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1.3 Accéder à la sphère phénoménale et nouménale

1.3.1 Kant : ouverture sur un seul aspect

Mou croit que la philosophie de Kant peut bénéficier de la conception d’un esprit ouvre deux portes. Telle qu’elle est, la pensée de Kant reste pour Mou lacunaire. Assurément, l’esprit de l’être humain ouvre ici sur un seul aspect, c’est-à-dire celui du monde sensible. Kant, en effet, présente certains concepts, notamment la volonté libre, l’âme et Dieu, comme des postulats, c’est-à-dire qu’ils ne pourraient être compris par la

106 Billioud, Sébastien. 2012. Thinking through Confucian modernity : a study of Mou Zongsan's moral

metaphysics. Edited by Makeham, John. Vol. 5. Boston: Brill. p.21.

107 Nous développerons sur le sujet dans le chapitre 5.

108 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.299.

109 Ceci est l’interprétation des propos de Kant faite par Mou. Nous pouvons voir une définition de Kant dans

Kant, Immanuel. 2006. Critique de la raison pure. 3 ed. Paris: GF-Flammarion. p. 554.

110 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

raison humaine (renlei lixing 人類理性) ni être accessibles à la connaissance rationnelle (lixing zhishi 理性知識)111. Il faudrait que l’être humain ait l’intuition intellectuelle pour avoir accès à la réalité de ces idées. Cependant, cela va à l’encontre de la philosophie kantienne. Mou affirme que sans l’intuition intellectuelle, l’être humain n’ayant pas la capacité de percevoir la sphère des noumènes — le monde dit intelligible — les domaines du sensible et de l’intelligible resteraient séparés.

Mou explique que le concept de liberté, par exemple, appartient au monde intelligible, et que « … les actions qui sont déclenchées par la liberté ou l’autonomie relèvent du monde sensible. Ceci montre qu’il [Kant] reconnaît que les actions du monde sensible ont des causes appartenant au monde intelligible. »112 La dimension sensible est perceptible par les sens, alors que la sphère intelligible ne relève pas de l’empirique. Mou utilise alors le concept de réceptacle karmique du Traité de la naissance de la foi dans le

Grand Véhicule pour contextualiser la réflexion kantienne concernant les actions dont le

fondement existentiel réside dans le monde intelligible. Le réceptacle karmique contient à la fois la non-production et la non-annihilation, ainsi que la production et l’annihilation. Utilisant un vocabulaire kantien, Mou explique que les premiers relèveraient du monde intelligible et les seconds du plan sensible. Le réceptacle karmique serait ainsi à la fois transcendantal et immanent. Par conséquent, Mou considère que de cette façon, il est possible de faire correspondre parfaitement les théories de Kant au paradigme d’un esprit ouvre deux portes. Il continue :

[…] Même si Kant explique que l’action (ou le résultat) appartient au monde sensible et doit se soumettre à la causalité naturelle113, selon le bouddhisme [l’action] appartient à l’aspect de la production et de l’annihilation, alors que la cause de l’action appartient au monde intelligible. De cette façon, l’action

111 C’est de cette manière que Mou comprend les postulats de Kant. Voir, par exemple : ———. 1968- 69.

Xinti yu xingti 心體與性體 (Principe constitutif de l'esprit et Principe constitutif de la nature intrinsèque). 3 vols. Taipei: Zhengzhong shuju . Vol.1. p.113.

112 ———. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la philosophie

chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.300.

elle-même devrait pouvoir pénétrer la porte de la pureté, mais c’est un niveau de pensée que Kant a négligé.114

Mou maintient que puisque la cause de l’action relève du monde intelligible, ou de la porte de la non-production et de la non-annihilation, l’action devrait pouvoir être perçue non seulement comme phénomène, mais aussi comme une chose en soi (noumène). Il avance que Kant se serait arrêté prématurément dans son raisonnement, laissant ainsi de côté le niveau transcendantal. C’est pour cette raison qu’il considère que la philosophie kantienne équivaut à la conception d’un esprit ouvre une porte115.

Mou poursuit en écrivant que les actions consistent effectivement en phénomènes du monde sensible; s’il y a un phénomène, alors il devrait y avoir une chose en soi qui lui correspond (l'aspect nouménal de l'action que nous appellerons par la suite l’action en soi) : « phénomène et chose en soi sont les deux faces d’un même objet, ce sont seulement deux types différents de présentations. »116 Selon sa lecture, Kant se référait toujours à l’action comme phénomène, ne soulevant pas la possibilité qu’elle ait aussi la qualité de noumène. Mou désapprouve l’idée que l’action puisse être un phénomène et que la base transcendantale de l’action soit l’action en soi : « La chose en soi est en elle-même la chose en soi, ce n’est pas la source transcendantale qui l’engendre [qui est la chose en soi]. Si une action a le sens de la chose en soi, c’est la forme pure de cette action […] et non la source transcendantale qui l’engendre [qui a le sens de la chose en soi]. »117 Ainsi, Mou sépare ce qui cause l'action et le noumène consistant en l'action en soi. Ce dernier ne devrait pas être l'effet d'une cause externe. Il pense particulièrement aux causalités libres, c’est-à-dire « […] une spontanéité capable de commencer par elle-même d’agir sans qu’une autre cause ait dû intervenir préalablement pour la déterminer à son tour à l’action suivant la loi de l’enchaînement causal. »118 Ce type de cause relèverait du monde intelligible (la sphère des

114 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.300.

115 Ibid. p.301. 116 Ibid. p.300. 117 Ibid. p.301.

noumènes), alors que ses effets se rapporteraient au monde sensible119. Par conséquent, chez Kant, l’action, qui serait un effet, n’aurait de signification qu’en tant que phénomène, mais pas comme action en soi. Mou critique cette position, car il croit qu’ainsi il n’y a pas d’action en soi rattachée à l’action, mais seulement une origine transcendantale, autrement dit une cause, qui n’est pas non plus l’action en soi. Par conséquent, le phénomène n’aurait pas d’équivalent nouménal.

Mou souligne que pour le bouddhisme, l'action est l’action en soi. Autrement dit, si la chose possède une chose en soi, l’action, similairement, devrait avoir une action en soi. En effet, selon la perspective de l’esprit intrinsèquement pur ou de la sagesse de la vacuité (prajñā, bore 般若)120, « l'action elle-même est un phénonoumène121 pur non corrompu; cependant, si l'on regarde l’esprit épistémique comme étant un phénomène, alors naturellement, il y a des phénonoumènes de la production et de l’annihilation. De cette façon, c'est un esprit ouvre deux portes. »122 Empruntant le système de pensée du Traité de

119 On retrouve effectivement cette idée chez Kant. Voir Ibid. p.512.

120 Faculté de percevoir la nature illusoire des phénonoumènes. On traduit souvent ce terme par sagesse ou

sapience. Dans ce texte, nous avons favorisé l’emploi de sagesse de la vacuité pour la différencier de la sagesse plus générale confucianiste à laquelle Mou fait souvent référence. Il s’agit d’une sagesse qui se concentre sur un seul aspect, c’est-à-dire la réalisation que tout ce qui existe est vide (kong 空). Tous les phénonoumènes sont produits par la rencontre de différents éléments qui resteront combinés pendant un certain temps. Lorsque leur union s’achève, le phénonoumène disparaît. Ainsi, il est évident que la totalité des choses qui existent est impermanente. Une fois que la réalisation profonde de ce concept est atteinte, on peut vaincre l’attachement que l’on ressent envers les phénonoumènes. C’est donc une étape cruciale dans l’atteinte de l’illumination. Infra chapitre 4.2. Voir Buswell, Robert E. 2004. Encyclopedia of Buddhism. New York: Macmillan Reference USA. p.664-666, ainsi que le terme chinois de sagesse de la vacuité (bore 般若) dans l’encyclopédie électronique du Foguang (Foguang 佛 光 ) à l’adresse suivante :

http://www.fgs.org.tw/fgs_book/fgs_drser.aspx et dans le Dictionnaire électronique du bouddhisme de Charles Muller à l’adresse suivante : http://www.buddhism-dict.net/ddb (consulté le 17 juin 2012). A1114

121 Mou utilise ici le terme dharma (fa 法) que nous avons choisi de traduire par phénonoumène puisqu'il

inclut tout ce qui existe. Cependant, dans ce contexte, il est légitime de se demander si dans l'esprit de Mou, il ne s'agit pas d'un noumène dans le sens kantien.

122 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

la naissance de la foi dans le Grand Véhicule, Mou explique l'action de façon à ce que la

théorie de Kant remplisse les critères de la conception d’un esprit ouvre deux portes. Ainsi, il faudrait que l'action appartienne au monde intelligible, étant une action en soi : « Si l’action est déclenchée directement par la conscience morale innée, l’esprit originel (benxin 本心)123 ou l’esprit intrinsèquement pur, alors, en regard de ceux-ci, elle n’a pas le statut de phénomène; elle a celui de la chose en soi. »124 Par ailleurs, l’esprit épistémique, qui serait enclin à l’action ou à l’inaction, se rapporterait au monde sensible. Conséquemment, l'action en soi se verrait actualisée dans le monde sensible et deviendrait un phénomène. Dans ces conditions, les deux aspects de l’action émergent de la conscience morale innée, l’esprit originel ou l’esprit intrinsèquement pur.