la vie dans cette région au cours de ses deux cents et quelques années d'existence5.

En fait, l'objectif est double ; par l'exploration de son territoire, le romancier accède aussi, selon la formule de Flannery O'Connor

3 G. Mairet, Le Discours et l'historique : Essai sur la représentation historienne du temps (Paris : Mame, 1974) 123.

4 S. Foote, cité par M. Gresset dans sa préface à la traduction française du roman par M.-E. Coindreau et Cl. Richard (Paris : Gallimard, 1975) 10.

5 "A Colloquium..." 284.

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– « Se connaître, c'est connaître sa région6 » – à la connaissance de lui-même.

Jordan County n'est pas seulement un paysage contemplé, par-couru du regard ; c'est un paysage mis à la question, déchiffré comme un vieux grimoire. Toutefois, à la différence d'un manuscrit qui se lit de haut en bas, ce paysage-là est parcouru à rebours, de l'aval vers l'amont, car la traversée de l'espace est à la fois remontée dans le temps et « rétrodiction7 ». L'espace n'est d'ailleurs plus vierge ; il est couvert de traces, vestiges de l'histoire. Les restes calcinés d'une plantation, un pan de forêt primitive, un vieil embarcadère, un tumu-lus indien sont autant d'archives du comté.

Comté mythique comme le Yoknapatawpha, Jordan County est aussi, ou du moins, aurait pu être, terre biblique, pays de l'alliance et de la promesse, Terre Promise, mais la quête qui anime l'œuvre mon-trera comment le Sud, « paradis géographique (l'espace pastoral) [a été] mué en enfer par l'histoire (les spoliations successives)8 ». Il y a dans l'œuvre un évident parti-pris de démythification de la pastorale du Nouveau Monde, qui faisait de l'Amérique, le lieu de la régénéra-tion de l'humanité, un second Éden où l'homme aurait pu établir, au sein d'une Nature rédemptrice, une société idéalement exempte de tous les maux affligeant la vieille Europe.

À l'apologie des mythes fondateurs de la nation américaine, répond, dans Jordan County, la condamnation de ses crimes fonda-teurs. Le Jourdain, qui a donné son nom au comté, symbolise l'inac-cessibilité du rêve américain – l'idéal est toujours de l'autre côté de la rive – et signifie sa condamnation, car le fleuve biblique est aussi celui du jugement, « la rivière du Jugement » d'après la Concordance de A. Cruden. L'œuvre tient du réquisitoire et dresse l'inventaire des crimes qui ont transformé la terre promise en terre gaste où seuls les violents l'emportent. Le paysage devient ainsi, comme c'est

6 F. O'Connor, Mystery and Manners : Occasional Prose (New York : Farrar, Strauss & Giroux, 1957) 35. Cf. également, p. 50 : « Cette exploration de soi-même sera également une exploration de sa région ».

7 G. Bourdé et H. Martin, Les Écoles historiques (Paris : Le Seuil, 1983) 306.

8 M. Gresset, “La Tyrannie du regard”, vol. II, 692.

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ment le cas dans la littérature sudiste, le support et le prétexte d'une fable morale : la topique débouche sur une métaphysique (le problème du Mal) et l'archéologie, sur une téléologie (vers quelle fin tend l'his-toire du Sud ? Quelle fin peut-on assigner à l'hisl'his-toire du Sud ?).

Au terme de cette remontée du temps, le récit débouche sur l'instant primordial où s'est noué le drame : l'intrusion d'un élément étranger et perturbateur (le Conquistador) dans un milieu dont l'équi-libre et la paix dépendaient de son maintien à distance, de l'autre côté de l'Atlantique. L'harmonie régnant entre l'Aborigène et le Continent américain est définitivement rompue quand entre en scène l'Européen et avec lui, le Mal, dont l'œuvre révèle et la nature (négation et spo-liation de l'autre, incarné successivement par l'Indien, le Noir, le Re-belle, l'Étranger, etc.) et l'origine : « il n'est pas en soi, il est de nous.

Le mal n'est pas être mais faire » (Ricœur 269). L'Amérique dès lors entre dans l'Histoire, ou plutôt y choit, et c'en est fait de l'innocence première et de la candide pastorale.

Jordan County se présente sous la forme d'une collection de nouvelles, de longueur variable, publiées à différentes dates (de 1947 à 1954) ; il y a en tout sept récits, nombre qui n'est peut-être pas dépourvu de significations particulières puisqu'il symbolise, entre au-tres choses, « la totalité de l'espace et la totalité du temps » ; c'est aus-si « le nombre de l'achèvement cyclique et de son renouvellement » et

« la clef de l'Apocalypse9 ».

Chaque texte représente un degré, une étape dans un voyage à rebours du temps, qui part des années 50 – contemporaines de la composition de l'œuvre – et s'arrête aux alentours de 1540, début de la colonisation du Sud par les Espagnols. Il en résulte une disposition strictement linéaire, que l'on peut représenter de la manière suivante :

9 Dictionnaire des symboles, vol. IV, 171.

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1950 : “Il pleut sur mon pays” : la tentative de retour au pays d'un vétéran de la seconde guerre mondiale.

1913-1940 : “Le Crescendo final” : retrace la carrière d'un cornettiste noir, Duff Conway, pendant la période appelée l'Ère du Jazz.

1920-1930 : “Une Corbeille de noces” : les années 20 servent de cadre au récit de l'échec conjugal d'une jeune femme.

1871-1911 : “L'Enfant de la fièvre” : splendeur et décadence d'une famille patricienne, les Wingate, évoquée à travers la vie de son dernier représentant, Hector Sturgis.

1865-1877 : “Le Coup de pied de la liberté” : relate les démêlés d'une Noire avec la police de Bristol pendant la Reconstruc-tion.

1778-1864 : “La Colonne de feu” : épisode de la guerre de Sécession.

Confrontation d'un jeune officier nordiste avec un patri-arche sudiste lors d'une opération de représailles menée contre la plantation de ce dernier.

1540-1797 : “Le Tertre sacré” : présente les minutes du procès d'un Indien Choctaw à l'époque de la présence espagnole.

Jordan County couvre ainsi un peu plus de quatre siècles et mêle habilement fiction et réalité historique ; c'est là une des règles fondamentales de la création littéraire chez S. Foote : l'histoire sert de cadre et d'ancrage à une œuvre romanesque.

Cette apparente diversité masque en fait une double unité. Tout d'abord, une unité de lieu (toute l'action se déroule dans le comté), puis une unité thématique ; c'est en effet au plan des thèmes que se manifestent la plus grande cohérence et la plus forte solidarité :

Entre ces deux versions monstrueuses (mais symétriques) du thème de la Relation que sont l'Aliénation et la Guerre, entre l'étrangeté absolue à soi et le désir de détruire en l'autre l'Étranger, l'adversaire menaçant, se déploie une véritable typologie de la non-coïncidence, de l'impos-sible coexistence : conflits raciaux et idéologiques, discontinuités gé-néalogiques, désunions familiales, dislocations (déracinement, exode, exil) : de récit en récit, par modulations successives, la conscience (in-dividuelle ou collective) est décrite étrangère à son temps, à sa terre, à son histoire, à l'Autre, à elle-même - déplacée dans un rapport violent,

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dans la violence d'un rapport d'inadéquation. Ce qui est montré et interrogé, dans Jordan County, sept fois exposé et interrogé, c'est l'en-fer de la relation inaccomplie : de l'impossible mise en relation10. À ce relevé, nous pourrions ajouter le motif de l'Enfermement, qui recoupe les thèmes fondamentaux de la solitude et de la non-communication. Chaque nouvelle en présente une variante : interne-ment en asile psychiatrique dans “Il pleut sur mon pays”, emprison-nement dans “Le Crescendo final” et “Le Coup de pied de la liberté”, huis clos de la chambre (“Une Corbeille de noces”) ou du grenier (“L'Enfant de la fièvre”), obsession et menace du cachot (“Le Tertre sacré”), conscience murée dans l'aphasie (“La Colonne de feu”), etc.

La tragique ironie de l'histoire a fait de l'espace américain, d'abord synonyme de liberté et d'ouverture à la nature, à soi-même et aux autres, une vaste métaphore du repliement, de la clôture et de l'encer-clement. L'Eldorado est devenu un Helldorado, un enfer doré.

10 Ph. Jaworski, “Terre promise, terre conquise, terre vaine...”, Delta, IV (mai 1977) 26.

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“Il pleut sur mon pays”

Cette nouvelle, premier maillon de la chaîne narrative que for-ment les sept récits de Jordan County, relate le retour de Pauly Green, vétéran de la Seconde Guerre Mondiale, dans sa ville natale. La situation que “Il pleut sur mon pays” va explorer et développer jus-qu'en ses plus extrêmes conséquences tient en une seule phrase que prononce le protagoniste : « Je reviens de la guerre et de tout ce bazar, je reviens ici où je suis né et où j'ai été élevé, et les gens me recon-naissent même pas dans la rue. » (25).

L'enfant du pays est donc devenu étranger à sa communauté d'origine et sa tentative de retour à la vie civile, à la normale, se sol-dera par un échec, comme le laisse prévoir une courte enclave intra-diégétique (récit dans le récit) rapportant les tribulations d'un cadavre qu'un groupe de Noirs voudrait, au grand désarroi de l'employé de gare, envoyer à Vicksburg pour une première cérémonie funèbre, puis ramener à Bristol pour l'inhumation définitive. Ce macabre contre-point augure mal de la suite ; le retour du vif s'annonce aussi difficile que celui du mort.

Le thème central de la nouvelle est un classique de la littérature américaine (le récit de E. Hemingway, "Soldier's Home" et le roman de W. Faulkner, Sartoris, en sont deux illustrations célèbres) ; sa structure ne l'est pas moins : après avoir quitté sa communauté d'ori-gine, en quête d'expérience(s), le héros, plein d'usage et de (dé)raison, essaie de reprendre sa place au sein de celle-ci et, très souvent, la boucle parfaite que devrait idéalement dessiner l'itinéraire du héros est contrariée par la non-coïncidence finale. C'est bien le cas dans cette nouvelle où la seule maison qui ouvrira ses portes au vétéran, au terme de son périple, sera la maison de fous. Ce schéma s'applique à deux autres nouvelles : “Le Crescendo final” et “La Colonne de feu” ; il sert de trame et d'emblème à une œuvre dont la visée première est précisément de faire retour aux sources et de remonter aux origines.

Ainsi, la structure des diverses parties constitutives est à l'image de celle du tout :

À cette structure narrative du retour qui organise le récit global [Jordan County] répond dans "Rain Down Home" ["Il pleut sur mon

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pays"] une organisation diégétique comparable, à savoir l'histoire du retour de Pauly Green dans sa ville natale11.

Les pérégrinations de Pauly Green se déroulent sous un double regard ; tout d'abord, le regard inquisiteur d'un observateur anonyme et impassible qui relate l'histoire avec le détachement et la précision d'une étude clinique. Le personnage est essentiellement perçu, décrit de l'extérieur, à la manière d'un sujet d'expérience ; le second regard émane de l'œil ubiquiste et panoptique de la ville de Bristol, œil com-posé dont les multiples facettes embrassent tout l'espace et se maté-rialisent par :

– les feux de la circulation : « regards sans paupières du rouge et du vert, bref clignement du jaune qui transmettent les ordres de quelque cerveau central, péremptoire, électrique, vide de pensée. » (17) ;

– le regard figé de la statue du Confédéré « avec ses pupilles de pierre aveugles » (26) ;

– le regard hostile ou indifférent des passants qu'il croise sur son chemin.

P. Green ne peut réintégrer Bristol qu'à une condition : qu'il soit reconnu comme membre de la société par les autres. Or, cette recon-naissance ne peut s'opérer que par l'intermédiaire d'un regard qui témoignerait d'une solidarité, d'une fraternité pleines et entières entre le vétéran et ses concitoyens. Cette quête d'un regard qui répondrait au sien, Pauly l'exprime sur le mode ludique dans sa réponse à la ser-veuse du bar où il fait étape, en sortant de la gare : « Les œufs vous les voulez préparés comment ? — Euh... ça m'est égal, pourvu qu'ils me regardent. » (20).

En fait, Pauly sera épié, observé, dévisagé, toujours posé comme objet de perception sans que s'opère jamais la dialectique de l'échange et de la reconnaissance : Pauly n'est pas l'autre, connu sur le mode personnel du “toi”, mais sur le mode impersonnel du “lui” (cf.

les regards soupçonneux du contrôleur ou de la serveuse). Le prota-goniste ne croisera que regards hostiles, « regards absents, regards

11 Cl. Richard, “Deux yeux au plat ou les jeux du récit et du discours dans 'Rain Down Home'”, Delta IV, 55.

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vides, regards de pierre : le regard de l'humanité a croisé celui de la Méduse » (Richard 64). Au fond, ce que la nouvelle présente, c'est une typologie de la non-communication. Tout contact, tout échange est voué à l'échec, frappé d'interdit, quel que soit le moyen mis en œuvre : le regard, la parole, le geste, l'écrit (Pauly ramasse une lettre perdue, la lit et la met à la poste avec ces mots en guise d'adieu : « Va donc à destination, où d'ailleurs tu n'es pas souhaitée », p. 20). Le monde où il déambule est un monde sans réciprocité (« Il sourit mais elle ne lui rend pas son sourire », p. 20), sillonné de barrières et de frontières invisibles mais sensibles cantonnant chaque individu dans sa sphère, à l'instar du monument aux morts, qui pratique une stricte ségrégation et ne mêle pas les soldats blancs à leurs frères d'armes noirs.

La solitude du protagoniste sera cependant par deux fois rom-pue grâce à la rencontre, dans un parc public, d'une petite fille et d'un vieillard assis sur un banc. La première se retranchera vite derrière l'injonction maternelle de ne pas adresser la parole à des inconnus ; le second personnage, en revanche, prêtera à Pauly Green une oreille attentive. À ce stade, la quête de Pauly prend une dimension métaphy-sique, devient enquête sur le sens de l'existence, de la souffrance et de l'indifférence de Dieu :

« Ça doit vouloir dire quelque chose toute cette souffrance.

— C'est les gens qui sont comme ça », dit le vieillard. [...] « Ils se sont éloignés de Dieu.

— Dieu ? Qu'est-ce qu'il a à voir là-dedans, Dieu ? Qu'est-ce que ça peut bien Lui faire ?

— Alors peut-être qu'ils n'étaient pas faits pour être heureux. » (25) Rencontre décisive entre un vieillard, qui est revenu de ses illu-sions, et un homme encore jeune, qui n'en a perdu aucune (“Green”, le patronyme de Pauly signifiant « immature, sans expérience »). Le vieil homme, ex-pensionnaire d'un asile, qui apparaît effectivement

« comme un double capable de la lucidité qui fait encore défaut à Pauly Green » (Jaworski 47), sait, pour avoir confronté l'Absurde et précédé Pauly sur le chemin de la vie, qu'il est des questions que l'homme ne peut poser qu'au péril de sa vie ou de sa raison.

Le regard vide du vieillard, après le départ de Pauly, symbolise la cécité volontaire qu'ont choisie les habitants de Bristol : ne rien voir, ne rien entendre, ne rien dire ; la recette, vieille comme le

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monde, ne peut convenir au vétéran dont la règle de conduite est

« ouvrir l'œil » ("I ought to watch"), non pas seulement regarder ou voir, mais encore percevoir, aller au-delà de l'apparence, de la surface des êtres et des choses :

Je vois des choses tout autour de moi et ça me remue là-dedans. [...]

Que de choses tristes, que de choses terribles arrivent aux gens ! [...]

Bafoués, insultés, si pleins de douleur que c'est comme des verres remplis à ras bord avec le liquide en surface bombé par la tension — mais qu'est-ce que ça veut dire ? (25).

Regard inquisiteur, subversif, immédiatement sanctionné par l'éclat aveuglant du soleil, dès que le vétéran débarque à Bristol : « Le soleil étincelant du petit matin le frappe au visage au moment où il descend » (16).

Il y a de l'herméneute chez P. Green, mais c'est un herméneute pris de vertige ou de délire et que tout interpelle, car le monde regorge de signes et d'indices qui ne demandent qu'à être déchiffrés. Le monde en est si plein qu'il en devient obscène, au sens contemporain d'im-monde, d'ordurier (cf. les graffiti dans les latrines du bar et la

Il y a de l'herméneute chez P. Green, mais c'est un herméneute pris de vertige ou de délire et que tout interpelle, car le monde regorge de signes et d'indices qui ne demandent qu'à être déchiffrés. Le monde en est si plein qu'il en devient obscène, au sens contemporain d'im-monde, d'ordurier (cf. les graffiti dans les latrines du bar et la