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Théorie et pratique de la musique vocale au cinéma : L'oeuvre de Carlos Saura

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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UNIVERSITÉ PARIS-EST

ÉCOLE DOCTORALE CULTURE ET SOCIÉTÉ

Thèse de doctorat

Etudes hispaniques et hispanoaméricaines

BLOCH-ROBIN Marianne

Théorie et pratique de la musique vocale au cinéma :

L’œuvre de Carlos Saura

Thèse dirigée par : Madame le Professeur Nancy BERTHIER

Codirecteur : Monsieur le Professeur Vicente SÁNCHEZ BIOSCA

Soutenue le : 18 novembre 2011

Membres du Jury :

Madame Nancy BERTHIER, Professeur des Universités, Université

Paris-Sorbonne Paris IV.

Monsieur Martin LALIBERTÉ, Professeur des Universités, Université

Paris-Est Marne-la-Vallée.

Monsieur Vicente SÁNCHEZ BIOSCA, Professeur des Universités,

Université de Valencia.

Monsieur Jean-Claude SEGUIN, Professeur des Universités, Université

Lumière-Lyon II.

Madame Pascale THIBAUDEAU, Maître de Conférences habilité à

diriger des recherches, Université Paris VIII.

(2)

RÉSUMÉ

L’objet de cette thèse est l’étude de la fonction narrative et esthétique de la musique vocale dans l’œuvre de fiction non musicale du cinéaste espagnol Carlos Saura. Le rôle de la musique vocale dans ses films est en effet central et peu étudié.

Dans une première partie nous avons analysé l’évolution de l’utilisation de la musique dans l’œuvre au cours du demi-siècle qu’embrasse la filmographie du réalisateur aragonais. Nous avons ainsi pu mettre en évidence une forte affirmation auctoriale par le biais d’un contrôle étroit des choix musicaux et des collaborations avec les compositeurs de musique originale. La caractérisation des morceaux à texte utilisés nous a permis de dégager un corpus de vingt-deux œuvres vocales qui ont constitué le cœur de notre étude.

Par la suite, nous avons étudié le rôle spécifique de la musique vocale à travers son influence sur l’ordre, le temps et l’espace du récit. L’œuvre vocale peut, en effet, constituer un outil de transition spatiale et temporelle, fonctionner comme une analepse ou une prolepse ou encore être considérée comme un niveau narratif en soi.

Enfin, dans une troisième partie, nous avons envisagé la musique vocale sous l’angle de la citation et du point de vue qu’elle permet de dévoiler : celui des personnages tout d’abord. Par la suite, en considérant la musique vocale dans sa dimension transtextuelle, nous avons étudié le point de vue externe et universalisant qu’elle véhicule. Enfin, nous avons constaté que les morceaux vocaux peuvent également révéler l’intention de l’instance d’énonciation filmique.

Mots clefs : Carlos Saura, musique vocale, chanson, narration, esthétique, cinéma espagnol.

Laboratoire : Littératures, Savoirs et Arts. LISAA EA 4120. Université Paris-Est-Marne-la-Vallée. Bâtiment Copernic. Bureau 2B032. 5, boulevard Descartes, Champs-sur-Marne, 77454 Marne-la-Vallée Cedex 2.

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ABSTRACT

The purpose of this thesis is the study of the aesthetic and narrative function of vocal music in the non musical work of fiction of the Spanish filmmaker Carlos Saura. The role of vocal music in his films is indeed of central importance and not largely studied.

In the first part we have analyzed the evolution of the use of music in works done during the half of the century, which embraced the filmography of the Aragonese filmmaker. We have also been able to put very prominently, a strong authorial affirmation by means of a restricted control of musical choices and different collaborations with composers of original music. The characterization of songs text used, enabled us to identify a corpus of twenty-two vocal works, which constituted the core of our study.

In the second part, we studied the specific role of vocal music through its influence on the order, the time and space of the narrative. Vocal works can, in effect, constitute a spatial transition and temporal tool functioning as an analepsis or a prolepsis or again being considered as a narrative level on its own.

In the third part, we viewed vocal music from an angle of quotation and a viewpoint which enables to reveal: that of the characters first. Subsequently, considering vocal music in its transtextual dimension, we have studied the universalizing and external viewpoint that it vehicles. Finally, we have noticed that vocal songs can also reveal the intention of the filmic enunciator.

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REMERCIEMENTS

A ma directrice de thèse, Madame le Professeur Nancy Berthier, j’adresse mes remerciements les plus sincères et chaleureux. Ses conseils, son attention constante et son dévouement m’ont guidée tout au long de la découverte permanente qu’a constituée cette recherche. Nos rencontres m’ont toujours aidée à déjouer les embûches qui parsemaient mon chemin et à repartir, pleine d’enthousiasme, vers de nouvelles aventures.

Merci également à mon codirecteur, Vicente Sánchez Biosca pour son aide, son appui et sa confiance.

Que tous mes collègues de l’UFR de Langues de Paris-Est et de l’équipe de recherche du LISAA soient remerciés pour leur soutien tout au long de ce travail.

Je remercie Giselle Séginger, directrice du LISAA, pour la confiance dont elle a fait preuve à mon égard. Sans son aide précieuse et celle du LISAA, cette thèse n’aurait sans doute pas encore atteint son terme.

Je suis très reconnaissante à l’Université Paris-Est et à l’École doctorale Cultures et Sociétés qui m’ont soutenue tout au long de mon projet.

Ma très grande gratitude va également à tous ceux qui ont relu ce travail avec une patience sans égale et une belle amitié : Joëlle Bertrand, Mathilde Cortey-Lemaire, François Miranda, Jean-Luc Ormières et Sandrine Piau.

Merci à ceux qui m’ont prêté immédiatement main forte lorsque je me trouvais face à une difficulté : Inés de Diego, Henri Desaunay, Ana María López, Jean-François Pradoux, Lucas Tchetgnia et Elena Webanck.

Que mes trois filles, Constance, Alice et Inés, soient particulièrement remerciées pour avoir supporté, dans les deux sens du terme, une mère bien indisponible pour la vie familiale pendant quatre longues années.

Enfin, je dédie ce travail à mes parents qui m’ont transmis, à travers ce sens de la filiation si « saurien », l’amour de la musique et de la découverte, et à Jean-Yves sans qui rien ne serait possible.

(5)

TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION ... 11  

PREMIERE PARTIE : PLACE ET IMPORTANCE DE LA MUSIQUE DANS L’ŒUVRE CINÉMATOGRAPHIQUE DE FICTION NON MUSICALE DE CARLOS SAURA ... 25  

CHAPITRE PREMIER : L’ÉVOLUTION DE LA MUSIQUE DANS L’ŒUVRE DE FICTION ... 27  

I)   Les débuts : Los golfos (1959), Llanto por un bandido (1963) et La caza (1965) : une utilisation variée de la musique ... 30  

A)   Los golfos (1959) une séparation stricte entre musique intra et extra diégétique ... 31  

B)   Llanto por un bandido (1963) : la dichotomie irréconciliable: musique épique ou authentique? ... 32  

C)   La caza (1965) : une parabole de la violence de la société espagnole ... 35  

II)   De Peppermint frappé (1967) à Ana y los lobos (1972) : l’époque de la sobriété ... 38  

A)   Peppermint frappé (1967), Stress es tres tres (1968) et La madriguera (1969) : la musique de moins en moins importante quantitativement ... 39  

B)   El jardín de las delicias (1970) et Ana y los lobos (1972): la disparition de la musique originale ... 44  

III)  De La prima Angélica (1973) à Mamá cumple cien años (1979): la musique de répertoire au premier plan ... 48  

A)   La prima Angélica (1973) et Cría cuervos (1975) : musique et métalepse ………...48  

B)   Elisa vida mía (1976), Los ojos vendados (1978) et Mamá cumple cien años (1979): une nouvelle liberté politique et musicale ... 52  

IV)   De Deprisa, deprisa (1980) à Los zancos (1984): le tournant vers les films musicaux ... 59  

A)   Deprisa, deprisa (1980) : un récit en chansons ... 60  

B)   Dulces horas (1981) : chanson et plaisir du souvenir ... 63  

C)   Antonieta (1982) : le Mexique musical et la France silencieuse ... 65  

(6)

V)   De El dorado (1987) à El séptimo día (2003): Le retour de la musique

originale. ... 70  

A)   El dorado (1987) et La noche oscura (1989) : deux biopics aux traitements musicaux opposés ... 70  

B)   ¡Ay Carmela! (1990) : la guerre civile en chansons ... 75  

C)   ¡Dispara! (1993) et Taxi (1996) : la musique originale, facteur d’unité soulignant la prégnance de la violence urbaine ... 77  

D)   Pajarico (1997) : Gammes et parcours initiatique ... 82  

E)   De Goya en Burdeos (1999) à El séptimo día (2003) : filiation et collaborations musicales ... 84  

DEUXIÈME CHAPITRE : CARACTÉRISATION DES MORCEAUX À TEXTE UTILISÉS ... 93  

I)   Définition et frontière de la musique vocale à texte. ... 93  

A)   Le texte implicite ... 94  

B)   La voix sans paroles ... 97  

C)   La langue des morceaux vocaux ... 99  

II)   La prise en charge des citations musicales : qui chante ? ... 101  

A)   Les différentes citations musicales ... 102  

B)   Les voix ... 104  

A)   Musique savante, musique populaire : une dichotomie pertinente ? ... 107  

B)   Les différentes époques ... 109  

III)  Thématiques et structures ... 117  

A)   Les thématiques ... 117  

B)   La structure des morceaux vocaux et les rapports texte / musique ... 121  

TROISIÈME CHAPITRE : PRÉSENTATION DU CORPUS MUSICAL ... 124  

I)   Les œuvres du Moyen-âge et de la Renaissance ... 125  

A)   Le ternario du Misterio de Elche ... 125  

B)   Le villancico Tres morillas m’enamoran en Jaén ... 127  

C) La mélodie judéo-espagnole M’enamori d’un aire ... 129  

II)   L’époque Baroque ... 131  

A)   La jácara anonyme No hay que decirle el primor ... 131  

B)   Le duo Hark, how the songsters ... 133  

(7)

D)   L’aria d’Alto de la Passion selon Saint Mathieu, Erbarme dich, mein Gott

……….137  

III)  La musique du XIXème siècle ... 138  

Le lied de Schubert Mignon und der Harfner ... 138  

IV)   Les chansons traditionnelles ... 141  

A)   La chanson ¡Ay Carmela! ... 141  

B)   La petenera Al pie de un árbol sin fruto ... 144  

C)   La copla Historia de un criminal ... 147  

D)   La comptine La Sainte Catherine ... 149  

E)   La chanson traditionnelle mexicaine La llorona ... 152  

V)   Les mélodies des années trente ... 154  

A)   La valse Recordar de Charles Borell-Clerc et José Salado ... 154  

B)   Rocío de Rafael de León et Manuel López Quiroga ... 156  

C)   Le pasodoble ¡Ay Maricruz! de Salvador Valverde, Rafael de León et Manuel López Quiroga ... 159  

VI)   Les chansons populaires des années 1960 aux années 2000 ... 162  

A)   Amore mio de Carlo Rustichelli ... 162  

B)   Tu loca juventud de Tomás de la Huerta et José Luis Navarro ... 163  

C)   Porque te vas de José Luis Perales ... 165  

D)   La rumba flamenca ¡Ay qué dolor! de Ramos et Salazar ... 167  

E)   Me quedo contigo de Paz Pérez ... 170  

F)   Machine gun de Manu Chao ... 171  

DEUXIÈME PARTIE : MUSIQUE VOCALE, ORDRE DU RÉCIT, TEMPS ET ESPACE ... 175  

CHAPITRE PREMIER : MUSIQUE VOCALE, ENCHÂSSEMENT ET ORDRE DU RÉCIT ... 178  

I)   Musique vocale et séquences enchâssées ... 179  

A)   La musique vocale comme déclencheur de souvenir ... 180  

B)   La chanson comme signe de transition entre deux niveaux narratifs ... 188  

C)   La chanson comme élément de déréalisation ... 196  

II)   La musique vocale en tant que niveau narratif ... 203  

A)   La musique vocale comme prolepse ... 204  

B)   La musique vocale comme analepse ... 210  

(8)

D)   Musique vocale et structure cyclique ... 220  

DEUXIÈME CHAPITRE : INFLUENCE DE LA MUSIQUE VOCALE SUR LA VITESSE NARRATIVE ET LE TEMPS DU RÉCIT ... 227  

I)   L’accélération de la vitesse narrative et du rythme du récit ... 228  

A)   L’accélération de la vitesse narrative perçue et du rythme de la séquence ……….229  

B)   L’accélération de la vitesse narrative perçue et du rythme du film dans son ensemble ... 234  

II)   De la dilatation de la vitesse du récit à la pause ... 237  

A)   La dilatation du temps du récit ... 239  

B)   La pause ... 247  

III)  Musique vocale et ellipse : facteur de continuité ou de rupture ? ... 257  

A)   Musique vocale et ellipse au sein de la séquence ... 259  

B)   Ellipses entre deux séquences consécutives ... 262  

TROISIÈME CHAPITRE : MUSIQUE VOCALE, ESPACE ET NARRATION ... 269  

I)   La musique vocale participe à la construction de l’espace diégétique ... 270  

A)   Les toponymes attestés ... 271  

B)   De l’indétermination au lieu commun ... 277  

II)   Musique vocale, ouverture et fermeture de l’espace ... 282  

A)   Musique vocale et ouverture de l’espace ... 283  

B)   Musique vocale et fermeture de l’espace ... 288  

III)  Musique vocale et mise en relation des espaces ... 290  

A)   La mise en relation de deux espaces conjoints ... 291  

B)   La mise en relation de deux espaces disjoints ... 295  

C)   Musique vocale et mise en relation de l’espace diégétique avec un espace non représenté à l’écran ... 299  

IV)   La musique vocale est-elle un espace? ... 307  

TROISIÈME PARTIE : MUSIQUE VOCALE ET POINT DE VUE ... 310  

CHAPITRE PREMIER : DE LA CARACTÉRISATION DU PERSONNAGE AU POINT DE VUE ... 313  

I)   Musique vocale et caractérisation des personnages ... 315  

A)   La caractérisation du personnage ... 317  

(9)

C)   La musique vocale et la circulation de la caractérisation ... 331  

II)   Musique vocale et point de vue des personnages ... 338  

A)   La musique vocale dévoile le point de vue d’un personnage ... 339  

B)   Traduction du point de vue et caractérisation ... 349  

C)   La circulation du point de vue ... 355  

D)   La musique vocale interprétée par les protagonistes ... 363  

DEUXIÈME CHAPITRE : UN POINT DE VUE EXTÉRIEUR : MUSIQUE VOCALE ET TRANSTEXTUALITÉ ... 369  

I)   La musique vocale comme intertexte ... 371  

A)   Un intertexte qui touche directement le spectateur ... 373  

B)   Fonctionnement fractionnaire et inconscient, resémantisation et polysémie ……….378  

C)   Musique vocale, anamnèse et temps qui passe ... 384  

II)   La musique vocale comme hypotexte ... 397  

A)   De l’hypotexte chanté à l’hypertexte filmique ... 398  

B)   Une origine complexe : les hypotextes de ¡Ay Carmela! ... 407  

TROISIÈME CHAPITRE : MUSIQUE VOCALE ET POINT DE VUE DE L’ÉNONCIATEUR FILMIQUE ... 413  

I)   Musique vocale, énonciation et métatextualité ... 417  

A)   L’énonciateur filmique ou la « voix du destin » ... 418  

B)   La musique vocale pousse les personnages vers leur destin ... 423  

C)   Le décalage ironique révèle l’instance d’énonciation ... 434  

II)   Musique vocale, énonciation et générique ... 437  

A)   Musique vocale, énonciation et générique d’ouverture ... 444  

B)   Musique vocale, énonciation et générique de fin ... 448  

CONCLUSION ... 455  

ANNEXES ... 464  

FILMOGRAPHIE DE CARLOS SAURA ... 465  

ÉVOLUTION DE L’UTILISATION DE LA MUSIQUE DANS L’OEUVRE 476   RÉCAPITULATIF DES MORCEAUX VOCAUX CITÉS DANS LES FILMS DU CORPUS ... 478  

LEXIQUE DES TERMES MUSICAUX ... 483  

BIBLIOGRAPHIE ... 490  

(10)

Ouvrages de Carlos Saura ... 495  

Sur le cinéma espagnol ... 495  

Sur la théorie du cinéma ... 497  

Sur le son et la musique au cinéma ... 499  

Sur la musique ... 501  

Ouvrages et articles portant sur le récit ... 504  

Autres ouvrages et articles cités ... 505  

ÉDITIONS DVD UTILISÉES ... 507  

(11)

INTRODUCTION

L’avant-première parisienne du film Fados de Carlos Saura au Cinéma des Cinéastes le 8 janvier 2009 a été suivie d’un entretien entre le réalisateur espagnol et Bertrand Tavernier, un de ses amis de longue date. À une question du cinéaste français sur l’origine du développement de films musicaux dans son œuvre à partir des années quatre-vingt, Carlos Saura a simplement répondu : « Tous mes films sont musicaux ». Cette affirmation résume bien l’une des essences de la filmographie de ce grand auteur dans laquelle, dès les prémices, la musique a constitué un élément central auquel il a prêté une attention spécifique. En effet, alors que dans l’œuvre de très nombreux cinéastes, l’image prime sur la matière sonore et sur la musique en particulier, sa conception auctoriale de la fonction du réalisateur s’étend à tous les aspects de l’élaboration du film et plus spécifiquement aux choix musicaux qu’il contrôle toujours minutieusement au point de passer des heures enfermé à rechercher dans sa discothèque les différentes mélodies qui conviendraient le mieux au film qu’il est en train de concevoir.1

Depuis ses origines liées, avant tout, à l’invention de l’image mouvante, le cinéma a traditionnellement accordé une place prédominante à la matière visuelle par rapport aux composantes sonores qui le constituent également. Si la musique a très vite accompagné les premières « Vues Lumières » et a constitué une importante contribution à l’expressivité du cinéma muet, l’arrivée du parlant puis l’apogée des grands studios américains, à partir des années quarante du siècle dernier l’ont, par la suite, souvent cantonnée à un second rôle, très codifié, dont Claudia Gorbman a recensé les caractéristiques imposées.2 À partir des années cinquante, de nombreux cinéastes se sont opposés à cette grammaire hollywoodienne systématique en proposant diverses options alternatives : de l’absence presque totale de musique chez certains (tel Luis Buñuel) à l’utilisation de styles de musique originaux et prégnants (la musique contemporaine chez Resnais) en passant par la citation exclusive de musique préexistante en modalité d’écran (chez Bergman).

1 D’après Manuel Hidalgo : « Saura a trois principaux hobbies : la photographie, le bricolage et la

musique. Enfermé chez lui dans son laboratoire, il peut passer des heures à “scier des bouts de bois” et à écouter de la musique ou à faire des expériences avec sa chaîne Hi-Fi, sans voir personne et sans sortir de la maison. » HIDALGO, M., Carlos Saura, Madrid, Ediciones JC, p.76.

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Au cours des années soixante et surtout à la fin de la décennie, l’introduction systématique de nombreuses chansons dans certaines œuvres cinématographiques a permis de tisser des rapports étroits entre texte filmique et musique vocale. À partir notamment du film American graffiti réalisé en 1973 par Georges Lucas, la multiplication de citations de musique vocale a souvent été à l’origine de nombreux liens de sens entre la chanson, matière hybride à la confluence de la littérature et de la musique, et le reste du texte filmique.

Comme le montre son affirmation catégorique lors de l’avant première parisienne de Fados, Carlos Saura, qui, entre 1959, date de son premier long métrage

Los golfos, et 2010, celle de Flamenco, flamenco, a réalisé trente-neuf films, fait partie

d’une « famille » de cinéastes pour lesquels la musique est placée au cœur de l’œuvre tels, entre autres, Federico Fellini, Alain Resnais ou Ingmar Bergman. Ces auteurs l’utilisent chacun de façon singulière et spécifique, mais ils ont tous en commun une volonté de s’écarter significativement des canons imposés par Hollywood.3 Ces règles prégnantes, malgré certaines évolutions esthétiques et techniques, ont continué de régir la plupart des productions cinématographiques commerciales jusqu’à présent. Loin de ces pratiques majoritaires, l’exploitation fructueuse de la matière musicale, centrale dans toute la filmographie de Carlos Saura, a cependant évolué de façon significative tout au long de sa carrière. Si la présence de la musique, très importante dans les premiers films, a progressivement diminué en termes quantitatifs jusqu’au milieu des années soixante-dix, le rôle esthétique et narratif des interventions musicales n’a pas été proportionnel à leur importance quantitative. Au contraire, dans les œuvres de cette période où la musique intervient très peu, les rares occurrences musicales revêtent une importance capitale par rapport à l’ensemble du récit filmique, en raison de la place de choix que leur confère leur rareté même. Depuis les années quatre-vingt, la matière musicale innerve à nouveau toute la filmographie du cinéaste espagnol. Elle est plus particulièrement au centre des nombreux films musicaux, réalisés à partir de Bodas de

Sangre (1981), qu’il s’agisse d’œuvres de fiction ou de documentaires. Ces films

musicaux sont toujours également centrés sur la danse, l’une des passions du réalisateur

3 Selon Jean-Claude Mari, cette orientation, qui deviendra une règle à Hollywood, date des années

trente: « […] dans les années trente, des compositeurs comme Georges Van Parys ou Henri Verdun donneront à la musique au cinéma une autre orientation, suggérant à son propos “ qu’on doit l’entendre et non l’écouter”. Un choix qui semble se faire clairement et dont l’historien Kurt London précise les termes : “La musique pure est appréhendée consciemment, la musique de film inconsciemment. La bonne musique de film ne doit pas se faire remarquer.” » MARI, J.C., Quand le

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qui a même déclaré à plusieurs reprises avoir souhaité devenir danseur dans sa jeunesse mais y avoir par la suite renoncé faute de réelles aptitudes.4 Cet intérêt spécifique pour la danse ne transparaît d’ailleurs pas uniquement dans la partie musicale de la filmographie du réalisateur. Elle est, en effet, omniprésente dans toute l’œuvre, à travers de nombreuses séquences de danse, mais elle est également reflétée par la dimension éminemment chorégraphique des mouvements de caméra et du montage. Les années quatre-vingt marquent également un retour aux collaborations avec des compositeurs de musique originale ainsi qu’une forte augmentation quantitative de l’utilisation de la musique dans les œuvres de fiction non musicales, des caractéristiques qui perdureront jusqu’à ses derniers films.

Néanmoins, quelle que soit son importance quantitative, le rôle de la musique est essentiel dans toute l’œuvre de Carlos Saura, comme il le revendique clairement lui-même. Au sein de cette diversité musicale, il est possible de distinguer une constante qui traverse la filmographie depuis son début et à laquelle il semble particulièrement attaché : l’emploi systématique de musique vocale. Cette utilisation est non seulement récurrente - on trouve des compositions de ce type dans presque tous les longs métrages du réalisateur - mais également singulière, ce qui illustre l’importance qu’elle revêt pour Carlos Saura : le morceau vocal est fréquemment diffusé dans son intégralité, parfois légèrement remanié pour qu’il s’adapte aux contraintes du texte filmique, et souvent à plusieurs reprises dans le film. En outre, la musique vocale utilisée - chansons populaires et traditionnelles, lieder, airs d’opéras, chœurs religieux, comptines (etc.) - tisse des liens de sens très étroits et féconds entres ses composantes - paroles et musiques - et les autres éléments du récit cinématographique. Elle entretient toujours une relation avec la narration principale, renvoyant à la situation des protagonistes, dévoilant leurs sentiments, façonnant le temps ou l’espace filmique, ou encore annonçant le dénouement de l’œuvre.

Malgré sa grande diversité, la filmographie de Carlos Saura s’est développée autour d’une vision du monde qui peut être abordée à partir de trois axes principaux au sein desquels la musique a toujours rempli une fonction de premier plan : l’importance de la mémoire et de l’héritage culturel qui en font un « cinéaste du temps »;5 la présence

4 Carlos Saura a évoqué cette vocation première à plusieurs reprises, et, en particulier, lors de

l’avant-première de son film Fados au Cinéma des Cinéastes, le 8 janvier 2009.

5 Nancy Berthier développe cette idée dans son article, BERTHIER, N., « Carlos Saura ou l’art

d’hériter » in CASTELLANI (dir.), Goya en Burdeos de Carlos Saura, Nantes, Editions du temps, 2005, pp.191-239.

(14)

du fantasme souvent d’ailleurs lié au souvenir et à sa précarité, et, enfin, dans cette même ligne d’intertextualité et d’héritage, il convient de souligner l’importance des autres arts dans son œuvre. Carlos Saura est un réalisateur qui filme les arts, profitant pleinement des dimensions visuelles et sonores du cinéma pour rendre hommage aux autres arts, mais surtout sans doute pour conférer à ses films une dimension « d’art total », qu’à la suite de l’opéra, le cinéma peut revendiquer grâce à ses multiples composantes. Cette vision du monde qui traverse sa filmographie contribue à construire l’œuvre cohérente d’un grand auteur internationalement reconnu dans laquelle la musique constitue un fil directeur tout au long de ce jeu de miroir constamment réinterprété, entre visible et invisible, temps et mémoire, intertextualité et création. Les nombreux prix qui lui ont été décernés par les jurys des plus grands festivals, tout au long des cinq décennies de sa carrière de réalisateur, en sont la preuve. Citons, parmi d’autres, l’Ours d’Argent du festival de Berlin qui a récompensé son troisième long métrage, La caza réalisé en 1965, le Prix du Jury du festival Cannes pour Cría cuervos (1975) ou encore l’Ours d’Or pour Deprisa, deprisa (1980). Si, à l’heure actuelle, sa notoriété est toujours importante dans l’hispanisme français et pour les spécialistes de cinéma elle a beaucoup diminué auprès du public et de la critique cinématographique depuis le début des années quatre-vingt, tant en Espagne qu’en France où Saura était considéré comme le cinéaste emblématique de la résistance interne au franquisme. Il fut, en effet, un temps où Marcel Oms, dans un article de juillet 1977 sur le cinéma espagnol, déclarait :

Ce n’est pas enlever une once au talent de Carlos Saura que de constater qu’il a joué, du seul fait de la critique française – et par contrecoup du public français -, un rôle d’écran ou d’abcès de fixation qui a masqué le bouillonnement extraordinaire du cinéma espagnol contemporain.6

Le temps où l’ombre imposante de Carlos Saura éclipsait les autres réalisateurs espagnols semble bien lointain, et, à partir de la fin des années quatre-vingt, sa figure tutélaire a été remplacée en France par celle d’un autre grand auteur, Pedro Almodóvar, comme si le cinéma espagnol ne pouvait être dans l’Hexagone que l’apanage d’un cinéaste à la fois.7 Il serait en effet représenté successivement par Luis Buñuel, Carlos Saura puis Pedro Almodóvar. Néanmoins, si les sorties des derniers films de Saura en Espagne et en France n’ont pas connu le retentissement qu’elles suscitaient sous le

6 OMS. M., « Pour une approche du nouveau cinéma espagnol » in Cinéma 77, nº223, juillet 1977, p.

8.

7 C’est ce que montre Nancy Berthier dans son article « Crítica cinematográfica y nacionalidad » in

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franquisme, des publications régulières et l’organisation à Bruxelles, en octobre 2009, d’un colloque international intitulé « Homenaje a Carlos Saura (1958-2008) : Aspectos singulares de una trayectoria ejemplar », témoignent de l’intérêt des spécialistes pour le réalisateur aragonais.

Plusieurs ouvrages sont parus dans les vingt dernières années sur certaines œuvres de Carlos Saura - en particulier, en France, à l’occasion de l’inscription au programme du C.A.P.E.S. d’espagnol de ¡Ay Carmela! en 2000 et de Goya en Burdeos en 2006 -. La dernière recherche parue traitant de l’ensemble de son œuvre date néanmoins des années quatre-vingt-dix : The Films of Carlos Saura, The practice of

seeing de Marvin D’Lugo (1991). 8 Une thèse de doctorat soutenue en 2007 par Yolanda

Millán, intitulée Carlos Saura cinéaste de la mémoire9 parcourt aussi toute la filmographie du réalisateur sous l’angle de la mémoire.10 Citons également l’ouvrage

récent de François Géal, Onze films de Carlos Saura, cinéaste de la mémoire (2006)11 et

le recueil dirigé par Robin Lefere, Carlos Saura : una trayectoria ejemplar (2011).12 Dans le domaine qui nous intéresse spécifiquement, aucune parution n’a envisagé l’œuvre sous l’angle spécifique de la musique depuis la thèse de Catherine Berthet,

Elisa vida mía et Carmen de Carlos Saura : analyse socio-critique de la bande musicale (1990),13 mais Pascale Thibaudeau a comblé récemment l’une des lacunes importantes de cette bibliographie, car l’ouvrage inédit de son Habilitation à Diriger des Recherches porte sur un sujet intiment lié à celui qui nous occupe dans ce travail : la danse dans la filmographie du réalisateur aragonais. 14

Dans une œuvre dont la musique vocale constitue une composante essentielle du texte filmique, nous nous proposons donc d’étudier le rôle spécifique et multiple que jouent les morceaux vocaux dans la narration cinématographique, d’un point de vue esthétique et narratologique.

8 D’LUGO, M., The films of Carlos Saura, the practice of seeing, Princeton, N.J., Princeton

University Press, 1991.

9 MILLÁN, Y., Carlos Saura, cinéaste de la mémoire, Université de Bourgogne, 2007.

10 Deux autres thèses sur Carlos Saura ont été effectuées en France dans les dix dernières années.

Silvina González-Benevent est l’auteur de Le regard d’une génération : formes d’incomplétude chez

Carlos Saura et Juan Marsé, Université Paul Valéry, Montpellier (2008) et Nathalie Catay-Roubeau

de Bodas de Sangre, Carmen : de l’écrit à l’écran, Université Paul Valéry, Monpellier (2009).

11 GÉAL, F., Onze films de Carlos Saura, cinéaste de la mémoire, Lyon, Aléas, 2006. 12 LEFERE, R., (dir.), Carlos Saura, una trayectoria ejemplar, Madrid, Visor Libros, 2011.

13 Cette thèse a été publiée en deux volumes. BERTHET, C., Sociocritique de la musique de film :

1-Elisa vida mía, Montpellier, C.E.R.S. nº24, 1992, et, Sociocritique de la musique de film : 2-Carmen,

Montpellier, C.E.R.S, nº25, 1993.

14THIBAUDEAU, P., Danse et cinéma, L’hybridation des formes dans les films de Carlos Saura,

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Il existe, à ce jour, de très nombreux ouvrages publiés sur la musique au cinéma, mais, à notre connaissance, aucune étude spécifique n’est parue jusqu’à présent sur le rôle de la musique vocale dans la narration filmique. Dans les années quatre-vingt-dix, la narratologie, conçue à l’origine pour un objet d’étude littéraire, a été adaptée par divers théoriciens au cinéma : André Gardies,15 François Jost et André Gautreault16 ou encore Yannick Mouren17 dans sa thèse sur François Truffaut ont, entre autres, contribué à cette introduction en France. Les niveaux narratifs, le temps et l’ordre du récit, l’espace, le point de vue et l’énonciation ont alors été appliqués à l’étude narratologique des films, mais la fonction narrative de la musique vocale n’a été que très peu abordée. Michel Chion consacre un chapitre très intéressant de son ouvrage de 2003, Un art sonore le cinéma, au fonctionnement de la chanson dans le cinéma de fiction mais sans effectuer d’étude systématique. Il cite néanmoins le travail de recherche d’un universitaire suédois, Ulf Wilhelmsson, qui porte sur le rôle narratif des paroles des chansons dans le film Thelma et Louise de Ridley Scott. 18 Le chercheur montre comment, dans cette œuvre, les chansons forment une sorte de double narration qui annonce la suite du récit principal, le commente, y apporte une conclusion et semble même constituer une force supérieure qui pousse les personnages à agir. Les quelques lignes consacrées à ce travail de recherche dans l’ouvrage de Michel Chion nous ont encouragé à nous lancer dans ce travail, en prenant non seulement en compte les paroles de la musique vocale, mais également la matière musicale qui en est indissociable et qui influence significativement le sens et la perception des morceaux. Nous tenterons donc dans cette étude, à partir de l’œuvre de Carlos Saura, de mettre en place un cadre théorique qui permette d’appréhender le rôle esthétique et narratif de la musique vocale au cinéma en prenant en compte sa double nature musicale et textuelle.

Au sein des trente-neuf longs métrages qui constituent, à ce jour, la filmographie de Calos Saura, nous avons pris la décision d’écarter les œuvres musicales et de nous centrer uniquement sur les vingt-cinq films de fiction non-musicaux qui constituent notre corpus filmique, car c’est au fonctionnement indirect de la musique vocale dans la narration filmique que nous avons choisi de nous intéresser plus particulièrement. En

15 GARDIES, A., Le récit filmique, Paris, Hachette, 1993.

16 GAUDREAULT, A., JOST, F., Le récit cinématographique, Nathan, 1990.

17 MOUREN., Y., François Truffaut, l’art du récit, « Etudes cinématographiques » vol. 62, Paris,

Lettres modernes, 1997.

18 Ulf Wilhelmsson a eu l’amabilité de me faire parvenir ce mémoire de Maîtrise, rédigé en suédois et

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effet, dans un film musical, la musique vocale est parfois ouvertement porteuse de la narration, qu’elle contribue à faire avancer par son contenu sémantique. Lorsqu’elle joue ce rôle, elle correspond alors à la notion de voix-narration, porteuse de récit, selon la définition d’Alain Boillat. A contrario, elle peut également interrompre momentanément le récit en y insérant un numéro, avant tout spectaculaire, dont la fonction première rejoint le concept de voix-attraction cerné par le même auteur qui émet l’hypothèse suivante:

[…] le degré d’intégration des numéros dans le film varie en fonction de leur participation aux processus de diégétisation […], et à la transmission d’informations narratives qui, du point de vue de la voix, s’effectue soit sur la base de la narrativité interne des paroles proférées dans le chant, soit par le biais de la narrativité externe de la situation qui offre son cadre à la performance chantée.19

Dans les fictions musicales, entre les pôles de la narration et de la

voix-attraction, existent de nombreuses situations intermédiaires combinant ces deux

modalités à des degrés divers. Les films de fiction musicaux de Carlos Saura, s’écartent volontairement de ces deux modalités, comme il le souligne lui même :

On peut faire chanter une personne, et voilà, mais de façon indépendante. Elle n’est pas directement liée à l’action, mais intervient comme en parallèle, ou comme un contrepoint. Mais jamais comme une chose qui ait une influence sur l’argument, en le chantant.20

Néanmoins, dans ses films musicaux, la musique est au cœur de la fiction et le récit, même indirect qu’elle porte sera toujours facilement associé par le spectateur à la narration filmique. Dans un film de fiction non musical, le rôle premier de la musique vocale (qu’elle soit intradiégétique ou extradiégétique)21 et du récit dont elle est porteuse n’est pas de participer directement à la narration principale. Lorsqu’elle intervient en modalité d’écran, elle fait avant tout partie de la diégèse : une petite fille danse avec ses sœurs sur une chanson à la mode, des enfants chantent pendant une

19 BOILLAT, A., Du bonimenteur à la voix-over, voix-attraction et voix narration au cinéma,

Lausanne, Editions Antipodes, 2007, p. 232.

20 SÁNCHEZ VIDAL, A., Retrato de Carlos Saura, Barcelone, Galaxia Gutenberg, Círculo de

lectores, 1994, p.160.

21 Pour qualifier les modalités d’intervention de la musique au sein du texte filmique, j’utiliserai

indifféremment la terminologie d’André Gardies et de Michel Chion car les termes, définis par chacun, recouvrent les mêmes notions et leur emploi alternatif ne peut constituer une source de confusion. Le premier auteur distingue la musique intradiégétique, dont la source est présente au sein de la diégèse, de la musique extradiégétique qui ne fait pas partie du monde diégétique. Le second préfère les termes de musique d’écran (intradiégétique) et musique de fosse (extradiégétique). En ce qui concerne le son d’une façon générale, je privilégierai la terminologie française de Michel Chion qui distingue le son in (intradiégétique et dont la source est visible à l’écran), du son hors-champ (intradiégétique mais dont la source n’est pas visible à l’écran) et du son off, qui n’appartient pas à la diégèse. Pour éviter les confusions possibles, je n’emploierai pas le triptyque in /off /over empruntée par certains auteurs français (comme Alain Boillat) à la terminologie anglo-saxonne puisqu’un même terme, off, renvoie alors à des réalités différentes.

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messe, un vieil intellectuel écoute un air de Rameau dans son bureau, des jeunes délinquants vivent au rythme trépidant de rumbas flamencas…Quand il s’agit d’une musique de fosse, elle berce le récit filmique de ses occurrences et le spectateur ne prête en général qu’une oreille distraite au sens dont elle est porteuse. Or, en réalité, et ce phénomène n’existe pas uniquement chez Carlos Saura, les morceaux vocaux diffusés dans les films tissent de nombreux liens de sens avec l’ensemble du récit filmique, des liens bien différents de ceux que crée la musique instrumentale en raison de la présence des paroles. Selon André Gardies, le musical (dans le sens de matière musicale) :

[…] offre une très faible épaisseur sémantique : il ne signifie rien, pas plus qu’il ne raconte. Néanmoins, inscrit dans le film, il accédera à la signification par le jeu relationnel qu’il entretiendra avec l’ensemble des composantes textuelles.22

La musique ne peut donc remplir qu’une fonction connotative, elle peut évoquer, renvoyer à des éléments culturels ou historiques : une époque, un espace (etc.), mais seul le verbal (qui lui est associé dans la musique vocale) a la capacité de dénoter, de raconter, de dire. Si cette intervention de la musique vocale la rapproche du concept de

voix-narration défini par Alain Boillat, cette narration interviendra toujours de façon

indirecte et détournée au sein du texte filmique.

D’un point de vue méthodologique, nous utiliserons pour cette recherche les outils propres aux études cinématographiques dans lesquelles s’inscrit notre travail de recherche : analyse filmique, théorie et histoire du cinéma, narratologie et esthétique. En ce qui concerne la musique au cinéma, la majorité des nombreux ouvrages disponibles traitant principalement des compositions originales, nous nous sommes plus particulièrement appuyé sur les différentes œuvres de Michel Chion, même si la place spécifique que cet auteur a accordée aux morceaux vocaux dans sa réflexion reste minoritaire. Étant donné que la musique vocale n’a pas été spécifiquement abordée par les chercheurs cités précédemment dans sa dimension narratologique, nous sommes retourné aux sources françaises de cette théorie en utilisant comme fil conducteur de cette thèse certains concepts développés par Gérard Gennette dans son œuvre et en les adaptant à la relation entre musique vocale et texte filmique. Pour des raisons de cohérence de notre modèle et de nos outils d’analyse, nous avons limité nos sources directes aux théories issues de ces études narratologiques qui ont constitué la base de notre réflexion.

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Nous avons également exploité certains outils de musicologie et de sémiologie de la musique, même si ce travail ne s’inscrit pas dans le cadre de la recherche musicologique car il est centré sur le rôle narratif et esthétique de la musique dans son rapport au tissu filmique.

Pour tenter de dégager le sens des morceaux étudiés, il convient de prendre en compte le dualisme fondamental entre nature et culture car selon Pierre Schaeffer :

La musique est fondamentalement naturelle et culturelle. [...] La musique traditionnelle, par exemple, repose sur des données en partie naturelles (perception des intervalles et des principaux degrés harmoniques, relations de consonance) et en partie culturelles (choix des gammes et des toniques dans les échelles communes, fonctions harmoniques, etc.), dont le concours forme des structures de référence variables selon les cultures.23

Cette distinction entre nature et culture n’est pas aisée à établir car des données qui paraîtraient, à première vue, immanentes à la musique peuvent en réalité se révéler liées à l’évolution culturelle. D’après Jean-Jacques Nattiez, les procédés imitatifs semblent bien relever d’un sens « naturel », entretenant avec leur référent une relation relevant du signe iconique :

Tous les procédés descriptifs et imitatifs musicaux appartiennent à ce type, car ils ne supposent aucun savoir culturel pour être compris, seulement une capacité de reconnaissance de la part de l’auditeur […]. Ce que la musique reproduit le plus facilement, ce sont naturellement des phénomènes sonores. Le cas le plus simple est celui de l’ « onomatopée musicale » : de même qu’il est possible, avec la langue et la bouche, d’imiter un bruit, les instruments de musique peuvent évoquer : des cris d’animaux (le chant du coq dans la Danse

macabre de Saint-Saëns, les chants d’oiseaux du Coucou de Daquin ou Catalogue des oiseaux de Messian) ; des phénomènes naturels comme le bruit du tonnerre (Pastorale de

Beethoven, Fantastique de Berlioz, Or du Rhin de Wagner) ; des bruits de machine […].24

En revanche, dans le cas du sens « culturel », Michel Imberty affirme que :

[…] le rapport entre le signal musical et ce qu’il représente, résulte d’une convention qui est apparue à un moment donné de l’histoire de la musique, et cette convention a donné lieu à tant d’exemples dans des œuvres que, dans certains cas, on a ensuite cherché à la justifier par une analogie formelle.25

C’est le cas, par exemple, de l’opposition des modes majeurs et mineurs qui ne s’est développée dans le sens gaîté / tristesse qu’à partir de la fin du XVIème siècle et qui n’est d’ailleurs pas toujours systématique. Ces conventions évoluent au fil des époques : un accord dissonant dans la musique de Bach (un accord de septième naturelle par exemple), peut devenir consonant26 chez Wagner.

23 Ibid., p.36

24 NATTIEZ, J.J., Fondement d’une sémiologie de la musique, Paris, Union générale d’édition, 1975,

p.23.

25 IMBERTY, M., Entendre la musique, sémantique psychologique de la musique, Paris, Bordas,

1979, p.7.

26 « Consonance-dissonance: Ces notions ne se définissent en musique que par rapport à leur fonction

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Comme nous l’avons évoqué, le sens de la musique est de l’ordre de la suggestion, de la connotation, mais jamais de la dénotation. En outre, les sens possibles de l’art sont liés à sa fonction symbolique qui pourra être mise en lumière grâce à un système de renvois. Il peut s’agir de renvois à une acculturation tonale et aux différents « styles » de musique selon les époques, car, bien souvent, les effets expressifs de la musique résultent d’écarts par rapport aux schémas codifiés, mais également de renvois à une série de concepts extramusicaux : espace, mouvements, sentiments. Il convient de souligner que certaines connotations qui semblent « naturelles » à la musique ne sont souvent que le résultat de siècles d’acculturation. Par exemple, Jacques Chailley a montré que l’identification du haut et de l’aigu et du bas et du grave - mais également les identifications aigu/ grave, clair/sombre, gai/triste, joyeux/funèbre…-, appréhendée aujourd’hui comme une évidence reposait en fait sur un fondement conventionnel.27

Malgré ces associations qui conditionnent fortement les interprétations du sens, la musique demeure profondément polysémique. Si des expériences d’écoute réalisées sur des panels d’auditeurs permettent de dégager une certaine cohérence des réponses sémantiques associées à un même extrait musical, cette cohérence ne se manifeste que par une signification dominante, un groupe d’adjectifs par exemple, « non exclusive d’autre significations plus diffuses, et pouvant paraître parfois contradictoire, le même fragment recevant, à côté de cette signification principale, des significations secondaires appartenant à d’autre clusters. »28

Outre ces significations premières mouvantes, la musique au cinéma est confrontée à des images avec lesquelles va se tisser une relation à caractère dialectique, l’image venant en quelque sorte canaliser l’interprétation du sens musical. Cette

toujours être résolue. Lorsqu’un accord qui appelle une résolution n’est pas résolu, c’est qu’il cesse d’être considéré chez le compositeur comme une dissonance. Les accords dissonants chez Beethoven ne sont plus dissonants chez Debussy. Les notions de consonance et de dissonance sont donc essentiellement des notions historiques. La distinction perd complètement son sens dans la musique atonale. » Ibid., p.204. Les termes musicaux sont définis, à leur première occurrence, en note de bas de page. Ces définitions sont également regroupées dans un lexique, en annexe p.483.

27« Parmi les chants liturgiques de l’Ascension, deux pièces successives traduisent le même

texte :Ascendit Deus, phrase éminemment propice à la disposition ascensionnelle. Or, une seule d’entre elle contient la description attendue. La pièce non descriptive plus ancienne est antérieure à la convention du langage, selon laquelle l’aigu est appelé haut et le grave bas, et cette convention à son tour semble contemporaine de l’adoption d’une notation « diastématique » dessinant le mouvement mélodique sur le papier. Ce qui fut, à l’origine, des associations d’idées extérieures à l’essence de la musique a fini, par une longue et constante pratique, par s’identifier pour nous à cette essence même de sorte qu’il nous serait impossible, sans renier tout notre atavisme, d’abandonner cette convention que nous prenons de bonne foi pour l’expression de la musique elle-même. » CHAILLEY, J., « L’axiome de Stravinsky» in Journal de Psychologie, 407-419, octobre-décembre 1963, p. 411.

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influence intervient également à l’inverse, car la musique, malgré son caractère uniquement connotatif, peut également orienter le sens de l’image, en élargir la portée sémantique et lui apporter des significations.

Dans le cas de la musique vocale, les paroles ajoutent un niveau de sens supplémentaire qui oriente encore plus fortement le sens de la musique. En réalité, les paroles et la musique maintiennent une relation d’interdépendance qui n’est pas univoque et varie selon les époques. Par exemple, la réforme mélodramatique à Florence à la fin du XVIème siècle subordonnait la musique au texte et considérait que la musique devait être l’amplification de la parole et de sa continuité expressive, alors que les madrigalistes ou les polyphonistes français et flamands prônaient une peinture des contenus sémantiques. L’art classique, avec Lully, puis Rameau, donne la priorité à l’harmonie sur la mélodie et jette les bases d’un langage musical autonome qui est capable de dire en même temps que le texte mais également de le nuancer ou encore de le contredire.29 Les paroles pouvaient exprimer la haine, et la musique, grâce à une codification très précise de l’harmonie, révéler l’amour. Depuis le XVIIIème siècle, les différents styles musicaux ont déplacé ces équivalences et ont créé d’autres relations entre harmonie, mélodie et paroles. En ce qui concerne les chansons populaires, qui constituent la grande majorité de la musique vocale de notre corpus, si les formes musicales sont plus simples et si les mélodies évoluent beaucoup moins que dans la musique « savante », les interactions entre musique et paroles sont néanmoins également fondamentales. La mélodie et l’harmonisation peuvent non seulement teinter le texte de connotations diverses, mais également le modifier directement.30

Par ailleurs, nous avons utilisé certains outils, forgés spécifiquement pour ce travail de recherche, qui nous ont servi en particulier dans la première partie de notre thèse. Nous avons effectué une analyse quantitative, sous la forme de pourcentages, de la matière musicale par rapport à la durée totale des œuvres afin de tenter de déterminer les corrélations possibles entre la quantité de musique et son importance esthétique et narrative dans la filmographie. Nous avons également établi une distinction entre proportion de musique vocale et instrumentale pour en mesurer le poids respectif.

29 Ibid., p.43.

30 Selon Nicolas Ruwet, il convient de « […] reconnaître que, d’une œuvre à l’autre, les rapports entre

parole et musique peuvent varier, allant de la convergence à la contradiction, en passant par toutes sortes de décalages, de compatibilités, de complémentarités. » RUWET, N., « Fonction de la parole dans la musique vocale » in Langage, musique, poésie, Paris, Seuil, 1972, p.55.

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La première partie s’attachera tout d’abord à l’étude de l’évolution de l’utilisation de la musique dans la filmographie d’un point de vue diachronique. Plusieurs grandes périodes peuvent être distinguées au sein de l’œuvre du cinéaste dans lesquelle l’utilisation de la musique varie, même si son rôle est toujours significatif. Cette présentation générale sera effectuée film par film et par ordre chronologique dans un souci de clarté.31 Elle est indispensable car elle nous permettra de situer les morceaux vocaux aux seins des œuvres cinématographiques et de cerner leurs relations avec la musique purement instrumentale. Les deux derniers chapitres de la première partie seront consacrés à la caractérisation de la musique vocale utilisée dans le corpus filmique. Il s’agit principalement de musique traditionnelle ou populaire mais également de musique dite savante. Certains morceaux datent du Moyen Âge, d’autres de la Renaissance, de l’époque baroque et préromantique.32 Cette caractérisation nous conduit à sélectionner vingt-deux morceaux représentatifs de l’ensemble du corpus afin de les exploiter plus spécifiquement dans nos analyses, mais ce choix est également déterminé par leur importance respective dans les narrations filmiques. Ces vingt-deux morceaux totalisent soixante-dix occurrences dans le corpus de film étudié. Nous présenterons par la suite ces vingt-deux œuvres vocales de façon plus détaillée en prenant le parti, à l’issue de cette première caractérisation, de ne pas faire de distinction spécifique « de traitement », dans notre étude postérieure, entre musique populaire et musique savante. Il nous semble en effet que dans l’œuvre de Saura la musique savante choisie peut fonctionner par rapport à la narration d’une façon semblable aux chansons populaires car les airs sont facilement mémorisables, presque toujours tonaux et mélodiques et construits la plupart du temps sur une structure de couplets / refrain, semblable à celle de la chanson populaire. Les œuvres sélectionnées s’étendent, d’un point de vue chronologique, du XIVème siècle à la fin du XXème siècle. Ces vingt-deux morceaux constitueront donc la matière principale de nos analyses, mais nous ne nous interdirons pas d’utiliser, ponctuellement, d’autres chansons citées dans le corpus filmique, pour préciser ou confirmer certaines fonctions narratives.

Dans la deuxième partie, nous tenterons de dégager les rôles spécifiques joués par la musique vocale dans la narration cinématographique chez Carlos Saura. Elle

31 Un tableau récapitulatif de l’évolution de l’utilisation de la musique dans l’œuvre peut être consulté

en annexe p.476.

32 Nous avons recensé l’ensemble des morceaux vocaux utilisés par le cinéaste dans notre corpus

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participe tout d’abord à la structuration du récit, dans les séquences enchâssées en premier lieu, mais elle peut également fonctionner comme un véritable niveau narratif en soi, constitué d’un texte qui est en partie isolé, « extrait », par la mélodie qui l’accompagne, du niveau narratif premier, entretenant avec celui-ci diverses relations d’interdépendance. Par ailleurs, le morceau à texte peut également avoir une influence sur la vitesse narrative et le temps du récit car sa présence contribue parfois à étirer subjectivement le temps ou au contraire à l’accélérer. Enfin, la musique vocale joue un rôle très important dans le façonnement de l’espace cinématographique. Comme la musique instrumentale, elle a le pouvoir de moduler, voire de modifier l’espace représenté à l’écran. Les paroles contribuent à ce façonnement car elles constituent toujours un élément de caractérisation supplémentaire qui permet d’ancrer cet espace dans une réalité géographique, socioculturelle ou historique. Le caractère immatériel de la musique et son absence d’ancrage spatial lui permettent également d’ouvrir le cadre qui ne peut l’enserrer dans ses limites visuelles. Les paroles et la musique renvoient à des concepts qui peuvent transcender l’espace du cadre, mais aussi renvoyer à d’autres espaces ou mettre deux espaces en relation. Il conviendra également de se demander si le morceau à texte ne pourrait pas constituer un espace en lui-même. En effet, il allie une voix qui raconte et une musique isolant ce récit - plus encore que dans le cas d’une simple voix off - dans un espace qui lui est propre, autonome par rapport à la spatialisation de l’image circonscrite au cadre.

La troisième partie de ce travail sera consacrée aux divers points de vue que peut traduire la musique vocale : point de vue du personnage, point de vue extérieur et enfin point de vue de l’énonciateur filmique. La fréquente association entre chanson et personnage permet, en particulier, de contribuer à la caractérisation de ce dernier et au-delà, à l’expression de son point de vue. Contrairement à la fiction littéraire le personnage possède au cinéma une apparence immédiate s’incarnant dans le corps de l’acteur, mais son intériorité est délicate à faire ressentir dans un film. Les paroles et la musique du morceau vocal peuvent souvent contribuer à traduire l’intériorité des protagonistes qui se dévoile grâce à la mise en relation de la chanson, du personnage et des autres éléments du texte filmique.

Nous nous intéresserons également à une dimension fondamentale de la musique vocale : sa dimension transtextuelle. Comme la chanson constitue toujours une citation, elle apporte un point de vue extérieur chargé de multiples références au texte filmique dont nous évoquerons le fonctionnement fragmentaire et inconscient. Sa condition de

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citation, sa forme spécifique et sa réception toujours intrinsèquement fragmentaire seront étudiées. Nous aborderons aussi la possibilité d’un fonctionnement du morceau vocal comme hypotexte par rapport au récit filmique qui serait alors son hypertexte, en envisageant la façon dont certains films peuvent naître littéralement d’une chanson dans une relation d’engendrement matriciel.

Nous étudierons enfin dans quelle mesure la musique vocale peut être considérée comme une manifestation de l’énonciateur filmique, qui utilise ces citations pour signifier subtilement sa présence et traduire son point de vue. La notion d’énonciation est très particulière au cinéma où les marqueurs linguistiques qui signalent l’énonciateur en littérature n’existent pas. L’énonciation y est principalement dévoilée par des signes qui, en s’écartant des pratiques de transparence du cinéma classique, révèlent la présence d’une instance organisatrice du récit filmique. Dans les films de Carlos Saura, ce point de vue du « grand imagier » pourra être révélé de façon indirecte et dissimulée, grâce à la resémantisation de la musique vocale par le texte filmique, puisqu’aucun des morceaux vocaux n’a été composé dans le but précis de véhiculer ce message de l’énonciateur au spectateur. Celui-ci sera toujours allusif, parfois ironique et lui permettra d’intervenir dans la diégèse en paraissant respecter les règles classiques de l’effacement des marques d’énonciation dans les films de fiction.

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PREMIERE PARTIE : PLACE ET IMPORTANCE DE LA

MUSIQUE DANS L’ŒUVRE CINÉMATOGRAPHIQUE DE

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Dans cette première partie, nous nous attacherons tout d’abord à évoquer l’évolution de l’utilisation de la musique au sein de l’œuvre cinématographique de fiction non musicale de Carlos Saura. En effet, le fonctionnement des pièces vocales qui nous intéressent dépendra largement des interrelations - jeux de miroir, dialogues, oppositions, reprises…- créées entres les différentes occurrences musicales au sein de l’œuvre, de la nature de ces dernières - musique de répertoire ou compositions originales - et de leurs diverses modalités d’intervention - intra ou extradiégétique entre autres -. C’est pourquoi il semble essentiel de s’intéresser dans un premier chapitre à l’évolution de la place de la musique en général tout au long de la filmographie du réalisateur aragonais, en nous limitant aux vingt-cinq fictions non musicales qui constituent le corpus filmique de ce travail de recherche.

Pour mener à bien cette étude, nous avons tout d’abord mesuré le poids proportionnel de la musique dans chaque œuvre car « l’impression subjective » musicale transmise par un film peut être complètement différente de cette importance quantitative et il est intéressant dans ce cas de rechercher la cause de cet écart : musique particulièrement mise en avant, niveau de diffusion sonore élevé, rôle narratif spécifique, etc… Cette importance quantitative est également symptomatique d’une évolution significative dans l’utilisation de la musique et dans ses différentes fonctions esthétiques et narratives chez Carlos Saura.

Dans un deuxième chapitre, nous tenterons de caractériser spécifiquement la musique vocale exploitée dans les films, cette fois non plus dans une dimension diachronique mais en fonction de son origine populaire ou savante, de son époque de composition, de la voix ou des voix qui l’interprètent et enfin de ses contenus et de la structure mise en place par le rapport entre texte et musique. Nous insisterons spécifiquement sur une donnée qui nous semble essentielle dans le cas qui nous occupe, celle de la langue. En effet, pour qu’un morceau vocal intervienne dans la narration filmique, il convient qu’au moins une partie de ses paroles puisse être saisie par le spectateur. Nous verrons néanmoins que, même dans le cas de certains morceaux, dont la langue ne peut être comprise par un hispanophone, la présence de la voix humaine distingue leur fonctionnement narratif de celui de la musique purement instrumentale. Pour des raisons pratiques, nous ne pourrons exploiter et commenter dans le cadre de ce travail l’ensemble des morceaux utilisés par Carlos Saura. Nous avons doncsélectionné un échantillon représentatif de vingt-deux œuvres vocales que nous présenterons plus particulièrement dans un troisième chapitre.

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CHAPITRE PREMIER : L’ÉVOLUTION DE LA MUSIQUE DANS L’ŒUVRE DE FICTION

Cinq grandes périodes « musicales » peuvent être distinguées au sein de l’œuvre cinématographique de Carlos Saura. La première s’étend de 1959 à 1965, de son premier long métrage, Los golfos au troisième, La caza, un film pleinement reconnu internationalement puisqu’il obtient l’Ours d’Argent à Berlin en 1966. Dans les trois premiers films du réalisateur aragonais, la proportion de musique utilisée est importante (de 30% à 40% de la durée totale des oeuvres) et son utilisation variée exploite de nombreuses facettes expressives de la matière musicale grâce à des collaborations fructueuses avec musiciens et compositeurs.

Au cours de la période suivante, de Peppermint Frappé (1967) à Ana y Los lobos (1972) cette utilisation va diminuer de façon drastique et s’éloigner radicalement du modèle musical hollywoodien. Durant cette période, Saura supprime progressivement la musique originale de ses œuvres et s’écarte de ses utilisations traditionnelles.33 Cette évolution correspond à un mouvement général de rejet du modèle symphonique hollywoodien chez de nombreux cinéastes dans les années soixante, comme le précise Michel Chion :

De fait, la règle d’économie que se donnent, par méfiance des solutions toutes faites et des émotions pré-emballées, pré-signifiées, auxquelles semble porter la musique, plusieurs auteurs-réalisateurs français, comme Robert Bresson, Eric Rohmer, plus tard Jacques Rivette ou Louis Malle dans certains de leur films, conduira ceux-ci à adopter des solutions radicales. Soit, comme chez Bresson, c’est l’emploi par brèves bouffées, d’une musique classique préexistante […]. Soit, clairement, c’est l’abandon de toute intervention musicale.34

L’industrie cinématographique espagnole avait développé peu à peu, depuis la fin de la guerre civile, un modèle de musique originale similaire au modèle hollywoodien quoique plus modeste. Kathleeen M. Vernon et Cliff Eisen soulignent :

[…] les efforts des compositeurs pour créer un style national ou une école musicale fondée sur une alliance entre des formes espagnoles traditionnelles telles que la zarzuela ou la copla

33 Dans sa thèse publiée en 1987, Claudia Gorbman définit les critères du classicisme musical

hollywoodien sur lesquels nous aurons l’occasion de revenir : invisibilité de l’appareillage de production de la musique ; musique conçue pour susciter une écoute inconsciente ; la musique traduit les émotions et ponctue la narration ; elle constitue un facteur de continuité et d’unité. GORBMAN, C., Unheard melodies, Narrative film music, op.cit. Soulignons que, comme tout modèle, celui-ci s’applique à une majorité de film, soumis à ces codes dominants. La diversité de la musique originale du cinéma hollywoodien de cette époque est en réalité plus complexe et, en pratique, on constate de nombreux écarts par rapport à ces critères, forcément réducteurs. Par ailleurs, le respect de ces codes a également été à l’origine de partitions originales de très grande qualité.

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