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Le modèle d’allocation du temps

Fécondité et activité des femmes : perspectives théoriques

2.1 Les modèles beckeriens

2.1.2 Le modèle d’allocation du temps

Le modèle de Becker (1965) offre une autre explication à la relation négative entre l’activité des femmes et la fécondité. Il est basé sur l’idée générale selon laquelle, au-delà du coût direct que représente une activité (aller au théâtre, dîner au restaurant, élever des

enfants…), ces activités ont un coût en temps. En effet, le temps passé à pratiquer ces activités n’est pas travaillé et nécessite donc de renoncer à la partie correspondante de salaire. Il y a donc un coût d’opportunité en terme de salaire à pratiquer ces activités. Par conséquent, le coût total des consommations est supérieur au coût du marché. Dans son modèle, Becker (1965) introduit donc le coût en temps afin de tenir compte du coût d’opportunité qu’il représente. L’hypothèse centrale des modèles de coût d’opportunité de Becker est la suivante : “The value of the time of parents, especially of mothers, is a major cost of having and rearing children. Therefore, […] it is not surprising that the number of children a family has is strongly negatively related to the mother's value of time, as measured by her wage if she is in the labor force” (Becker, 1974). Par conséquent, la fécondité est inversement proportionnelle au niveau de salaire de la mère.

Le prix de la consommation est donc la somme de prix directs et indirects. Le revenu maximal (revenu lorsque tout le temps disponible est alloué au travail) est dépensé soit directement par l’achat de biens marchands, soit indirectement par le renoncement à un revenu, c’est-à-dire en allouant une partie du temps à la consommation plutôt qu’au travail. Les ménages n’allouent pas tout leur temps au travail et se privent d’un revenu monétaire afin d’accroître leur utilité : ils échangent un revenu monétaire contre un revenu « psychologique ». Par exemple, les parents peuvent décider de réduire leur activité pour s’occuper de leur jeune enfant tant que cela accroît leur utilité. Ce processus se poursuit tant que la perte d’utilité résultant du renoncement à une unité de salaire est inférieure au gain d’utilité résultant du plaisir de s’occuper de ses enfants. Comme avoir des enfants représente un coût monétaire et temporel, il y a un arbitrage entre le temps que le ménage décide de consacrer au travail pour avoir un revenu et les élever, et le revenu auquel le ménage renonce pour avoir le temps de les élever.

L’introduction de ce coût d’opportunité complique l’analyse de l’élasticité revenu. L’effet revenu standard indique que si le revenu augmente, la demande de biens augmente. Mais si la consommation de ces biens est coûteuse en temps et nécessite de renoncer à une partie du revenu, quel est l’effet net d’une hausse de revenu sur ces consommations ? Lorsque le salaire s’accroît, deux effets se conjuguent : un effet revenu et un effet de substitution. Suite à une hausse de salaire, l’effet revenu correspond au fait que la hausse du pouvoir d’achat entraîne une hausse de la consommation de tous les biens, et donc une augmentation du temps consacré à leur consommation : le temps alloué à la consommation s’accroît tandis que le temps travaillé diminue. L’effet « pur » de substitution va dans l’autre sens. Une hausse de salaire compensée par une baisse des autres revenus n’accroît pas le pouvoir d’achat mais

substitue les sources de revenu. Ceci accroît le coût d’opportunité de renoncer à un salaire et donc d’allouer du temps à la consommation. Par conséquent le temps alloué à la consommation diminue et le temps alloué au travail augmente. Ainsi, lorsque le revenu augmente, l’effet revenu entraîne une hausse de la demande d’enfants et l’effet de substitution une baisse de la demande d’enfants. L’effet net d’une hausse de salaire sur la demande d’enfants et sur les heures travaillées dépend de l’importance relative de l’effet de substitution et de l’effet revenu6.

Becker étudie aussi l’effet d’une hausse des prix de marché, par exemple, celui du coût de la garde. L’effet revenu correspond à une baisse du pouvoir d’achat qui entraîne une diminution de la demande d’enfants et une hausse du temps travaillé. L’effet de substitution correspond à une hausse du prix relatif de faire garder ses enfants à l’extérieur par rapport à les garder soi-même. Relativement, le coût d’opportunité de renoncer à une partie du salaire diminue. L’effet de substitution entraîne donc une hausse de la demande d’enfants et une baisse de l’offre de travail. Au total, les parents sont confrontés à l’arbitrage suivant : travailler plus pour compenser la hausse du coût de la garde, ou travailler moins pour économiser ce coût. L’effet net dépend du salaire de la mère sur le marché du travail (c’est elle qui, le plus souvent, fait cet arbitrage) et donc du coût d’opportunité à y renoncer, relativement à la hausse du coût de la garde.

Dans le modèle, la corrélation négative entre activité des femmes et fécondité s’explique par le coût d’opportunité que représente le temps passé à élever des enfants. Ce coût d’opportunité est d’autant plus élevé que le salaire auquel les femmes peuvent prétendre sur le marché du travail est élevé : plus ce salaire est élevé, plus le coût d’opportunité d’y renoncer sera grand, et plus le nombre d’enfants sera réduit. Cette théorie conduit à distinguer deux types de femmes : les femmes ayant un salaire élevé qui ne renoncent pas à leur activité et ont moins d’enfants (contrainte de temps), et les femmes ayant un salaire potentiel faible qui y renoncent et ont un plus grand nombre d’enfants.

6 Cette conclusion est très proche de celle du modèle d’offre de travail néoclassique dans lequel les ménages

doivent arbitrer entre travail et loisir. Le modèle néoclassique est un cas particulier du modèle de Becker où le coût du bien appelé loisir est uniquement constitué d’un coût en temps (donc de renoncement à un salaire) et le coût des autres biens d’un prix de marché. Becker considère des biens composites coûteux en temps et en biens. Par conséquent, alors que la théorie traditionnelle est liée à un arbitrage entre les différents types de biens, la théorie de Becker inclut un arbitrage pour la consommation de chaque bien (qui nécessite à la fois du temps et du revenu). L’approche par le coût d’opportunité (revenu auquel le ménage renonce pour allouer du temps à la consommation) est plus pertinente pour l’analyse économique car la plupart des activités sont composites : en particulier, le soin aux enfants, coûteux temporellement et monétairement, est mieux appréhendé dans le cadre des biens composites de Becker.

2.1.3 Synthèse

Le modèle d’allocation du temps de Becker permet d’étendre l’analyse de l’effet du salaire sur la taille de la famille qu’il a développée dans les modèles de « quantité - qualité ». Becker (1960) souligne que lorsque le revenu s’accroît, les dépenses du ménage augmentent davantage parce que les ménages se tournent vers des biens d’une plus grande qualité, plutôt que vers l’accroissement des quantités consommées : l’élasticité revenu de la qualité est plus grande que l’élasticité revenu de la quantité. Lorsque le revenu s’accroît, les dépenses pour les enfants augmentent davantage du fait d’une hausse des dépenses par enfant que d’une hausse du nombre d’enfants. Dans le modèle d’allocation du temps, Becker ajoute que le coût d’opportunité du temps croît avec le revenu : plus le revenu est élevé plus il est coûteux d’y renoncer. Or, élever des enfants est relativement coûteux en temps et donc en terme de renoncement à un salaire par rapport à la consommation d’autres biens. Donc plus le salaire est élevé, plus avoir des enfants est coûteux. Lorsque le salaire augmente, les activités moins intensives en temps se substituent aux activités plus intensives. Dans ce cas, le nombre d’enfants augmente moins que la demande d’autres biens (dont la qualité des enfants) : la substitution entre le nombre d’enfants et les autres biens est donc plus forte que la substitution entre la qualité des enfants et les autres biens.

Au total, l’élasticité revenu nette de la quantité est plus faible pour le nombre d’enfants que pour les autres biens. Ainsi, lorsque le revenu augmente, la demande d’enfants augmente moins que la demande d’autres biens, et peut éventuellement diminuer. Ces modèles fournissent donc des éléments théoriques de compréhension de la corrélation empirique négative entre fécondité et activité des mères (revenu du couple).