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L’émergence de l’aspect pur et impur à partir d’une même source

Comme nous l’avons vu plus haut, on peut aisément démontrer comment les phénonoumènes impurs proviennent d’une conscience impure à partir du système du réceptacle karmique de l’école Weishi. Le problème résiderait plutôt dans la justification de la provenance des phénonoumènes purs non corrompus à partir de cette conscience impure, alors que dans le cas de l’esprit intrinsèquement pur, il est facile d’établir l’origine des phénonoumènes purs. Il est plus difficile de confirmer que des phénonoumènes impurs surgissent de cet esprit pur véritable et constant. Mou met toutefois le lecteur en garde : bien que le problème semble le même, mais inversé, il ne l’est pas.

Dans le cas du concept du réceptacle karmique, cette conscience pourrait directement ouvrir sur l’aspect du surgissement et de la cessation, mais indirectement à celui de la pureté. Manifestement, on ne pourrait accéder à cette dernière qu’après un procédé tordu. En se basant sur les théories de l’école Weishi, Mou explique que les semences non corrompues seraient d’une autre origine que les semences souillées. Contrairement à celles-ci, les semences non corrompues ne proviennent pas directement du réceptacle karmique, mais sont formées par l’influence de l’audition juste. En fait, ce ne serait pas ce que l’être humain peut entendre quotidiennement, d’où la difficulté d’atteindre la bouddhéité. Mou analyse ce processus en précisant :

Nous devons entendre l’enseignement du Bouddha, réciter et lire les soutras pour que l’influence de l’audition juste forme des semences non corrompues.

Manifestement, l’origine de ces semences n’est pas dans le réceptacle karmique, mais dans l’audition juste.91

À moins de rencontrer un Bouddha ou d’entrer en contact avec l’enseignement bouddhique, il serait impossible de produire des semences qui n’occasionnent pas d’illusions. Dans le cas où un être a la chance de former des semences non corrompues, elles sont alors temporairement entreposées dans le réceptacle karmique. Mou affirme que leur présence dans cette conscience ne se ferait donc pas de façon directe. Même si une explication est donnée à propos de la provenance des phénonoumènes purs, celle-ci ne serait pas satisfaisante, complète ni valable, et rendrait l’affirmation selon laquelle tous les êtres peuvent devenir des bouddhas injustifiable.92 En se basant sur la théorie de l’école Weishi et pour les raisons que nous venons de présenter, Mou décrit le réceptacle karmique comme ayant un seul caractère, soit l’illusoire. Conséquemment, il lui manque l’aspect transcendantal pur.

Mou stipule que le système de la matrice de l’Ainsi-Venu ne serait pas aussi problématique que la théorie proposée par l’école Weishi. Il est facile de comprendre que ce qui émerge de l’esprit intrinsèquement pur, ce sont les phénonoumènes purs non corrompus, mais il est plus complexe de justifier l’existence des phénonoumènes souillés du surgissement et de la cessation. Par conséquent, on devra suivre un chemin indirect. Pour nous éclairer, Mou cite le Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule : « Ce qui ne naît pas et ne disparaît pas coïncide avec ce qui naît et disparaît, sans que l’on puisse dire qu’il y a identité ou distinction entre les deux. Voilà ce qu’on appelle la "connaissance-réceptacle". »93 Ce qui ne naît pas et ne disparaît pas se rapporterait à l’esprit intrinsèquement pur. Par ailleurs, ce qui naît et disparaît ferait allusion à la succession des naissances et des morts. La « connaissance-réceptacle », aussi nommée le réceptacle karmique, apparaît quand ces deux aspects concordent. Le réceptacle karmique connecterait donc deux réalités; il est à la fois transcendantal et immanent.94

91 Ibid. p.293. 92 Ibid. A5551 texte

93 Traduction tirée de : Soûtra de l’éveil parfait et Traité de la naissance de la foi dans le Grand Véhicule.

2005. Translated by Despeux, Catherine. Paris: Fayard. p.113.

Par conséquent, le système proposé par le Traité de la naissance de la foi dans le

Grand Véhicule fait du réceptacle karmique un mélange harmonieux où il n’y a ni

différence ni similarité entre le transcendent et l’immanent, c’est-à-dire les phénonoumènes purs et impurs. Il participe de deux dimensions :

Si nous considérons fidèlement les faits en ce qui concerne le réceptacle karmique harmonieux, sa nature fondamentale réelle (son caractère immanent) est la souillure de la production et de l’annihilation, mais, en même temps, il a le caractère transcendantal de la non-production et de la non-annihilation. Celui-ci est toujours latent même s’il n’apparaît pas encore dans la réalité.95

Dans cette citation, Mou explique que l’aspect transcendantal des choses ne se manifeste pas nécessairement dans le quotidien des êtres humains. Pourtant, cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas. En effet, il est présent sous forme de potentiel et peut se révéler. Autrement dit, malgré une absence trompeuse dans la réalité humaine, l’aspect de la non-production et de la non-annihilation (pureté) réside dans le réceptacle karmique au même titre que l’aspect de la production et de l’annihilation (impureté).

D’ailleurs, tous deux proviennent de l’esprit intrinsèquement pur. Mou explique que cet esprit pur se meut puisque c’est un esprit, impliquant par là que le mouvement est le propre de l’esprit. Il ne s’arrête pas là puisque, faisant appel au paradoxe qu’il affectionne tant, il décrit que son mouvement se meut sans se mouvoir. Plus précisément, l’esprit pur reste tranquille et passif; son activité ne quitte pas cette sphère paisible. Cependant, cet esprit pourrait former une pensée, ce que Mou qualifie de mouvement qui se meut. Le moment entre une activité paisible et la formation d’une pensée reste un mystère. En effet, comment passe-t-on d’un « mouvement qui se meut sans se mouvoir » à un mouvement qui se meut? N. Serina Chan suggère un autre emprunt de Mou : la négation de soi (ziwo

kanxian 自我坎陷) provenant de la philosophie de Hegel. Elle écrit : « Mou continued to

explain the dialectic between the two minds using the Hegelian concept of self-negation: the moral mind negates its inherent quiescent and non-thinking nature in order to turn into

95 ———. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la philosophie

the cognitive thinking mind. »96 Dans le passage auquel elle fait référence, Mou ne parle pas spécifiquement du réceptacle karmique, mais plutôt de la façon dont le concept confucianiste de savoir de la clairvoyance (zhiti mingjue 知 體 明 覺 )97 peut devenir l’entendement (zhixing 知性)98. Néanmoins, il fait des rapprochements entre les termes bouddhiques de l’esprit intrinsèquement pur, confucianistes de conscience morale innée99 (liangzhi 良 知 - la clairvoyance étant la fonction de celle-ci) et kantien d’intuition intellectuelle qui se rapporte au monde intelligible (non perceptible par les sens). Ainsi, l’application de cette idée hégélienne reste concevable pour clarifier ce moment délicat. On substitue alors l’esprit moral à l’esprit intrinsèquement pur, et l’esprit cognitif devient cet « espace » où la pensée, ancrée dans le monde sensible, s’avère possible.

Dès qu’elle émerge, cette pensée s’intègre au réceptacle karmique et détient le potentiel de produire de l’ignorance, soit la source des phénonoumènes impurs.100 Mou soutient que le réceptacle karmique et l’esprit véritable et constant « ne sont pas identiques, mais ils ne sont pas différents. »101 Par conséquent, l’aspect qui n’est pas dissemblable, et sert de base pour la naissance des phénonoumènes impurs, permet aussi à ceux-ci d’être en contact avec l’esprit véritable et constant. Mou ajoute que les phénonoumènes souillés dépendent de la matrice de l’Ainsi-Venu pour apparaître, mais n’émanent pas directement d’elle. Il emploie l’analogie bouddhique des vagues comme exemple : celles-ci prennent racine dans l’élément aquatique pour exister, mais elles ne surgissent pas directement de l’eau; c’est le vent qui les crée. De cette manière indirecte, l’esprit intrinsèquement pur

96 Chan, N.Serina. 2011. The thought of Mou Zongsan. Edited by Makeham, John. Vol. 4. Boston: Brill.

p.151. Voir aussi l’explication de Mou à laquelle se réfère Chan dans Mou, Zongsan. 1984. Xianxiang yu wuzishen 現象與物自身 (Phénomène et la chose en soi). 4 ed. Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.121-125.

97 C’est-à-dire la faculté qui perçoit les phénomènes dans leur accord avec le Ciel et que Chan lie à l’esprit

moral.

98 Soit un savoir scientifique, logique, raisonné que Chan associe à l’esprit cognitif et pensant. 99 Nous parlerons plus avant de ce concept à la page 43, ainsi que dans le chapitre 5. A2221

100 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.296.

serait aussi le fondement de ces phénonoumènes viciés102. Conséquemment,cela mènerait à deux portes, c’est-à-dire deux aspects : celui de la non-production et de la non-annihilation et celui de la production et de l’annihilation.

L’ignorance serait la cause de l’apparition des phénonoumènes souillés de la production et de l’annihilation. Même si l’esprit est pur à l’origine, il suffirait d’un moment d’inattention pour laisser l’appétit guider nos actions et tomber dans l’ignorance. L’être humain, ayant un corps physique qui a des besoins et des désirs, serait souvent enclin à suivre ceux-ci et à favoriser une gratification tangible. Mou fait un parallèle avec la théorie de Wang Yangming 王陽明(1472-1528)103 et ses explications sur l’origine du mal. Selon celui-ci, tous les êtres humains possèderaient la conscience morale innée , capable de discerner le bien (phénonoumènes purs) du mal (phénonoumènes impurs), les devoirs des interdits. Par conséquent, si l’on suivait sa conscience morale innée, on serait en mesure d’agir vertueusement. Cependant, un être humain est aussi constitué d’un corps, avec ses cinq sens, et d’un esprit. Le corps ayant ses propres appétits et l’ego espérant être flatté et valorisé, il convient d’apprendre à faire la différence entre l’obtention de bénéfices réels et superficiels. Le bien ultime, celui qui n’est pas entaché, est difficile à définir, car il est flexible, mobile. Autrement dit, la réponse à la question « qu’est-ce qui est bon? » change selon les circonstances. Si l’on suit aveuglément les préceptes moraux inculqués par la société, la culture ou la religion, il y a la possibilité que ce que l’on croit « bien » soit en fait nuisible ou néfaste. Alors comment doit-on discerner le bien dans chacune des multiples circonstances rencontrées? C’est en étant attentif à la conscience morale innée que l’on pourra choisir le bien. La gratification apportée par une conduite issue de cette conscience n’est pas du même ordre que celle ressentie à la suite d’actions assouvissant les

102 Henry C.H. Shiu explique brièvement la pensée de Mou à ce sujet, tout en démontrant que l’interprétation

de Mou est conforme à la pensée bouddhique mahayaniste. Voir: Shiu, Henry C. H. 2011. «Nonsubstantialism of the Awakening of Faith in Mou Zongsan.» Journal of Chinese Philosophy 38 (2): 223-237. p.228-229.

103 Wang Yangming est aussi connu sous le nom de Wang Shouren (王守仁). Il a exercé des fonctions

administratives et devint un gouverneur et un général qui combattait les rébellions dans la province de Jiangxi. Sa philosophie s’inspirait de Mencius, mais prit une direction distinctive lorsqu’au contraire de Zhuxi, il comprit qu’il y a unité entre l’esprit et le principe. Ses idées sur l’unité de la connaissance et de l’action sont aussi représentatives de sa philosophie. A1141A1146 texte

désirs physiques et égoïstes. Les gestes émanant de la conscience morale innée sont, en général, plus ardus à réaliser par le commun des mortels. En effet, ces derniers sont si absorbés par les sensations provenant de leur corps et de leurs pensées qu’il y aurait obstruction à la perception des indices de la conscience morale innée. Lorsque l’esprit est calme et paisible, qu’il n’a pas de désirs qui peuvent le troubler, alors il serait possible de distinguer les actions méritoires des méfaits. Par conséquent, le voile de l’ignorance dû à l’attrait des sens et de l’ego serait vaincu.