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« Et c'est parce qu'elle est en partie un jeu que la littérature est réputée, d'une part, ne servir à rien, d'autre part, apporter toujours des plaisirs ineffables »

J.BELLEMIN-NOËL1

E SUD est pour nous par définition quelque chose d'écrit ou de verbalisé. C'est un topos, un lieu du langage, mais aussi un lieu dans le langage, autrement dit un espace-texte dont nous avons librement parcouru sept provinces particulières parmi toutes celles qui le composent :

1. Tournament (1949)

2. Follow Me Down (1950)/Tourbillon (1978)

3. Love in a Dry Season (1951)/L'Amour en saison sèche (1978) 4. Shiloh (1952)

5. Jordan County (1954)/L'Enfant de la fièvre (1975)

6. Three Novels (1964) qui reprend Follow Me Down ; Jordan County ; Love in a Dry Season

7. September September (1977)/Septembre en noir et blanc (1981) Dans cette deuxième partie, nous n'avons pas abordé l'étude des romans dans l'ordre chronologique ; nous avons suivi la nouvelle ordonnance (2, 5, 3) adoptée par l'auteur, lors de la publication de Three Novels. Nous avons en revanche repoussé l'analyse de Shiloh à la fin de l'ouvrage et pris la liberté d'ajouter à chaque roman un sous-titre de notre cru, qui en résume la teneur ou met simplement en relief un aspect jugé essentiel, initiative que nous allons à présent justifier.

Pour Tournament, nous avons proposé le sous-titre « Roman des Origines/Origines du roman », qui s'explique aisément par le fait que cette œuvre inaugure le cycle des récits consacrés à Jordan County et relate aussi pourquoi et comment Asa, le narrateur, devient

1 Psychanalyse et littérature (Paris : PUF, Que sais-je ? 1978) 34.

L

- Fictions du Sud -

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artisan de mots et de fictions. Le choix de The Doomsday Book (le recueil cadastral) pour désigner L'Enfant de la fièvre a été motivé par le double sens de cette expression. The Doomsday (ou Domesday) Book, c'est d'abord un état très exact des comtés d'Angleterre que Guillaume I fit établir en 1086-1087 afin de mieux taxer ses sujets. De la même manière, Jordan County (L'Enfant de la fièvre) dresse l'in-ventaire des lieux – du Delta – non pas évidemment à des fins comp-tables ou fiscales, mais morales et métaphysiques. Et c'est là qu'inter-vient le second sens du mot Doomsday, le Jour du Jugement dernier ; Jordan County fait en quelque sorte le procès d'une société et étale au grand jour les crimes qui ont entaché l'histoire du Sud. Le Sud, comme il est écrit dans la Bible, « est pesé dans la balance et son poids se trouve en défaut » (Daniel 5 : 27).

Nous avons puisé dans la classification des jeux établie par R.

Caillois2 les sous-titres des quatre romans suivants, à savoir Agôn, Alea, Mimicry et Ilinx, qui désignent respectivement les jeux où inter-viennent la compétition, le hasard, le simulacre et le vertige.

Pour Shiloh, roman d'une bataille (et roman en bataille, car l'écriture y guerroie), la référence à la notion d'Agôn s'imposait.

Septembre en noir et blanc se range tout aussi naturellement dans la catégorie appelée Alea (en latin, le nom du jeu de dés). En effet, c'est le récit d'un enlèvement contrarié par l'effet du hasard. Les instiga-teurs du rapt, qui ont scrupuleusement pesé les profits et les risques, sont ironiquement victimes de ce que J. Bentham, dans sa définition du Vice, mise en exergue au texte original, appelle « une évaluation erronée des risques » ; il s'agit au fond, au sens aristotélicien du terme, d'une hamartia, c'est-à-dire d'une erreur de calcul entre le but poursuivi et les moyens mis en œuvre.

L'Amour en saison sèche est une œuvre sous-tendue par une métaphore picturale et théâtrale , l'œil et le regard y jouent un rôle prépondérant, car le monde est perçu comme un spectacle et maint personnage « joue à croire, à se faire croire ou à faire croire aux autres qu'il est autre que lui-même » (Caillois 61). La notion de Mimicry (qui désigne en anglais l'imitation ou le mimétisme et, dans la classification de Caillois, le masque et le travesti) nous a semblé

2 Les Jeux et les hommes (Paris : Gallimard, Idées, 1958).

- Introduction -

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particulièrement appropriée pour définir une œuvre traitant d'un monde factice où priment le paraître et la représentation.

Le terme Ilinx, « nom grec de tourbillon d'eau, d'où dérive pré-cisément, dans la même langue, le nom du vertige (ilingos) » (Caillois 70), évoque l'emportement, l'ivresse, le transport, « un désarroi, tantôt organique, tantôt psychique ». Il peut aussi désigner « un vertige d'or-dre moral ». Toutes ces significations sont bien présentes dans Tour-billon, histoire placée sous le signe de la transgression et de la confu-sion ; toutes les normes sont enfreintes et abolie la distinction entre le Bien et le Mal. Toute une communauté est prise de vertige quand le procès d'un paisible fermier, qui s'est laissé emporter par le stupre et une fureur meurtrière qu'attise une foi exacerbée et intransigeante, la confronte aux mystères du désir, de la mort et de folie.

La référence aux quatre principes de classement mis à jour par R. Caillois nous donne l'occasion de rappeler un des postulats fonda-mentaux de notre entreprise, à savoir qu'il entre dans la création roma-nesque, comme dans l'acte critique, une indéniable part de jeu. Mais l'allusion au jeu – activité aux multiples variantes et mot aux nom-breuses acceptions – est pertinente à plus d'un titre. C'est notamment en termes de jeu que l'on peut définir ce qui fonde le pluriel du texte et légitime notre parti-pris méthodologique (pratique d'une lecture/

écriture). En effet, si un texte se prête à des interprétations différentes, c'est parce qu'il subsiste, entre les divers éléments qui le composent – signes, phrases, images, symboles, etc. – une sorte de jeu. Et nous prenons ici l'expression au sens où l'on dit qu'un mécanisme a du jeu, c'est-à-dire qu'il ménage entre ses multiples organes, pourtant assem-blés avec exactitude, une infime marge de liberté ou de manœuvre qui facilite le mouvement (le jeu) de l'ensemble. L'immutabilité d'un texte n'est pas synonyme d'immobilité ; un texte est un « objet dynamisé3 », fait de tensions, de poussées et d'appels, aussi avons-nous cherché à libérer ou à susciter les harmoniques sémantiques et symboliques que le texte recèle en lui. Pour ce faire, nous avons mis en jeu « une écriture en contrepoint [...], qui n'est pas une écriture parce qu'elle est stylistiquement soignée, mais parce qu'elle assume sa responsabilité

3 J. Kristeva, Sêmeiotikê : Recherche pour une sémanalyse (Paris : Le Seuil, 1969) 280.

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dans le fonctionnement du texte qu'elle traite ou pratique, parce qu'elle reconnaît sa capacité de transformation du texte, en un mot, parce qu'elle joue le rôle d'un intertexte efficace4 ».

4 M. Charles, L'Arbre et la source (Paris : Le Seuil, 1985) 282.

TOURNAMENT (1949)

ROMAN DES ORIGINES