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ROMAN DES ORIGINES ORIGINES DU ROMAN

1) Histoire vécue

Au terme de sa vie, Hugh Bart, dans l'espoir de découvrir le sens véritable de son existence, recourt à une certaine forme d'intros-pection ; cette tentative, vouée à l'échec par son inaptitude foncière à manier le concept et l'analyse, annonce celle qu'Asa effectuera

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que vingt ans plus tard pour essayer à son tour de comprendre la géné-ration de son père et de son grand-père. Tous deux sont persuadés à juste titre que la quête de la vérité d'un être ou d'une vie – la recherche du pourquoi et du comment – passe obligatoirement par « le défilé radical de la parole » (J. Lacan) ou du récit. En effet, seule « la parole, non plus vide mais pleine créera une relation d'interlocution, restituant la continuité des motivations du sujet mais surtout le chapi-tre censuré de son histoire, porte close de l'inconscient18 ». Hugh sou-haiterait en fait parvenir par une sorte de talking cure19 à une « histo-risation actuelle des faits qui ont déterminé déjà dans son existence un certain nombre de “tournants” historiques20 ». Or, il n'y parvient pas, car il se heurte à trois obstacles majeurs :

A) Bart se voit refuser toute possibilité de verbalisation parce qu'il ne trouve personne à qui parler. Il ne peut pas établir de relation d'interlocution : la place réservée à l'Autre de la communication est du fait de la solitude du personnage totalement vide et ne sera occupée beaucoup plus tard que par Asa :

Ainsi il n'y avait personne. Personne à qui je puisse le raconter, pensa-t-il. Mais ce n'était pas trop grave, du moins pour ce qui était de raconter : il savait que de toute façon il n'y parviendrait pas. Depuis le jour où il avait essayé d'en parler à Arthur Sunday, le colporteur, il savait que la vérité ne se réduisait pas à l'énumération des événements (222).

Ce qui est interdit à Bart, c'est bien cette « assomption par le sujet de son histoire, en tant qu'elle est constituée par la parole adres-sée à l'autre21 ».

B) Il lui est également impossible, afin d'en maîtriser tous les tenants et les aboutissants, de prendre un peu de recul par rapport à l'expérience passée. Hugh Bart s'aperçoit ainsi que la poursuite infinie des filiations, la remontée obstinée vers les causes premières font

18 A. Kremer-Marietti, 120.

19 S. Freud, Cinq leçons sur la psychanalyse (Paris : Payot, 1975) 11.

20 J. Lacan, Écrits I (Paris : Le Seuil, 1966) 139.

21 Ibid., 134.

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intervenir un grand nombre d'acteurs ou de données et se soldent finalement par une inévitable fragmentation des facteurs explicatifs :

Et pire encore, il croyait maintenant que tout relater correctement exi-gerait autant de temps que pour le vivre. La somme de ce qu'il faudrait y inclure était infinie. Toutes les vies qui avaient été en contact avec la sienne, fût-ce légèrement, avaient leur part dans cette relation (223).

Nous pouvons tirer une double conclusion de l'incapacité de H.

Bart : la première est que lorsqu'un sujet essaie de réintégrer sa propre histoire, il atteint très vite une dimension qui dépasse de beaucoup ses limites individuelles car il est pris dans un faisceau de relations à la fois sociales et intersubjectives. La seconde est que, si « connaître ce qu'est le destin c'est le dissoudre en le réduisant à des causes [...] le destin n'est réel que supporté, c'est-à-dire non connu mais confusé-ment ressenti22 ». Bart est condamné à vivre son destin : il ne peut pas établir de césure entre le “vécu” et le “dit”, condition nécessaire au dévoilement de la vérité.

C) Enfin, troisième et dernier obstacle, insurmontable celui-ci : la vérité d'une existence ou d'un être transcende la relation, la som-mation de celle-ci. Le destin, loin de se reconnaître au bout de la vie, comme une somme, est pour le héros de la fiction sudiste, ainsi que l'écrit justement J. Pouillon, toujours à la source : il est toujours passé, il est l'irrémédiable. Hugh en fait l'amère constatation : « présenter l'histoire de sa vie, c'était tenter de décrire l'apparence d'un homme en exhibant son squelette. La vérité résidait dans les implications et non dans les faits. Les faits n'étaient que les grains individuels ; seul le fil invisible en faisait un collier » (222-223). En fait, ce qui manque à Bart et se cache sous l'image du fil conducteur, c'est « cette partie du discours concret en tant que transindividuel, qui fait défaut à la dispo-sition du sujet pour rétablir la continuité de son discours con-scient23 ». Il y a là, risquons le mot, une sorte d'a-priori méthodo-logique qu'Asa suivra d'ailleurs (et nous à sa suite) : comprendre l'his-toire individuelle d'un sujet implique son rattachement au discours transindividuel, c'est-à-dire social et intersubjectif, dans lequel il se trouve pris dès sa venue au monde. Hugh Bart ne peut accéder à ce

22 J. Pouillon, Temps et roman (Paris : Gallimard, 1946) 255.

23 J. Lacan, 136.

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chapitre de son histoire dont la connaissance permettrait de tracer une ligne de partage entre « le je d'existence et le je de sens24 ». Il n'y a point d'issue pour lui : « il ne pouvait faire que ce qu'il avait déjà fait dans le passé : continuer à vivre sa vie, coupé des autres, seul » (223).

Bart sera donc privé de toute possibilité de dialogue et d'échange d'où pourrait émerger cette parole pleine dont l'effet est de réordonner les contingences passées en leur donnant le sens des nécessités advenues.