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Antonieta (1982) : le Mexique musical et la France silencieuse

FICTION NON MUSICALE DE CARLOS SAURA

CHAPITRE PREMIER : L’ÉVOLUTION DE LA MUSIQUE DANS L’ŒUVRE DE FICTION

C) Antonieta (1982) : le Mexique musical et la France silencieuse

Après l’échec de Dulces horas, une proposition de collaboration avec Gaumont offre de nouvelles perspectives au cinéaste aragonais qui décide de réaliser, entre plusieurs projets proposés, un biopic retraçant la vie de la mexicaine Antonieta Rivas

Mercado. Il s’agit, dans un premier temps, d’une coproduction franco-mexicaine, qui inclura par la suite des capitaux espagnols afin de permettre à Carlos Saura de travailler avec ses collaborateurs habituels - en particulier Teo Escamilla pour la direction de la photographie et Pablo del Amo pour le montage -. Pour la première fois de sa carrière, Carlos Saura, accepte de réaliser un scénario dont il n’est pas l’auteur ou co-auteur. En effet, le script a été écrit par Jean-Claude Carrière et Carlos Saura n’y a introduit que certaines modifications dans les dialogues tout en respectant la structure générale. Il s’agit de l’histoire d’Anna, une femme d’une trentaine d’années qui, à Paris, écrit un ouvrage sur les suicides féminins au XXème siècle. Au cours de ses recherches, elle découvre qu’une jeune mexicaine de trente ans, Antonieta, a mis fin à ses jours dans la cathédrale de Notre–Dame en février 1931. Fascinée par cette histoire, elle décide de partir pour le Mexique afin de poursuivre ses recherches. Le film retrace donc la vie d’Antonieta à partir de flash-back, illustrant les récits que font à Anna les différentes personnes qu’elle rencontre au Mexique, et les documents auxquels elle peut avoir accès, telles les quatre-vingt sept lettres d’amour qu’Antonieta a écrites au peintre homosexuel Manuel Lozano. La narration cinématographique est également l’occasion de revenir sur la période fondatrice de la révolution mexicaine et sur les années vingt durant lesquelles Antonieta, riche héritière, participe pleinement à la vie intellectuelle mexicaine. Plus tard, elle s’éprend de José Vasconcelos et participe activement à sa campagne pour les élections présidentielles de 1929. La perte des élections, en raison de fraudes électorales, contraint le couple à s’exiler à Paris où la jeune femme finit par se tirer une balle dans le cœur. Déséquilibre psychologique, sentiment d’être mise à l’écart par José Vasconcelos, fascination mexicaine pour la mort, difficulté à trouver sa place dans une époque qui refuse à la femme une participation active dans la société ? A la fin du film, le suicide d’Antonieta reste un mystère pour Anna et pour le spectateur.

La musique occupe encore une fois une place de choix dans cette œuvre. Néanmoins elle présente une caractéristique particulière qui la différencie de son utilisation dans la filmographie précédente de Carlos Saura où les modalités de fosse et d’écran alternaient de façon relativement équilibrée. En effet, seules six des trente-cinq minutes de musique (sur un film d’une heure quarante-cinq minutes) interviennent en modalité extradiégétique. En outre, la musique est totalement absente des six premières minutes du long métrage qui se déroulent à Paris à l’époque moderne. Dès l’arrivée d’Anna à Mexico, en revanche, les mélodies sont omniprésentes : dans les rues, dans les maisons, les banquets, les réunions politiques ou mondaines et ce, qu’il s’agisse de

l’époque actuelle ou des séquences en flash-back. Le Mexique est donc représenté comme un pays baigné de musique, contrairement à la France, austère et silencieuse. De plus, il s’agit de pièces ou de chansons souvent interprétées par des orchestres, fanfares, pianistes, violonistes, chanteurs des rues ou Mariachis, le plus souvent présents à l’écran et plus rarement en modalité acousmatique.83

La matière musicale du film est composée, d’une part, de nombreuses chansons mexicaines, dont une seule intervient à plusieurs reprises dans l’œuvre : La llorona (La pleureuse), une chanson traditionnelle, chantée une fois en espagnol par un groupe, en modalité intradiégétique et à trois reprises dans une version en zapotèque, extradiégétique cette fois. Les autres mélodies sont des chants traditionnels : les deux

corridos La Adelita et Valentín de la Sierra (Valentin de la montagne), ce dernier

interprété par des chanteurs des rues, El limoncito (Le petit citron), La Sandunga, la très célèbre Cucaracha, Dios nunca muere (Dieu ne meurt jamais) composé par Macedonio Álcala et la Canción mixteca (Chanson mixtèque) de José López Alavés. Par ailleurs, un compositeur est de nouveau crédité au générique, José Antonio Zavala, mais ses œuvres se limitent à une pièce interprétée à l’orgue de Barbarie pour accompagner des images documentaires du début du siècle, qu’Anna visionne afin de mieux connaître l’environnement historique dans lequel a vécu Antonieta, et aux brèves interventions de diverses fanfares et formations populaires. Le reste de la musique instrumentale est constitué tout d’abord de très courts extraits du Clair de lune de Claude Debussy et de la deuxième Gnossienne d’Erik Satie, illustrant la culture européenne d’avant-garde d’Antonieta ainsi que du tango Queja de arrabal (Plainte des faubourgs) de Alcántara.

Le réalisateur a donc présenté une France silencieuse, où seule s’élève la voix d’un enfant qui interprète un cantique accompagné par l’orgue de Notre Dame lorsqu’Antonieta se suicide à la fin du film. A contrario, le Mexique saurien est bruyant, bouillonnant et violent. La musique y fait pleinement partie de chaque instant de la vie quotidienne, politique ou mondaine. C’est sans doute cette dernière image qui a heurté

83 Le terme acousmatique a été créé par Pierre Schaeffer en 1952. Selon Michel Chion : « La situation d’écoute acousmatique est celle où l’on entend le son sans voir la cause dont il provient […] Les effets de la perception acousmatique sont bien sûr différents si l’on a déjà vu ou non au préalable la source du son : dans le premier cas, le son transporte avec lui une « représentation visuelle mentale » ; dans le second cas, le son résonne plus abstrait, et, dans certains cas, il peut devenir une énigme. Cependant dans la plupart des cas, au cinéma comme ailleurs, un son acousmatique est parfaitement identifié du point de vue causal. » CHION, M., Un art sonore le cinéma, Paris, Cahier du cinéma, 2003, p. 411.

la critique mexicaine qui a accusé le réalisateur d’avoir présenté une vision stéréotypée du pays et de son histoire, allant jusqu’au cliché. Carlos Saura déclare à ce propos :

Je crois qu’il y a de très belles choses dans le film, et je suis désolé pour les Mexicains dont certains ont dit que le Mexique que je présentais était faux. Pas du tout, il était tout à fait vrai, c’est le Mexique qui existe encore et que l’on peut voir. En fait, c’est que cela gêne beaucoup les Mexicains que l’on voit des gens plus ou moins appauvris dans leurs rues, Ou encore, les jeunes aveugles que j’ai intégrés dans le film parce qu’ils étaient merveilleux. Tout le monde a été recruté dans la rue, ces gens étaient là, je n’ai rien inventé. 84

Ce long métrage, qui a reçu également un accueil très mitigé de la critique internationale et n’a pas eu de succès auprès du public - avec cent soixante-dix-huit mille entrées au total -, semble constituer une parenthèse dans l’œuvre du réalisateur qui, avec son film suivant, Carmen (1983), poursuivra dans la veine musicale de El

amor brujo et obtiendra un très grand succès mondial. La réalisation de Los zancos en

1984, est un retour vers une pratique artistique plus intimiste.

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