• Aucun résultat trouvé

L’adéquation entre le Soutra du Lotus (Saddharma pundarīka sūtra, Fahua jing

2. Critique du discours analytique

2.3 Le discours analytique et non analytique dans le bouddhisme et l’enseignement

2.3.3 L’adéquation entre le Soutra du Lotus (Saddharma pundarīka sūtra, Fahua jing

Fahua jing 法華經) et l’enseignement parfait

Selon Mou, l’enseignement parfait301 serait introduit par le Soutra du Lotus302. Il écrit : « Le Soutra du Lotus, en lui-même, n’a pas un contenu exceptionnel; le texteest très simple, il n’inclut pas de procédé propre au discours analytique »303. Cet écrit présente effectivement plusieurs paraboles. Il n’y a donc ni hypothèses, ni argumentations. Les descriptions, les personnages et les actions ont un caractère fortement fantastique, très loin du quotidien du commun des mortels. Pourtant, ce soutra ne serait pas seulement un récit imaginaire : il révèlerait l’enseignement parfait aux êtres sensibles. Sous les airs fantasmagoriques du texte, Mou perçoit la discussion d’une problématique : « Dans le

Soutra du Lotus, la principale question à régler est celle du provisoire (quan 權) et du réel

(shi 實). Tous les discours analytiques sont provisoires et seuls les discours non analytiques sont réels »304. Le provisoire, ce sont tous les phénonoumènes qui sont sujets aux changements, qui naissent, s’endommagent, meurent et sont inconstants. De son côté, le réel est permanent puisqu’il se rapporte à la réalité ultime. Le discours analytique appartiendrait au provisoire, car il est contestable. De plus, selon le point de vue, il peut être véridique ou faux. Par exemple, on pourrait dire que les animaux ont des droits puisqu’ils ressentent la douleur et souffrent. Or, on peut aussi soutenir l’hypothèse inverse, car ils ne peuvent agir selon des devoirs (notion qui va de pair avec celle de droits). Même en nous basant sur les connaissances les plus récentes, ces deux propositions sont valables et véridiques; pourtant, elles se contredisent. Dans le futur, avec un savoir ou une sagesse plus

301 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.360.

302 Le Soutra du Lotus est considéré comme étant complet par les disciples du Grand Véhicule puisqu’il

renfermerait la totalité de la doctrine du Bouddha. Ce sermon aurait été prononcé par le Bouddha à la fin de sa période d’enseignement, mais il aurait été transcrit plus tard, vers l’an 200. Voir le nom chinois Soutra du Lotus (Fahua jing 法華經) dans le Dictionnaire électronique du bouddhisme de Charles Muller à l’adresse suivante : http://www.buddhism-dict.net/ddb (consulté le 23 août 2012). A1129

303 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.360.

poussés, l’une de ces perspectives pourrait devenir fausse. Mou qualifie le discours non analytique de réel (par opposition à provisoire), car il est permanent et non contestable. Par contre, ce ne sont pas tous les discours non analytiques qui décrivent le réel. Par ailleurs, il existe plusieurs niveaux de discours non analytique. Il ne suffit pas qu’un discours soit classé dans cette catégorie pour pouvoir véhiculer le réel.

La question du provisoire et du réel est résolue par ce soutra d’une manière particulière. Les Soutras de la sagesse de la vacuité emploient la technique de la fusion, de la connexion et de l’élimination (rongtong taotai 融 通 淘 汰 )305 pour se défaire de l’attachement aux enseignements passés du Bouddha. À l’image de ceux-ci, le Soutra du

Lotus a recours au concept d’élucidation (jueliao 決了) ou encore « ouvrir un passage à la

compréhension » : « L’élucidation a pour utilité de dissoudre (huachu 化除) l’attachement et le confinement (fengbi 封閉) des êtres animés »306. L’action d’élucider permettrait de relâcher le provisoire, autorisant les êtres sensibles à le percevoir, à le cibler et à s’en défaire; révélant ainsi le réel. Ici, il ne s’agirait pas seulement de supprimer l’attachement aux enseignements du Bouddha, mais tous les attachements que la multitude des êtres ont développés envers les divers phénonoumènes de leur monde. On pourrait se libérer du confinement que ces attachements créent en isolant un être dans son monde de phénonoumènes provisoires. En atteignant l’illumination, l’individu comprendrait que tout est interrelié, que les phénonoumènes émanant de tous les êtres sont aussi les siens, ouvrant de la sorte sur les autres et brisant le confinement. Nous approfondirons ce sujet un peu plus loin307. Le provisoire et le réel ne s’opposent pas; ils ont besoin l’un de l’autre pour s’accomplir : « Puisque le provisoire ouvre [la faculté] d’élucider, alors, l’immédiat est le réel. »308 C’est l’apprentissage que l’on ferait grâce aux phénonoumènes provisoires qui nous permettrait de progresser vers le nirvana. En effet, sans le quotidien et ses illusions,

305 Supra même chapitre, p.85. A1117 A7773texte

306 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.361

307 Infra même chapitre, p.105. A5553

308 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

nous ne pourrions jamais parvenir à l’illumination et à l’appréhension du réel. L’expression « tous les phénonoumènes sont semblables à la loi du Bouddha » (yiqiefa jie shi fofa 一切 法皆是佛法) synthétiserait bien cette notion puisque tous les phénonoumènes que l’on rencontre dans le quotidien rendraient possible l’accession à la bouddhéité. Une fois que nous avons ouvert un passage à la compréhension, le réel serait devant nous, perceptible en tout temps à travers ce qui est provisoire. S’il n’y a pas élucidation, alors on ne transcenderait pas l’illusion des phénonoumènes, c’est-à-dire qu’on entretiendrait le désir, la douleur, l’attachement, etc. Par conséquent, on n’accèderait pas à l’illumination.

Comme nous venons de le voir, le réel et le provisoire sont nécessaires et ont tous deux leurs importances, ainsi ni l’un ni l’autre n’est superflu. Mou écrit: « L’école Tiantai utilise la méthode non analytique pour élucider tous les phénonoumènes [émanant] du discours analytique, causant aussi leur libération. Par conséquent, chacun d’eux peut être maintenu, aucun d’eux ne peut être supprimé. »309 Les premiers enseignements du Bouddha furent énoncés à l’aide d’un discours analytique, engendrant des phénonoumènes provisoires. Par la suite, l’école Tiantai se serait servie du discours non analytique du

Soutra du Lotus pour ouvrir un passage à la compréhension de tous ces phénonoumènes.

Mou compare l’effet de ce soutra à une critique, un jugement et une décision envers les dharmas précédemment appris310, prenant soin de ne jamais en éliminer un. Mou affirme : « Pour atteindre la bouddhéité, on ne peut pas délaisser un seul phénonoumène; il faut donc en maintenir l’existence. »311 Selon la vision sotériologique des écoles mahayanistes, la préservation de tous les phénonoumènes, c’est-à-dire la totalité des phénonoumènes purs et impurs composant notre univers, est primordiale pour atteindre la bouddhéité.

Appliquant l’idée de conserver tous les phénonoumènes sans distinction, l’enseignement parfait ne rejette pas les autres doctrines bouddhiques. Mou commente : « L’enseignement parfait ne se sépare pas des trois enseignements précédents312. Atteindre

309 Ibid. 310 Ibid. p.360 311 Ibid. p.361-362

312 Tel que défini par la classification des doctrines de l'école Tiantai : l’enseignement de la triple corbeille,

la bouddhéité, c’est l’atteindre en s'identifiant (ji 即)313 aux êtres animés des neuf mondes de dharma (dharmadhātu, jiu fajie 九法界)314; il n’y pas un seul phénonoumène que l’on puisse délaisser. […] La nature de Bouddha préserve l’existence de tous les phénonoumènes. »315 Comme nous venons de le mentionner, l’enseignement parfait

englobe tous les enseignements du Bouddha sans discrimination. On deviendrait Bouddha non seulement au travers des phénonoumènes qui nous composent et de ceux que l’on produit316, mais aussi par ceux des êtres animés des neuf mondes, c’est-à-dire l’entièreté des créatures sensibles (les êtres infernaux, les esprits affamés, les animaux, les démons, les hommes, les esprits célestes, les auditeurs, les pratyekabouddhas, les bodhisattvas), à l’exclusion des bouddhas qui ont déjà atteint le nirvana. Ces catégories représentent la totalité des êtres n’ayant pas accompli la bouddhéité. Ceux-ci génèrent des phénonoumènes par leurs choix et leurs actes. Ces phénonoumènes, à leur tour, influencent le monde dans lequel la multitude des êtres vit, donnant forme à la culture, la société, les préjugés, etc. Par immersion dans la dimension empirique, tous les êtres seraient alors façonnés par le jeu complexe des causes et des effets. Par conséquent, chaque phénonoumène est important puisque ce sont eux qui permettent aux êtres d’atteindre l’illumination. Autrement dit, ce serait à travers les phénonoumènes rencontré au cours d’une vie que l’on pourrait apprendre, pratiquer et faire l’expérience des enseignements prodigués par le Bouddha. Ainsi, pour que chaque être sensible parvienne à la bouddhéité, chaque phénonoumène doit être pris en compte, puisque chaque phénonoumène aurait le potentiel de rapprocher un être du nirvana. Les bouddhas, étant sages et pleins de compassion, connaissent cette exigence.

Le Soutra du Lotus est grandement estimé par les bouddhistes du Mahayana. Mou suggère qu’ : « Ouvrir le provisoire et manifester le réel sont les intentions du Bouddha, c’est pourquoi l’école Tiantai raconte que le Soutra du Lotus est le point central du p.11, note de bas de page 26. A2229

313 Supra chapitre 1, p.60, note de bas de page 175. A1118A9999texte 314 Supra chapitre 1, p.59, note de bas de page 170. A1119

315 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.362

316 Rappelons que l’ego est considéré comme une illusion dans le bouddhisme : il n’y a pas de différence entre

bouddhisme »317. Étant donné que les objectifs de ce soutra seraient les mêmes que ceux du Bouddha, il serait considéré par l’école Tiantai comme étant l’achèvement ultime du bouddhisme. C’est aussi la raison pour laquelle il est désigné comme étant la base de l’enseignement parfait. Selon Mou, il devrait encore être combiné avec les Soutras de la

sagesse de la vacuité pour constituer véritablement l’enseignement parfait : « On ajoute les

phénonoumènes non contestables [émergeant] des Soutras de la sagesse de la vacuité à ceux [issus] du Soutra du Lotus : une chaîne, une trame. L’enseignement parfait, c’est justement ces deux phénonoumènes non contestables s’unissant ensemble »318. Ces deux soutras sont les seuls à être écrits avec le discours non analytique et, par ce fait, sont les seuls à produire des phénonoumènes non contestables319. S’appuyant l’un sur l’autre, ils donnent corps à l’enseignement parfait.

Ainsi, non seulement la théorie de l’enseignement parfait garantit l’existence de tous les phénonoumènes purs et impurs, mais elle préserve aussi la perfection de son message par l’usage du discours non analytique. En effet, la logique discursive dite analytique, plus près de notre usage ordinaire du langage, serait contestable, c’est-à-dire qu’elle pourrait être contredite et prouvée fausse. En outre, elle crée aussi des distinctions qui ne siéent guerre à l’enseignement parfait puisque celui-ci se voudrait un système non pas alternatif, mais compréhensif, autrement dit qui embrasse tout (que ce soit la totalité des phénonoumènes ou des enseignements du Bouddha). Conséquemment, l’enseignement parfait emploie la seule méthode langagière qui lui permette de transmettre son message parfait tout en gardant une forme parfaite : un véhicule parfait pour un contenu parfait.

D’autres écrits utilisent le discours non analytique pour communiquer leurs idées. Néanmoins, ce sont souvent des parties intégrées à l’intérieur d’un texte analytique. Mou affirme donc que le bouddhisme contient les exemples les plus probants de ce mode

317 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.361

318 Ibid. p.362

319 Mou considère toutefois leur façon d’être non contestable comme étant différente l’une de l’autre. Voir —

——. 1992. Foxing yu bore 佛性與般若 (Nature de Bouddha et sagesse de la vacuité). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.16-17.

discursif. Les Soutras de la sagesse de la vacuité, par exemple, font aussi usage de la méthode non analytique. Leur fonction consiste à éliminer l’attachement que l’on pourrait ressentir face aux enseignements bouddhiques précédents. Ceux-ci furent d’ailleurs véhiculés par le discours analytique; leur forme est donc imparfaite et leur message contestable. Corollairement, les Soutras de la sagesse de la vacuité supprimeraient la dépendance à un langage faillible, à des enseignements incomplets et à l’illusion que les phénonoumènes sont permanents. Cependant, ils ne sont qu’un outil, une partie de l’enseignement parfait. Naturellement, l’utilisation du discours non analytique ne suffit pas pour faire de textes quels qu’ils soient un enseignement parfait.

Conséquemment, si la méthode non analytique est un critère essentiel pour définir l’enseignement parfait, ce n’est pas le seul. En effet, la perfection de l’enseignement parfait est aussi due à ce que Mou appelle son « ontologie », c’est-à-dire à son explication de la conservation des tous les phénonoumènes à travers la nature de Bouddha. C’est aussi ce qui a attiré l’attention de Mou en regard du concept de summum bonum, autrement dit, le parfait ratio entre la vertu et le bonheur. En effet, l’être humain ferait l’expérience du bonheur à travers le monde phénoménal. En garantissant l’existence de tous les phénonoumènes, l’enseignement parfait permet aux êtres sensibles de goûter la félicité. Conséquemment, Mou réforme la théorie kantienne du summum bonum en supprimant la nécessité de Dieu qui veille à l’équilibre entre les actes vertueux et le bonheur, la vertu nous rendant digne de la béatitude. Dans le prochain chapitre, nous examinerons le concept de summum bonum chez les stoïciens et les épicuriens, pour ensuite nous pencher sur la vision de Kant. Enfin, nous analyserons les propositions de Mou, qui veut réformer ce concept pour en éliminer les faiblesses laissées par Kant. Évidemment, il le fera en s’appuyant sur la notion de l’enseignement parfait.

3. La notion kantienne de summum bonum à la lumière