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ROMAN DES ORIGINES ORIGINES DU ROMAN

B) La dimension mythique

6. LA DIMENSION MYSTIQUE : “LE CHANT DU BOUC”

« La luxure du bouc est la largesse de Dieu. » W.BLAKE20

« La littérature se situe en fait à la suite des religions dont elle est l'héritière. Le sacrifice est un roman, c'est un conte illustré de ma-nière sanglante. »

G.BATAILLE21

Les événements décrits dans Tourbillon, roman d'un sacrifice, mettent en évidence les liens qui unissent les élans de la foi et ceux de la passion érotique : « la phénoménologie des religions nous montre que la sexualité humaine est d'emblée significative du sacré » (Bataille 247).

Dans les passages où Beulah décrit ses rapports avec Eustis, l'intrication du sexuel et du religieux est toujours manifeste :

« J'entendais ma voix appeler Jésus, appeler Son Nom en une plainte aiguë. Tout d'abord, j'ai cru que je jurais, mais ce n'était pas cela, je m'en rendais bien compte, rien qu'au son. Je priais. Moi aussi, je priais » (154).

À la fois souillure (l'adultère) et acte purificatoire (la somme des actes passés est abolie et Beulah rejoint le non-Temps :

« Maintenant »), l'acte sexuel se définit comme « expérience person-nelle, égale et contradictoire, de l'interdit et de la transgression »

20 Trad. P. Messiaen in Les Romantiques anglais (Bruges : Desclée de Brouwer, 1955) 213.

21 L'Érotisme (Paris : Ed. de Minuit, 1957) 98.

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(Bataille 42). L'acte sexuel provoque, dans l'existence de Luther – étriquée et mesquine, dominée par le labeur – comme dans celle de Beulah – marquée par la débauche et l'absence d'amour – un ébranle-ment radical, une subversion de l'ordre profane et ouvre, dans la violence d'une infraction, l'accès au religieux et au sacré. Dans l'union d'Eustis et de Beulah est révélée une intuition fondamentale, masquée par la religion établie, à savoir que sacré et interdit ne font qu'un et que « l'ensemble de la sphère sacrée se compose du pur et de l'impur » (Bataille 134).

L'érotisme jetterait ainsi un pont entre la sphère du profane et celle du sacré ; n'oublions pas que la transgression sexuelle s'accom-pagne dans Tourbillon d'un mouvement de transgression spatiale et temporelle, puisque Luther, en regagnant l'île, s'efforce de retrouver l'Éden perdu. Le roman présente donc ce qu'on peut considérer comme « deux transgressions de la vie régulière et ordonnée en société : l'orgasme et la mort22 ». Le crime d'Eustis met en lumière le lien particulier qui unit l'érotisme et la violence et fait de l'acte char-nel un substitut du sacrifice. Dans le cas d'Eustis, le sacrifice est effectivement accompli pour rétablir l'équilibre un temps perturbé par le sacrilège des parents.

Mais là n'est pas la seule dimension mystique de cette œuvre ; Eustis semble être mû par des intuitions qui, pour être peu ortho-doxes, n'en sont pas moins présentes dans d'autres sphères (ou à des niveaux plus archaïques) de l'expérience religieuse. Ainsi, par exem-ple, la pseudo-injonction biblique qu'une voix souffle à l'oreille d'Eustis (« Enseigne-lui ce que cela signifie d'être Chrétien, enseigne-le lui de la seuenseigne-le façon qu'elenseigne-le connaît. Abaisse-toi jusqu'à la chair et je te donnerai la force : tu peux compter sur Moi », p. 112) rappelle l'union rituelle, paradoxale mais maintes fois attestée, d'un ascète et d'une prostituée. La référence à l'ermite apparaît d'ailleurs page 182 :

« comme un de ces ermites du désert des temps anciens ». Cette union paradoxale met en lumière l'interpénétration du sacré et du profane, du pur et de l'impur, de la sainteté et de la souillure : les plus grands pécheurs ne font-ils pas les plus grands saints ? La question peut

22 Ph. Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident (Paris : Le Seuil, 1975) 115.

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paraître sacrilège, aussi étayerons-nous notre propos par une citation tirée du livre de R. Caillois, L'Homme et le sacré :

Il résulte que la souillure et la sainteté, même dûment identifiées, conseillent également une certaine prudence et représentent, en face du monde de l'usage commun, les deux pôles d'un domaine redoutable.

C'est pourquoi un terme unique les désigne si souvent jusque dans les civilisations les plus avancées. Le mot grec  "souillure" signifie aussi "le sacrifice qui efface la souillure". Le terme  "saint"

signifiait en même temps "souillé" à date ancienne, au dire des lexico-graphes. La distinction est faite plus tard à l'aide de deux mots symé-triques  "pur" et  "maudit", dont la composition transpa-rente marque l'ambiguïté du mot originel. Le grec,  le latin, expiare "expier" s'interprètent étymologiquement comme "faire sortir (de soi) l'élément sacré ( , pius) que la souillure contractée avait introduit" (39-40).

Cette double valence se retrouve également dans le personnage de Beulah, qui n'est pas sans évoquer la Grande Prostituée, la Prosti-tuée Céleste, qui sort toujours vierge du bain rituel et représente une des voies d'accès au divin :

Dieu le père, l'impénétrable, l'inconnaissable, nous le portons dans la chair, dans la femme. Elle est la porte par laquelle nous entrons et nous sortons. En elle, nous retournons au Père, mais comme ceux qui assistèrent aveugles et inconscients à la transfiguration23.

Le chemin qui mène l'homme à Dieu passe certes par la Foi, mais il est apparemment des cas où le Verbe peut s'atteindre par la Chair ; le poète Swinburne en porte témoignage : « Du dernier portail, j'ai pénétré jusqu'au sanctuaire où le péché est une prière : qu'importe si le rite est mortel, ô Notre-Dame du Spasme ? » (Evola 221). La passion serait-elle une ascèse ? Quoi qu'il en soit le récit présente par deux fois des scènes où la prière s'élève vers Dieu du sein même de la profanation : dans le crime et dans le coït ; le fait est plus que trou-blant.

Il est un autre élément qui vient confirmer la dimension mysti-que et/ou métaphysimysti-que de l'expérience érotimysti-que qui est au cœur du

23 D. H. Lawrence cité par par J. Evola, Métaphysique du sexe (Paris : Payot, 1976) 26.

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roman : la description d'Eustis faisant œuvre de chair ne peut manquer d'évoquer l'image du Bouc, de l'hircus sacer, « l'animal sacré symbo-lique, assimilé par les Grecs, tantôt à Pan et tantôt à Dionysos lui-même, par lequel, dans un des cultes de l'antiquité égyptienne, au sens d'une hiérogamie, les jeunes femmes se faisaient posséder » (Evola 286). Nous faisons référence, en particulier, aux pages 154 et 114 :

[...] Son odeur montait, forte et aigre, à travers les relents moisis des graines de coton. Un vrai bouc, comme je l'ai dit. [...] Il a foncé sur moi comme un étalon ; Bon Dieu, il hennissait tant et plus avec des mains comme des sabots.

« Tu sens le bouc, mon chou. »

Les connotations symboliques de cet animal sont des plus inté-ressantes et elles éclairent d'un jour particulier les événements rap-portés par le roman :

Le bouc est un animal tragique. Il existe un rapport certain, même si les raisons en sont encore mal définies, entre la tragédie (littéra-lement : chant du bouc) et cet animal qui lui a donné son nom. La tra-gédie était à l'origine ce chant religieux dont on accompagnait le sacri-fice d'un bouc aux fêtes de Dionysos. C'est à ce Dieu qu'il était particu-lièrement consacré : il était sa victime de choix24.

Dans un premier temps, le bouc est assimilé au puissant élan d'amour de la vie, mais par la suite, « le bouc, animal puant, est deve-nu symbole d'abomination, de réprobation [...] Animal impur, tout absorbé par son besoin de procréer, il n'est plus qu'un signe de malédiction. Au Moyen Âge, le diable se présente sous la forme d'un bouc » (221). Il y a manifestement chez Eustis un violent désir d'af-firmer sa puissance génésique, mais il ne peut, à cause de la malédic-tion qui pèse sur lui, avoir de descendance mâle. L'élan créateur se pervertit en lubricité tout comme son mysticisme exalté pervertit le sens véritable des Écritures ; le bouc, animal dépravé et réprouvé, devient alors « l'image du mauvais chrétien ».

24 J. Chevalier et A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles (Paris : Seghers, 1973), vol. I, 221.

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Dernier avatar de l'hircus sacer, il représente le bouc émissaire que le Grand Prêtre, lors de la Fête de l'Expiation (cf. Lévitique 16:5-10), envoyait tout chargé des péchés de la communauté à Azazel :

Azazel est le nom d'un démon habitant le désert, terre maudite où Dieu n'exerce pas son action fécondante, terre de relégation pour les enne-mis de Yahvé. L'animal qui lui est envoyé n'est pas sacrifié à Azazel ; le bouc envoyé au désert, où demeure le démon, représente seulement la partie démoniaque du peuple, son poids de fautes ; il l'emporte au désert, le lieu du châtiment. Pendant ce temps, un autre bouc est vrai-ment sacrifié à Yahvé, selon un rite de transfert expiatoire (Chevalier 224).

C'est à ce niveau symbolique que se manifeste le tragique de la destinée d'Eustis, le bouc émissaire : « On devrait peut-être le remer-cier. Le monde est peut-être comme une balance : une certaine quan-tité de péché et de mal pour une certaine quanquan-tité de bien. On devrait peut-être remercier ceux qui sont dans la poisse. Peut-être bien qu'ils attirent le mal, comme dans une grange un bouc attire les puces. » (307 ; nous soulignons).

Le crime d'Eustis prend valeur de sacrifice propitiatoire et d'exorcisme ; il maintient la balance en équilibre et préserve la com-munauté d'autres maux possibles. Luther Eustis, que l'auteur qualifie de grotesque, assure ainsi les deux fonctions traditionnellement asso-ciées à ce type de personnage dans la littérature américaine : celle du clown tragique et du bouc émissaire.

7. DEUX PERSONNES EN UNE : LA DIVISION