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La caza (1965) : une parabole de la violence de la société espagnole

FICTION NON MUSICALE DE CARLOS SAURA

CHAPITRE PREMIER : L’ÉVOLUTION DE LA MUSIQUE DANS L’ŒUVRE DE FICTION

C) La caza (1965) : une parabole de la violence de la société espagnole

Une partie de chasse, organisée par José, le propriétaire des coteaux, pour demander à son ancien ami Paco de lui prêter de l’argent, va être le prétexte, tout au long de sa durée (une dizaine d’heures diégétique pour une heure vingt-cinq minutes de film), à une escalade de la violence des protagonistes. Cette violence est tout d’abord

46 Ibid, p.121.

47 « Le mickeymousing est une forme extrême de l’underscoring, essentiellement basée sur la coïncidence d’impulsions (exemple type au cirque, avec le coup de cymbale qui accompagne le coup ou la chute. » JULLIER, L., L’analyse des séquences, Paris, Nathan, 2002, p.95.

illustrée par l’hécatombe des lapins durant la partie de chasse, mais également par l’abattage d’un porc dans le village ou par la cruauté sadique exercée par les protagonistes sur les insectes. Les humiliations répétées que doit subir Juan, l’employé de José en charge des terrains de chasse en sont également l’expression. Enfin, la violence est présente chez les personnages à travers les brutales joutes verbales qui les opposent, les coups qu’ils échangent, puis le massacre final où les trois amis finissent par s’entretuer. D’un point de vue esthétique, le film est entièrement conçu pour traduire cette violence, la rendre presque palpable, grâce en particulier à l’utilisation d’un macro-objectif permettant de filmer en très gros plan la peau transpirante des protagonistes souffrant de la chaleur insupportable, comme le souligne Marsha Kinder :

Tout dans le film – sa narration claustrophobe, ses paysages arides, les rythmes émotionnels de ses dialogues et de la mise en scène, sa musique et son montage percutants, ses silences oppressants et ses ellipses, ses jeux entre très gros plans et plans généraux, et sa spectacularisation criante du regard violent – conduit inexorablement à cet déchaînement explosif et renforce son intensité.48

La bande musicale, importante d’un point de vue quantitatif puisqu’elle intervient pendant 42% du film, se compose, d’une part, d’une musique de fosse, entièrement composée par Luis de Pablo, et d’autre part de chansons populaires émises par l’appareil de radio en modalité d’écran.

La musique extradiégétique de grande qualité49 participe pleinement à la mise en place et au développement de la tension dramatique, à l’expression de la violence qui croît et explose et à la constitution d’un espace d’enfermement. En effet, Carlos Saura procède tout au long du film à des mises en abyme successives de l’affrontement final des protagonistes, auxquelles la musique participe pleinement.

Le bon fonctionnement de cette musique originale, d’un point de vue narratif et esthétique, est sans doute principalement dû à la très grande qualité musicale des compositions de Luis de Pablo, préservées par leur caractère très contemporain de tout stéréotype hollywoodien, et à leur cohérence - utilisation presque exclusive du piano, du tambour et des timbales, retour des thèmes musicaux - dans un film dans lequel l’unité de lieu, de temps et d’action est fondamentale -. Par ailleurs, loin de l’effet de

48 KINDER, M., Blood cinema, the reconstruction of national identity in Spain, Bekerley, University of California Press, 1990, p. 160. « Everything in the film – its claustrophobic narrative, its spare landscape, its emotional rhythms in dialogue and mise-en-scène, its percussive music and montage, its oppressive silences, and ellipses, its interplay between extreme close-ups and long shots, and its blatant specularization of the violent gaze – move inexorably toward that explosive shootout and heighten its intensity once it comes. »

49 Luis de Pablo était déjà en 1965 une des principales figures de la musique contemporaine en Espagne.

mickeymousing des compositions de Carlo Rustichelli pour Llanto por un bandido, la

musique est exploitée soit pour révéler une tension intérieure, soit pour contribuer au caractère paroxystique de la violence dans un vacarme de sons et de musique extrêmement saisissant.

La musique intradiégétique, quant à elle, uniquement composée de morceaux de musique pop espagnole, est diffusée par le transistor qu’a apporté le groupe d’amis. Il s’agit principalement de chansons et leur caractère léger et superficiel contraste fortement avec la tension ambiante. Elles sont le reflet de la culture « officielle » franquiste et de sa vacuité.

Les deux facettes opposées de la musique créent donc dans cette œuvre une nouvelle dichotomie, cette fois particulièrement réussie, qui traduit, à travers le parcours des protagonistes, le caractère sclérosé d’une société fondée sur une grande violence qu’occulte une culture superficielle et artificielle : les chansons et mélodies pop ou

jazzy, diffusées par le poste de radio ne sont que des ersatz d’une musique d’origine

anglosaxonne et n’ont rien à voir avec la musique traditionnelle espagnole. Cette opposition entre musique de fosse, extrêmement moderne et angoissante et musique d’écran stéréotypée accompagne et reflète donc ici le sens profond de cette œuvre de Saura : une dénonciation de la dictature franquiste et au-delà de celle-ci, de toute forme de violence.

Au fil de ces trois œuvres, l’importance de la musique s’est peu à peu affirmée et affinée et les compositions originales exploitent les utilisations traditionnelles de la musique tout en les renouvelant à divers égards. En effet, dans les deux premières œuvres la circulation de la petenera de la fosse à l’écran constitue une transgression par rapport aux règles du classicisme qui imposait l’invisibilité de l’appareillage de production de la musique. En revanche, si dans le troisième film, la partition de Luis de Pablo respecte ce critère, elle en transgresse d’autres. Elle a pour fonction de révéler plus que de souligner - fonction classique - la violence des protagonistes et l’intensité de sa diffusion contraint le spectateur à une écoute consciente. Elle s’oppose donc à l’audibilité inconsciente de la musique dans ses emplois classiques.

Par la suite, Carlos Saura va emprunter, avec Peppermint frappé (1967), des chemins différents qui vont marquer son œuvre pendant toute la fin de la période franquiste. En effet, les protagonistes des trois premiers longs métrages sont tous des hommes alors que la figure féminine occupe par la suite une place centrale dans l’oeuvre. Par ailleurs, les récits de ces trois films étaient linéaires alors que la

complexité dans la narration s’impose progressivement dans la décennie suivante, reflétant ainsi ce qui devient l’un des principaux axes de la filmographie du réalisateur espagnol : sa préoccupation pour la mémoire et le passé, mais également sa fascination pour le fantasme, le rêve et l’imaginaire.

Ce style complexe qui va se forger peu à peu servira également au réalisateur à esquiver une censure franquiste qui supprime radicalement toute attaque directement identifiable au régime. D’un point de vue musical, la dichotomie qui caractérisait ses premiers films disparaît au profit d’une utilisation de plus en plus personnelle de la musique et un contrôle de plus en plus étroit des morceaux utilisés.

II) De Peppermint frappé (1967) à Ana y los lobos (1972) : l’époque de la sobriété

Un changement s’amorce dans l’œuvre de Carlos Saura à partir de son quatrième long métrage quant à l’utilisation de la musique. Pendant cette période, les partitions originales et leurs utilisations traditionnelles (traduction d’émotion, ponctuation narrative, facteur de continuité et d’unité), exploitées dans les œuvres précédentes sont, peu à peu, bannies. Dans un premier temps, cette posture a pour conséquence de limiter largement l’intervention du musicien professionnel à la composition de pastiches d’un certain style d’œuvre souhaité par le cinéaste. Luis de Pablo, responsable de toutes les partitions originales des films de Carlos Saura jusqu’à Ana y los lobos (1972), à l’exception de celle de Stress es tres tres (1968) de Jaime Pérez, déclare à ce propos:

Carlos Saura, au fur et à mesure que le temps passait, avait des idées de plus en plus précises sur la musique dont il avait besoin et c’en est arrivé à un tel point, qu’en ce qui me concerne, dans Ana y los lobos, la musique qu’il me demandait (c’était déjà le cas dans El jardín de las

delicias en réalité) n’était pas une musique que je pouvais composer mais une musique que je

pouvais choisir, qui était déjà faite. Cela n’avait pas de sens – déjà même dans Peppermint

frappé, il y avait déjà des séquences dans lesquelles je…- dans ce film j’ai tout composé –

mais il y avait des séquences dans lesquelles il voulait une musique qui ressemble à du Vivaldi, une autre à du Beethoven, une musique qui ressemble à ceci ou cela et j’ai dû l’imiter.50

50 « […] Carlos Saura, a medida que el tiempo pasó, iba teniendo ideas más precisas de la música que él necesitaba y eso llegó a un extremo, en lo que a mí se refiere, con Ana y los lobos, en donde prácticamente la música que él me pedía (ya en El jardín de la delicias en realidad) no era una música que yo pudiera componer sino que era una música que yo le podía elegir, pero una música que ya estaba hecha. No tenía sentido – ya incluso en Peppermint Frappé, ya había secuencias que yo…- Ahí está compuesto todo por mí – pero había secuencias en las que él quería música que sonase a Vivaldi, una música que sonase a Beethoven, una música que sonase a esto o al otro y yo tuve que imitarlo. » Cité par BERTHET, C., Sociocritique de la musique de film –II : Carmen, Montpellier, Editions du CERS, 1994, p. 116.

Durant toute la période qui s’étend de 1965 à 1972, le cinéaste utilise donc de plus en plus de morceaux de répertoire jusqu’à la réalisation de Ana y los lobos. À partir de cette dernière collaboration entre Luis de Pablo et Carlos Saura, la musique originale disparaît momentanément de ses films. 51

Cette étape de l’oeuvre du réalisateur espagnol est également marquée par une utilisation de plus en plus limitée de la matière musicale d’un point de vue quantitatif : dans Ana y los lobos la musique n’intervient que pendant 15% du film, la proportion la plus basse de toute la filmographie.

A) Peppermint frappé (1967), Stress es tres tres (1968) et La madriguera (1969) :

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