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FICTION NON MUSICALE DE CARLOS SAURA

DEUXIÈME CHAPITRE : CARACTÉRISATION DES MORCEAUX À TEXTE UTILISÉS

C) La langue des morceaux vocaux

Le rôle narratif d’une chanson ne sera pas du tout le même en fonction du degré de compréhension des paroles. Celui-ci dépend de divers facteurs, tels que l’audibilité ou la récurrence, mais également de la langue utilisée. Le premier public des films de Carlos Saura étant hispanophone, cette analyse sera effectuée dans la perspective d’une telle réception. La perte de compréhension du spectateur non hispanophone ne provient d’ailleurs pas uniquement du problème langagier - partiellement résolu par les sous-titres, même en ce qui concerne certains morceaux vocaux -, mais également des différences culturelles dans leur ensemble. Ces différences existent aussi au sein de la population hispanophone, voire espagnole, en fonction, entre autres, de l’âge, de l’origine géographique ou des différences socioculturelles. Par exemple, la chanson

Rocío interprétée par Imperio Argentina renvoie un Espagnol de soixante-dix ans à la

prégnance des chansons populaires dans l’Espagne des annés trente et de l’après-guerre. Cette importance a d’ailleurs été soulignée par Manuel Vázquez Montalbán dans son ouvrage Cancionero general del franquismo112 et dans son essai Crónica sentimental de

España,113 ainsi que par Basilio Martín Patino dans son film Canciones para después de

una guerra (1969). Mais qu’en sera-t-il d’un jeune Espagnol de quinze ans ? Sa réaction

sera sans doute plus proche de celle des héros de Deprisa, deprisa, qui, lors de leur visite au Cerro de los Ángeles, ne semblent absolument rien connaître de l’histoire de leur pays. Il pourra néanmoins en saisir l’essentiel du contenu sémantique, puisque les paroles de la chanson sont en castillan.

Une bonne partie de l’importance narrative des morceaux à texte dépendra donc de la langue utilisée. Sur cent-cinq morceaux recensés, une très forte proportion est en espagnol (soixante-quinze, soit environ 70%), ce qui rend leur compréhension accessible, en fonction, bien sûr, de leur mode de diffusion et des modalités de celle-ci, de son audibilité et, en particulier, de la fragmentation qui mettra en avant certains passages plus que d’autres.

112 VÁZQUEZ MONTALBÁN, M., Cancionero general del franquismo, Barcelone, Crítica, 2000.

Dans un deuxième temps, il est possible de distinguer un groupe d’œuvres dont la langue d’origine latine permet souvent la compréhension d’une partie des paroles. Treize morceaux appartiennent à ce regroupement : un en valencien ancien - Ternario du Misterio de Elche -, deux en français - Air de Pigmalion et Sainte Catherine -, un en latin - Miserere -, quatre en judéo-espagnol - Por amar a una doncella, Decidle a la

morena, Qué hermosos ojos tienes tú Rahel, M’enamori d’un aire, trois en italien - Ti voglio tanto bene, O sole mío, Facetta nera, et un en dialecte romain - Amore mio -. La

compréhension du français ou de l’italien ne sera en général que fragmentaire et souvent réduite au refrain ou à ce que Michel Chion définit comme le noyau signifiant minimal : « […] un certain assemblage de phonèmes et de notes, très court, parfois dépourvu de sens en lui-même à laquelle [la chanson] aboutit. » 114 Le judéo-espagnol est très largement compréhensible pour un hispanophone alors que la chanson en occitan et le chœur en valencien ancien ne le sont pratiquement pas.

Le troisième regroupement en termes d’importance quantitative est constitué de douze morceaux en anglais. Il s’agit principalement de chansons populaires contemporaines qui correspondent dans les films à l’époque de la diégèse, à l’exception de trois airs d’Henry Purcell utilisés dans Los ojos vendados. La primauté de cette langue à la fin du XXème siècle et sa diffusion internationale, par le biais de la culture populaire de masse - et en particulier la chanson -, permettent à une partie des spectateurs espagnols de saisir la signification des noyaux signifiants minimaux, souvent mis en avant par la mélodie et par leur utilisation dans le tissu filmique: Change

it all dans La prima Angélica, Hell, dance with me dans Deprisa, deprisa, ou encore Love and Hate et Machine gun dans Taxi. En revanche, le sens littéral des paroles des

airs de Purcell, dans un anglais archaïque ne sera certainement pas perçu.

Quatre morceaux en allemand, un en yiddish, un en russe, un en persan et un en zapotèque complètent la liste des langues utilisées. S’agissant de langues très éloignées des racines latines du castillan et ne possédant pas le statut spécifique de l’anglais, de plus en plus étudié en Espagne, la compréhension littérale du texte semble quasi-impossible, excepté peut-être le très célèbre Erbarme dich mein gott (Prends pitié de moi, Seigneur),extrait de la Passion selon Saint Matthieu de Bach, sans doute connu d’une partie des spectateurs. Néanmoins, comme dans la musique vocale sans texte, la

114 Mais chez Carlos Saura le noyau signifiant minimal est souvent au contraire « sur-signifiant », nous aurons l’occasion d’y revenir : « ¡Ay qué dolor ! », « Recordar », « Porque te vas », pour n’en citer que quelques uns. CHION, M., Un art sonore le cinéma, op., cit., p. 380.

présence de la voix humaine n’est pas anodine et le rôle narratif de ces morceaux sera lié à cette présence associée aux caractéristiques musicales de chaque pièce : musique religieuse ou profane, époque de composition, caractère populaire ou savant, caractéristiques de la mélodie, etc… Le duo Mignon und der hafner (Mignon et le harpiste) de Schubert interprété par une voix masculine et féminine, qui intervient dans

Mamá cumple cien años, fait un écho mélancolique aux mésaventures du couple d’Ana

et d’Antonio. Les airs de Purcell dans Los ojos vendados peuvent être perçus comme une représentation stylisée des cris des opposants torturés en Amérique latine. Le duo de deux sopranos renvoie, par exemple, directement à la narration d’une femme racontant son arrestation et les tortures auxquelles elle a été soumise. Elle explique que les cris poussés par une prisonnière dans une geôle voisine évoquaient pour elle un air d’opéra chanté par une soprano. Les deux airs de contreténor et celui de haute-contre, aux timbres ambigus réunissant indistinctement masculin et féminin peuvent traduire le caractère universel de cette douleur. A la fin de Buñuel y la mesa del rey Salomón, le duo de la Passion selon Saint Matthieu de Telemann, diffusé sur des images de bombardement et de guerre, remplit une fonction similaire. Enfin la chanson persane, exploitée dans Mamá cumple cien años, dans une scène de séduction, renvoie au charme envoûtant et faussement exotique de la jeune fille, fabriqué de toute pièce.

L’utilisation d’une majorité de morceaux dont la langue permet la compréhension, au moins partielle des paroles est donc, en partie, l’une des conditions d’une exploitation narrative associant texte et musique. Néanmoins, chez un grand auteur tel que Saura, l’importance de l’implicite et le foisonnement de sens des œuvres citées, dans leur rapport au reste du texte filmique, multiplient les interprétations possibles, même si leurs paroles ne sont pas directement compréhensibles. Par ailleurs, cette exploitation dépendra également de la prise en charge des différentes citations musicales.

II) La prise en charge des citations musicales : qui chante ?

Dans le corpus filmique étudié, la musique vocale à texte n’a pas été composée spécifiquement pour les œuvres et est constituée dans son immense majorité de citations de pièces de répertoire, soit dans une version préexistante, soit enregistrées pour l’occasion. Il est donc possible que les spectateurs connaissent déjà certains des plus célèbres morceaux utilisés. Par ailleurs, même si ces morceaux ne sont pas connus, ils

renvoient par leur mélodie, leur harmonisation ou leur interprétation, voire la qualité de leur enregistrement, à une culture savante ou populaire et à une époque plus ou moins déterminée qui, comme nous le verrons, entretiendra divers rapports avec la diégèse.

Alors que, si l’on considère l’ensemble du corpus étudié, un compositeur ou une collaboration musicale originale sont crédités au générique de dix-huit des vingt-cinq films, seule une chanson, Tus labios de Manuel Malou a été composée expressément pour Taxi. Tous les autres morceaux de musique vocale sont des œuvres préexistantes, pour certaines adaptées et réorchestrées, choisies et intégrées à la bande musicale. Le choix de la musique vocale est donc toujours étroitement maîtrisé par le réalisateur tout au long de sa carrière, alors que le contrôle de la musique instrumentale est, comme nous l’avons vu, plus fluctuant et intègre des collaborations considérables avec des compositeurs de musique originale. Dans son article sur la musique de La caza, Josep Lluis i Falcó suppose que les pièces musicales non créditées au générique constituent un simple « remplissage » et qu’elles n’ont pas été choisies par le réalisateur. Une note de bas de page ajoutée après un entretien avec Saura dément cette hypothèse : « Saura m’a indiqué qu’il contrôle totalement l’inclusion de musiques dans ses films, dès le début. Les pièces non créditées au générique, d’après lui, avaient dû surgir de son propre magnétophone et de pièces qu’il écoutait à la radio, qu’il enregistrait et apportait au studio pour la sonorisation. »115 Cette pratique met en évidence l’importance accordée par le cinéaste aux morceaux vocaux dans l’élaboration du film au sein de sa propre conception auctoriale.

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