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ROMAN DES ORIGINES ORIGINES DU ROMAN

A) La dimension allégorique

La double valence des noms propres est une des caractéris-tiques de l'allégorie : le nom est doté d'une signification symbolique faisant du personnage le représentant d'une vertu ou d'un vice, d'un principe, d'une qualité morale ou intellectuelle. Tourbillon utilise plei-nement cette possibilité ; le procès sur lequel s'ouvre le roman est

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présidé par le juge Holiman, dont le patronyme dénote la sainteté, et la cause est plaidée par Parker Nowell, avocat aigri par l'infidélité de sa femme et qui, depuis son infortune, apaise son ressentiment en faisant acquitter les criminels les plus endurcis. Tout accusé soustrait à la chaise électrique est pour lui une victoire sur la société qu'il méprise. Au banc des accusés, se trouve bien évidemment Eustis, le meurtrier de Beulah ; les noms de ces deux personnages sont parti-culièrement riches en connotations symboliques soulignant la dimen-sion allégorique de l'œuvre. Eustis est une forme altérée d'Eustache10, patronyme dérivé du grec "Eu + stakus", qui signifie littéralement

« bien en épis, d'où riche, abondant » ou encore « bel épi ». Eustis représenterait donc la fertilité, l'opulence, la richesse matérielle et spirituelle. Le personnage tient-il les promesses du nom ? Bien au contraire, il est marqué par la pauvreté, l'indigence et le manque : sa vie est étriquée, son esprit étroit et sa descendance, peu favorisée par la nature. Luther Eustis a quatre enfants : trois filles et un garçon.

L'aînée, Rosaleen, a hérité de sa grand-mère paternelle un tempéra-ment sensuel qui ne laisse pas d'inquiéter Kate Eustis, sa mère. La seconde, Myrtle, est à l'opposé de la première-née, dépourvue de séduction, et la troisième, Luty Pearl (Luty n'est qu'une variante de Luther), est une dégénérée. Sa tare physique et mentale se manifeste de telle façon qu'il faut recourir aux services d'un bourrelier pour confectionner, sur les indications du médecin, orfèvre en la matière, une ceinture d'un genre très particulier. Le quatrième enfant, mort-né, était un garçon, baptisé Luther ; Eustis ressent cruellement la perte de ce fils tant désiré. Blessé dans son orgueil de mâle, frustré dans son désir d'avoir un héritier, témoin de sa virilité et garant de sa postérité, Luther Eustis se plonge dans le travail, laboure champ et compagne avec la même frénésie, associant ainsi, de manière inconsciente mais fort révélatrice, l'épouse stérile et la terre-mère rebelle où ne lèvent ni semence ni bel épi :

Là-bas, dans les champs, quand il labourait ou sarclait, vous auriez cru qu'il cherchait à blesser la terre tellement il l'attaquait furieusement. La nuit aussi. Il était à peu près le même au lit que dans les champs, il

10 A. Dauzat, Dictionnaire étymologique des noms de famille et prénoms de France (Paris : Larousse, 1951) 242.

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s'élançait et se précipitait avec des grognements sourds. Ça a duré deux ans [...] et puis de nouveau, je me suis trouvée enceinte (244).

L'enfant attendu n'est autre que Luty Pearl. C'en est fait des espoirs de Luther, qui voit dans cette nouvelle épreuve un signe de Dieu et retrouve ainsi le chemin de la foi. Telle est donc la situation de Luther Eustis lorsqu'il rencontre Beulah Ross.

Malgré sa jeunesse, Beulah a traversé bien des épreuves et connu le côté sordide de l'existence. Elle a notamment subi un avor-tement clandestin – cruelle ironie pour une femme dont le nom, com-me celui d'Eustis, est synonycom-me de procom-messe et de fécondité. Beulah représente dans le Livre d'Isaïe, la Terre d'Israël, la Terre Promise et même, la Promise. Le chapitre 62, poème à la gloire de Jérusalem, développe le thème des épousailles : le triomphe de Jérusalem et du pays de Juda, c'est de devenir l'épouse de Yahvé :

Alors on t'appellera d'un nom nouveau que la bouche de Yahvé dési-gnera.

Tu seras une couronne de splendeur dans la main de Yahvé, un turban royal dans la main de ton Dieu.

On ne te dira plus : “Délaissée”

et de ta terre on ne dira plus : “Désolation”.

Mais on t'appellera : “Mon plaisir est en elle”

et ta terre : “Épousée”.

Car Yahvé trouvera en toi son plaisir, et ta terre sera épousée.

Comme un jeune homme épouse une vierge, ton bâtisseur t'épousera.

Et c'est la joie de l'époux au sujet de l'épouse que ton Dieu éprouvera à ton sujet.

(Isaïe, 62:2-5) Est-il possible qu'un fou de Dieu comme Luther Eustis, vérita-ble autochtone du Livre Saint, ait pu manquer l'allusion, lorsqu'il ren-contre la jeune femme ? Ce n'est guère vraisemblable ; de même, le lecteur un peu frotté de culture anglo-saxonne ne peut ignorer le pré-cédent que constitue Le Voyage du Pèlerin, où la contrée de Beulah représente l'avant-dernière étape sur le chemin menant à la Cité Cé-leste. La contrée de Beulah est aussi, dans l'œuvre de J. Bunyan, le lieu où se renouent et se renforcent les liens entre les époux, où les noces sacrées sont placées sous le signe de la fécondité et de l'abon-dance.

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Beulah, la fille de joie, réalise, semble-t-il la promesse conte-nue dans la prophétie d'Isaïe, puisque après le sacrifice du premier-né, la malédiction est levée (« on ne te nommera plus Délaissée ni la terre abandonnée ») ; la terre n'est plus en friche, elle porte enfin le fruit tant désiré : un fils (rappelons, à la suite de M. Eliade, que les Ro-mains nommaient un bâtard, terrae filius, détail particulièrement per-tinent dans la perspective que nous avons adoptée).

Malheureusement, au moment du crime, Luther Eustis ignore que Beulah attend un enfant :

« Qui est Luty Pearl ?

– Ma dernière-née, ce devait être un garçon. »

J'aurais dû lui dire à ce moment-là. J'aurais dû lui dire : si c'est un gar-çon que tu désires, tu vas peut-être en avoir un (169).

Comme l'écrit C. Richard dans son étude, « Beulah, c'est à la fois la terre de la fécondité rétablie et la terre de l'oubli dans la joie.

[...] La tragédie de Eustis est son incapacité à comprendre les poten-tialités de Beulah : il ne peut ni demeurer dans l'île, maintenant assi-milée à la Contrée de Beulah, ni en sortir au-delà de la rivière, malgré les velléités de “passage” que représentent les bains nocturnes. À mi-chemin de la cité du futur possible – la rive de l'Arkansas – il noiera Beulah11 ».

L'histoire de Beulah et d'Eustis se prête ainsi à une double lec-ture, littérale et allégorique, car le singulier destin de ces deux per-sonnages est à l'image de celui du Sud. La remarque de W. Faulkner attribuant la beauté spirituelle, physique et, ajouterons-nous, tragique du Sud au fait que « Dieu a tant fait pour lui et l'homme si peu » pour-rait servir de morale à cette fable macabre. Beulah symbolise la Terre Promise, le Sud ; Eustis, l'homme qu'attire la promesse de l'Éden et de l'hymen. Toutes les conditions étaient au départ réunies pour célébrer les noces de Beulah, la Terre-Épouse, et d'Eustakus, « le bel épi », mais l'homme verse le sang : la terre est souillée, et sa fécondité ané-antie. Pour la seconde fois, l'Éden est perdu et le Pacte rompu. L'hom-me est maudit et sa descendance, condamnée à porter la marque de l'infamie : Luty Pearl est dégénérée, Dummy, sourd-muet, Myrtle,

11 C. Richard, “Mémoire et expérience chez les jeunes romanciers sudistes”

102-103.

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gracieuse et Eustis lui-même, aliéné. La terre sudiste n'échappe pas davantage à la malédiction (« Cette terre est maudite », p. 132) ; la tragique histoire de Beulah et d'Eustis illustre, dans une certaine mesure, « l'incapacité du Sud à se recréer » (Richard 102), et à se libé-rer de son passé.

L'échec de la relation avec la femme et donc avec la Terre-mère est lié à l'absence d'amour ; tel est le message délivré par le petit bijou en forme de cœur que Beulah portait autour de sa cheville :

« Amour » était ce mot, lumineux, gravé en boucle sur une des deux faces. Il n'y avait rien sur l'autre. Il tournait alternativement, strophe, anti-strophe, Amour – un blanc – Amour – un blanc...(39).

Les deux thèmes essentiels – répétition de la chute et manque d'amour – sous-jacents à cette allégorie de la fécondité et de la stéri-lité – physique et spirituelle – sont également associés dans le constat d'échec que l'avocat Parker Nowell dresse à la fin du récit :

L'Amour nous a trahis. Nous sommes essentiellement, irrévocablement seuls. Tout ce qui semble vouloir lutter contre cette solitude est un piège. L'Amour est un piège. L'Amour nous a trahis dans ce siècle.

Nous avons laissé notre seule chance en 65, bien que nous ayons com-battu avec une fureur qui semblait indiquer le pressentiment de ce qui arriverait si nous étions vaincus. Sans doute, était-ce même arrivé plus tôt, à l'époque de Jackson. D'ailleurs - peu importe la date - nous avons renié nos sources et, depuis cette époque, nous nous rapprochons de cette ultime défaillance de nos nerfs. Et maintenant qui connaît la réponse ? Les Russes ? L'Église Catholique ? Ou abordons-nous Ar-mageddon, le jour où on lâchera la bombe ? Dieu sourit et attend com-me un homcom-me accroupi sur une fourmilière avec une bouteille d'insec-ticide pas encore débouchée (273).

Cette interrogation angoissée et cette conclusion personnelle valent pour l'ensemble de la communauté car, ainsi que le rappelle J.-M. Le Clézio : « le procès [du] criminel est aussi celui de ses juges ».