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ROMAN DES ORIGINES ORIGINES DU ROMAN

3. UNE GÉNÉRATION IMPRÉVOYANTE

Hugh Bart est sans conteste la figure centrale du roman et il n'est pas de personnage qui ne soit à un moment ou à un autre en contact avec lui : « Cass Tarfeller, Abe Wisten, le Major Dubose [...] : tous faisaient partie de sa vie [...]. La moindre omission ferait l'effet

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d'un blanc sur une toile immense » (223). Tous ceux qu'il croise se définissent par opposition à lui et inversement chacun sert de prisme permettant de décomposer la singularité du protagoniste et les divi-sions précises dont son unité est constituée. Par la dialectique qu'il instaure entre Bart et les autres personnages, le récit favorise la recon-naissance de « cette intersubjectivité impérieuse et périlleuse14 » où prend naissance et se développe un sujet individuel.

L'analyse des relations et des interactions entre protagoniste et personnages secondaires est donc au cœur du roman conformément au projet de l'auteur qui est, rappelons-le, de « comprendre mes deux grands-parents [...] avec les autres hommes de leur époque15 ». C'est d'ailleurs dans cette visée que s'affirme le mieux – comme l'a claire-ment montré le critique L. D. Rubin, Jr.16 – la dimension proustienne d'une œuvre qui reprend à son compte le principe fondamental, énon-cé dans Le Temps retrouvé, de la mise à jour d'un rapport méta-phorique entre deux éléments, objets ou personnages, déjà liés par une relation de contiguïté spatio-temporelle17 :

On peut faire se succéder indéfiniment dans une description les objets qui figuraient dans le lieu décrit, la vérité ne commencera qu'au mo-ment où l'écrivain prendra deux objets différents, posera leur rapport, analogue dans le monde de l'art à celui qu'est le rapport unique de la loi causale dans le monde de la science, et les enfermera dans les an-neaux nécessaires d'un beau style ; même, ainsi que la vie, quand, en rapprochant une qualité commune à deux sensations, il dégagera leur essence commune en les réunissant l'une et l'autre pour les soustraire aux contingences du temps, dans une métaphore.

Telle est effectivement la mission dévolue à Asa, et la solidarité des acteurs et des spectateurs de la tragédie de Hugh Bart est

14 A. Kremer-Marietti, Lacan et la rhétorique de l'inconscient (Paris : Aubier Montaigne, 1978) 113.

15 Tournament (Birmingham : Summa Publications, 1987). Préface de l'auteur.

16 Ibid., “Avant-propos”.

17 Sur ce point, voir G. Genette, “Métonymie chez Proust” in Figures III (Paris : Le Seuil, 1972).

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gnée par le fait que tous sont cités à la fin du roman dans une sorte de revue funèbre, lors de la description du cimetière recouvert par la neige :

Ils s'étaient à peine connus de leur vivant ; pour la majorité d'entre eux Bart avait été le seul lien, le nœud où se croisaient les fils de leurs destinées. Maintenant, la neige qui tombait, silencieuse, infinie, recou-vrait leurs restes : tous gisaient sous le même linceul (234).

Ainsi, l'histoire d'un individu, Hugh Bart, ne trouvera sa vérita-ble signification qu'au terme d'une douvérita-ble inclusion : d'abord dans une chronique familiale (Bart et les siens) puis dans une ensemble plus vaste englobant le premier et fournissant les éléments constitutifs d'une imposante fresque sociale (Bart et les autres). Comme près de quatre-vingts personnages peuplent l'univers fictif décrit dans Tour-nament, nous n'évoquerons que les plus importants et commencerons par les femmes.

La place qu'elles occupent dans le roman est à la mesure du rôle qui leur était traditionnellement dévolu dans la société sudiste. Quatre femmes, représentant trois générations différentes et trois étapes de l'histoire du Sud (la Frontière, la Reconstruction et la charnière entre le XIXe et XXe siècle) occupent le devant de la scène : Mrs Clive Jameson, Mrs Bart, Kate Bateman et Florence Bart. Elles incarnent en fait trois stéréotypes récurrents dans le roman sudiste : l'invaincue, gardienne des traditions ; l'épouse et la maîtresse de maison ; la jeune femme rebelle et affranchie pour les deux dernières. Autre particula-rité : toutes sont prises dans un mouvement cyclique les conduisant à occuper une succession de rôles préétablis (pattern) laissant peu de place à l'initiative privée et à l'affirmation d'une certaine personnalité ; de même leur itinéraire suivra des étapes identiques, à savoir : départ de Bristol (la ville) pour vivre à Solitaire (la plantation), puis exclu-sion de Solitaire (équivalent temporel de l'Éden biblique) en châti-ment d'une faute et enfin, retour au point de départ, Bristol (l'ex-piation).

Les relations que Hugh Bart entretiendra avec ces femmes seront dans l'ensemble marquées par l'absence de communication et une forme de solitude en commun où Asa (comme l'auteur) voit la caractéristique des rapports humains. Entre mari et femme, s'instaure la mésentente ; entre père et fille, la haine et la défiance ; entre

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père et belle-fille, l'incompréhension : au sein de sa famille, Hugh Bart n'est plus qu'un « otage au milieu d'ennemis » (213).

Parmi les hommes, cinq se détachent nettement des autres par la signification que revêtent les épisodes où ils apparaissent. Chacun représente un milieu différent : Cassendale Tarfeller, le planteur décadent ; Lester Bateman, le notable désargenté ; le major Dubose, l'ancien officier confédéré ; Arthur Sunday, le colporteur ; Abe Wisten, l'émigrant juif, mais tous ont avec Bart plusieurs points com-muns et leur histoire individuelle vient en contrepoint accentuer l'ori-ginalité du destin du protagoniste. Ainsi, le premier dont le prénom est abrégé en Cass, indice d'un manque patent de virilité sinon d'une castration symbolique, est foncièrement incapable de faire face aux obligations que le code sudiste impose à un père et à l'héritier d'une grande famille. À l'issue d'un duel inégal avec l'homme qui a séduit sa fille, Cass Tarfeller, qui est incapable de soulever l'arme léguée par son père, est tué d'une balle mais, comble de l'ignominie, il ne saigne même pas : « comme si cette dignité lui était refusée dans son accep-tation tardive d'un héritage qu'il ne pouvait assumer, comme pour montrer qu'il n'aurait jamais pu égaler, même en expiant la faute de sa fille, les qualités d'autres hommes meilleurs que lui [...] » (47). Hugh II, le fils aîné de Bart, se définit également par son incapacité foncière à assumer l'héritage que son père entend lui léguer et dont Solitaire est le symbole (« Si tu ne veux pas de Solitaire, eh bien Solitaire ne veut pas de toi ! », p. 178). Lester Bateman, patricien déchu, se réfugie dans l'oisiveté et la boisson, exemple que Bart suivra ; le major Dubose poursuit depuis vingt-cinq ans la rédaction d'une histoire de la guerre de Sécession où il essaie en vain de se libérer du souvenir cui-sant de la défaite : à la six mille quatre cent troisième page, la cathar-sis se fait toujours attendre ; Abe Wisten, qui débarque en Amérique à la poursuite de son rêve et le voit en partie se réaliser, sera poussé au suicide par un jeune banquier ; quant à Arthur Sunday, l'entrepreneur failli, il représente une des facettes de cet autre lui-même ("advancing self") que Hugh Bart redoute d'affronter :

Nous sommes tous les deux dans la même galère, pensa Bart. Mais il y a une différence. Laquelle ? Puis, regardant Sunday, Bart crut la découvrir : Sept ans ! Il a sept ans d'avance sur moi, tout simplement (219).

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En effet, après avoir été à la tête d'une entreprise de transport florissante, A. Sunday est acculé à la faillite par l'avènement de l'au-tomobile (« L'aul'au-tomobile et le progrès en général l'avaient vaincu », p.

217) et devient colporteur pour survivre. Bart lui achètera pour deux dollars de marchandise qu'il jettera aussitôt après, mais une pensée prémonitoire lui fait regretter son geste : « Je n'aurais pas dû faire ça ; j'aurais dû les garder. Si je suis son exemple, j'en aurai besoin dans environ trois ans pour les vendre » (221).

Tous ces personnages font de Tournament un roman de l'échec ; c'est, avec un rapport particulier au Temps, leur commun dénominateur. Bart, Tarfeller, le major Dubose échouent parce qu'ils restent prisonniers du passé ; A. Sunday, lui, s'est ancré dans un pré-sent qu'il a cru immuable et Abe Wisten à la poursuite de son rêve a vu trop loin dans l'avenir. Le même constat d'échec s'impose pour les autres, qu'il s'agisse de Florence ou de Kate, déçues dans leur vie de femme, des enfants de Bart, incapables de succéder à leur père ou même d'Asa, qui doit expier les fautes de ceux qui représentent à ses yeux « la génération imprévoyante/the improvident generation ».

Planteurs et notables appartiennent à une classe sociale en sur-sis, condamnée à disparaître parce qu'impuissante à résister aux assauts de l'histoire et du progrès. Ses membres n'ont bien souvent plus les moyens ou la volonté de vivre à la hauteur des principes et des valeurs qu'implique leur position sociale. Les représentants des autres classes sociales subissent également les effets de ces profondes transformations socio-économiques. Nous verrons à nouveau que la compréhension et l'interprétation du roman passent par la prise en compte des données socio-historiques qu'il évoque si longuement et si brillamment.