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2. Critique du discours analytique

2.2 Le discours non analytique

2.2.1 Un langage approprié pour la perfection

Le mode d’expression de l’enseignement parfait est une caractéristique qui le définit, aussi Mou attire notre attention sur ce point. La perfection de cette doctrine n’est pas seulement de nature théorique. En effet, elle réside aussi dans son mode de transmission. Il va de soi qu’un concept parfait dont le mode discursif qui le communique est imparfait ne pourrait être véritablement parfait. Autrement dit, si l’enveloppe linguistique qui véhicule cette notion parfaite est lacunaire ou comporte des failles, alors seule une illusion de perfection sera reçue. L’idée imparfaitement expliquée ne serait pas comprise dans toute sa complexité. Évidemment, il y aurait une différence entre l’objet parfait et la façon dont l’être humain exprime cette perfection. Dans le bouddhisme, une doctrine est parfaite à la condition que ses principes décrivant la perfection de l’objet parfait soient eux-mêmes parfaits. C’est aussi en tenant compte des outils de transmission, des principes doctrinaux d’une philosophie ou d’une religion que le bouddhisme évalue la perfection d’une doctrine.

Divers courants philosophiques abordent de façon dissemblable notre monde. Mou souligne qu’en Occident, chaque religion ou système philosophique s’affirme de manière critique, antagoniste et polémiste envers les autres traditions210. Comme il le dit lui-même : « Les Occidentaux sont seulement intéressés par la création de leur propre système, y adhérant fermement et rejetant les autres religions » 211. Soulignons brièvement que religion et philosophie sont ici assimilées. En effet, Mou semble mettre sur le même plan ces deux disciplines, alors qu’en Occident la philosophie s’est affranchie de la théologie. Les deux disciplines établiraient des théories. Elles auraient aussi tendance à considérer leur propre système comme étant autosuffisant et logique, et le percevraient comme parfait. Si l’élaboration d’un tel système est parfaite, celle des autres ne peut qu’être imparfaite

210 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.320.

puisqu’une seule perfection est simultanément possible dans la vision du monde de ces philosophies occidentales. Ce jugement est arbitraire et contient une contradiction en soi. En effet, dès lors qu’un système alternatif se juge lui-même parfait par les critères qu’il a lui-même définis, il manque d’objectivité et ne peut donc être parfait. Autrement dit, sans objectivité, il n’y a qu’un parti pris et non une perfection réelle. Il ne suffit pas d’être un système parfait selon ses propres conventions pour appartenir à la catégorie de l’enseignement parfait. Chaque théorie, religion ou système ne serait pas nécessairement conforme aux critères définissant l’enseignement parfait. En fait, la cohérence logique ne serait pas une garantie de perfection dans le sens où l’entend le bouddhisme. Dès qu’il y a plusieurs systèmes alternatifs qui s’opposent mutuellement, aucun ne peut être parfait. En effet, les théories parallèles ne sont pas intégrées de quelque façon que ce soit. Dans ce cas, ce qui est différent est rejeté et l’on voit apparaître des catégories et des différenciations. Conséquemment, cela ne peut être parfait à la manière d’un enseignement parfait puisque celui-ci devrait englober tout sans distinction.

Le bouddhisme s’est aussi développé en plusieurs courants, donnant naissance à une abondance de théories. Il existerait donc de multiples façons d’atteindre l’objectif, ainsi que plusieurs moyens de transmettre les connaissances à son sujet212. Cependant, Mou estime que certaines méthodes ouvrent sur une expérience plus complète du monde et de la réalité ultime. Dans le même ordre d’idées, les deux systèmes de classificiation des doctrines (pan

jiao 判教)213, conçus respectivement par les écoles Huayan (Huayan 華嚴)214 et Tiantai (Tiantai 天台)215, serviraient justement à classer les multiples enseignements du Bouddha. Selon les critères qu’ils ont définis, ils peuvent évaluer la pertinence des différentes théories et concevoir à quel type d’élèves ils seront les plus bénéfiques. En outre, ils peuvent déterminer quel est l’enseignement le plus complet et le plus parfait. Comme nous l’avons mentionné précédemment, Mou privilégie la classification de l’école Tiantai. Pour celle-ci,

212 Les différentes branches du bouddhisme ont toutes pour but d’atteindre le nirvana, mais la méthode pour

atteindre ce but et la définition de ce but peuvent varier.

213 Supra introduction, p.11, note de bas de page 24. A2227 214 Supra introduction p.11, note de bas de page 25. A1128 215 Supra introduction p.1, note de bas de page 2. A1125

concrètement, l’enseignement parfait ne serait pas seulement parfait par son but, mais aussi par la façon dont la connaissance est transmise.

Le système de la différentiation des doctrines, tel que mis sur pied par l’école Tiantai, se base sur les principes doctrinaux des différents enseignements du Bouddha pour les classer en cinq périodes et en huit doctrines216. Mou explique que :

Si le bouddhisme a proposé la notion d’enseignement parfait, c’est pour faire face à la multitude de systèmes différents issue du Petit et du Grand Véhicule217. Son but est de clarifier les raisons pour lesquelles les différents systèmes du Petit et du Grand Véhicule ne constituent pas l’enseignement parfait et, à partir de là, faire ressortir le sens de l’enseignement parfait.218 Comme nous venons de le mentionner, on trouve une multitude de voies possibles dans le bouddhisme, certaines étant du Petit Véhicule et d’autres du Grand Véhicule. À l’intérieur même de ces deux catégories, il y a plusieurs écoles et doctrines. Le système de classement de l’école Tiantai permettrait de savoir l’utilité et les forces de chacune d’entre elles, d’en connaître les spécificités. Chaque niveau de développement, chaque personnalité, chaque type d’élève aurait la possibilité de recevoir un enseignement qui lui est approprié. Idéalement, aucun enseignement n’est supérieur à l’autre; ils remplissent seulement des fonctions distinctes.

Par la nature même de sa perfection, l’enseignement parfait contient toutes les réalités. Ainsi, il se doit d’englober et d’exprimer jusqu’à l’indicible. Pourtant, il demeure un enseignement, ce qui en fait une matière transmissible. Or, cette transmission doit se faire d’une manière particulière, comme Mou le souligne : « Chaque fois que la méthode analytique est utilisée pour expliquer, ce n’est pas l’enseignement parfait »219. En

216 Supra introduction p.11, note de bas de page 26. A2229

217 On classe les enseignements bouddhiques dans le Petit Véhicule (Hīnayāna, xiaocheng 小乘) ou dans le

Grand Véhicule (Mahāyāna, dacheng 大乘) selon leur vision sotériologique. Le Petit Véhicule prône le salut individuel, alors que le Grand Véhicule encourage le salut collectif, c’est-à-dire l’aide à autrui pour qu’ils atteignent l’illumination. A1127

218 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.321.

conséquence, l’émission des vérités propre à l’enseignement parfait ne devrait pas venir de l’analyse, car, comme on l’a vu, l’analyse serait une méthode qui crée des catégories et des différenciations. L’enseignement parfait ne devrait pas générer les distinctions auxquelles conduit l’analyse, puisque la perfection se doit d’englober toute la richesse de la réalité sans discrimination. Tout type de distinction démontre, en revanche, l’imperfection d’une méthode.