• Aucun résultat trouvé

Les concepts de vacuité (kong 空), non-existence (wu 無) et extinction calme (jimie

4. La voie du bouddhisme : un enseignement amoral?

4.2 Les concepts de vacuité (kong 空), non-existence (wu 無) et extinction calme (jimie

Mou examine trois notions fondamentales du bouddhisme, soit la vacuité (kong 空), la non-existence (wu 無) et l’extinction calme (jimie 寂滅)455. La vacuité est le concept selon lequel les phénonoumènes n’ont ni réalité ni permanence. Ils sont interdépendants, c’est-à-dire qu’ils sont causés par la conjonction provisoire de différents éléments à un moment déterminé, et existent pour disparaître lorsque leur union se dissout. Liés au concept de vacuité, la non- existence ou le non-être sont opposés à ceux d’existence ou être (you 有)456, autrement dit ce qui existe, cause ou effet. Tous les phénonoumènes seraient produits par des conditions (z ne peut exister que parce que x et y sont présents au même moment et au même endroit); ils ont ainsi une existence sous une forme temporaire dans le monde sensible. Cependant, ils n’ont pas une existence

455 Voir les termes chinois de vacuité (kong 空), non-existence (wu 無) et extinction calme (jimie

寂 滅) dans l’encyclopédie électronique du Foguang (Foguang 佛 光 ) à l’adresse suivante :

http://www.fgs.org.tw/fgs_book/fgs_drser.aspx (consulté le 28 juillet 2012). Voir aussi les termes chinois dans le Dictionnaire électronique du bouddhisme de Charles Muller à l’adresse suivante :

http://www.buddhism-dict.net/ddb (consulté le 28 juillet 2012). A1131 A5558textehaut

456 Voir les termes chinois d’existence ou être (you 有) dans l’encyclopédie électronique du

Foguang (Foguang 佛光) à l’adresse suivante : http://www.fgs.org.tw/fgs_book/fgs_drser.aspx

(consulté le 28 juillet 2012), ainsi que le Dictionnaire électronique du bouddhisme de Charles Muller à l’adresse suivante : http://www.buddhism-dict.net/ddb (consulté le 28 juillet 2012).

indépendante, à savoir qu’ils sont construits d’éléments éphémères, destinés à se séparer à un moment ou un autre, et n’ont donc pas de réalité (au sens de réalité ultime). Quant à l’extinction calme, elle est l’état qui suit l’atteinte du nirvana (nirvāna, niepan 涅槃) ou le nirvana lui-même457. Dès le moment où elle est atteinte, il n’y a plus de réincarnation ni de souffrances. Certaines écoles du bouddhisme mettent l’accent sur ces concepts. Étant donné que celles-ci soulignent l’impermanence du monde sensible et le bénéfice de quitter celui-ci, Mou constate que ces notions n’encouragent pas l’être humain à s’investir pleinement dans ce monde considéré comme illusoire. Il explique : « En général, on croit que le bouddhisme discute de la vacuité, de la non-existence et de l’extinction calme, ce qui semble être un rejet de ce monde. Cela ne correspond certes pas à l’enseignement parfait. »458 Ces trois idées sont essentielles dans l’enseignement bouddhique commun. Cependant, comme nous l’expliciterons dans les prochains paragraphes, ce courant apparaît exclure la sphère phénoménal. Mou affirme que ce n’est pas le cas de l’enseignement parfait. En effet, comme nous l’avons vu précédemment459, celui-ci concevrait la nécessité de toutes les sphères de l’existence. Autrement dit, puisqu’il n’y a pas de distinction entre le Bouddha et tout ce qui existe, tous les phénonoumènes (dharmas, fa 法)460 sont indispensables. Ainsi, la vie quotidienne ne serait pas rejetée, mais demeurerait un chemin menant à la bouddhéité.

457 Le nirvana, ou l’atteinte de l’illumination par un bouddha, est le but visé par le bouddhisme.

C’est un état de béatitude qui suit la cessation de la souffrance, la fin de l’attachement, la destruction du karma et des illusions. Voir le terme chinois de nirvana (niepan 涅槃) dans le Dictionnaire électronique du bouddhisme de Charles Muller à l’adresse suivante :

http://www.buddhism-dict.net/ddb (consulté le 28 juillet 2012).

458 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences

sur la philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.120.

459 Supra chapitre 1, p.60. A5559

Celui qui comprend la vacuité et la non-existence prend conscience que tous les phénonoumènes transmuent, qu’on ne doit pas s’y attacher, pas même à l’ego. L’attachement empêcherait en tout cas d’atteindre la bouddhéité, car cela encouragerait une différenciation entre ce que l’on désire et ce que l’on rejette, et masquerait la réalité ultime. Bien que cette vision ne soit pas nihiliste, elle n’encourage pas le pratiquant à s’ancrer dans le monde des phénomènes461. Cependant, Mou n’est pas convaincu que la vacuité et la non-existence sont aussi véridiques que le bouddhisme le prétend : « [Le confucianisme] désapprouve l’explication bouddhique voulant que tout ce qui existe soit illusion […] Il est évident que [tous les phénonoumènes] sont des faits et des principes réels, le principe céleste (tianli 天理)462 résidant justement ici [dans le monde]. »463 La réalité du monde phénoménal ne fait aucun doute pour les confucianistes auxquels Mou fait référence. L’existence de tous les phénonoumènes464 serait la manifestation du principe céleste. L’extinction calme, à laquelle font allusion les bouddhistes, est au-delà de ce monde, elle n’est pas dans notre quotidien. Le nirvana consisterait en un état qui suppose le dépassement du monde sensible, où résident les êtres humains. Encore une fois, Mou interprète le bouddhisme comme n’accordant aucune valeur au monde dans lequel on vit.

461 Charles Wei-hsun Fu affirme que la vacuité n’a rien à voir avec « the complete denial or

negation of this world » et ne signifie pas nécessairement que tout ce qui existe est irréel ontologiquement. Voir son argumentation dans Wei-hsun Fu, Charles. 1973. «Morality or beyond : The Neo-Confucian confrontation with Mahayana Buddhism.» Philosophy East and West 23 (3). p.388-391.

462 Supra chapitre 1, p.36, note de bas de page 87. A1140

463 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences

sur la philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.429.

464 Nous avons surtout utilisé phénonoumènes pour traduire le terme bouddhique fa 法 (dharma)

puisqu'il englobe tout ce qui existe. Nous l'utilisons ici dans un contexte confucianiste puisqu'en certaines occasions Mou semble utiliser le mot phénomène dans sa signification inclusive et non kantienne. Dans le but d'éviter la confusion, nous préférons l'usage de phénonoumènes. A8880

Or, cette vision ne s’accorde pas avec la vision de l’école Tiantai et de son enseignement parfait. En effet, celle-ci soutient que l’existence de tous les phénonoumènes doit être préservée : « L’existence de tous les phénonoumènes peut être conservée seulement lorsque l’on parvient au plus haut état de cet enseignement parfait. »465 L’être qui atteint la bouddhéité ne peut le faire qu’en ayant une relation d’identité (ji 即)466 avec les neuf autres mondes de dharma (dharmadhātu, jiu fajie 九法界)467, c’est-à-dire les neuf autres états de l’existence. Ceux-ci représentent la totalité des phénonoumènes; pour celui qui veut devenir un bouddha, ils sont tous nécessaires en ce qu’ils participent tous du salut universel. Ce dernier serait le but ultime de tout enseignement du Grand Véhicule (Mahāyāna, dasheng 大乘) 468. Par conséquent, l’existence des phénonoumènes est préservée par le Bouddha469. Ce n’est donc pas un enseignement qui abandonne le monde sensible et transmuable ; au contraire, l’accomplissement du but ultime nécessite l’intégration de la sphère phénoménale.

De plus, le côté sotériologique de l’école Tiantai qui, comme on le sait, appartient au Grand Véhicule, a pour résultat que tous les êtres sensibles doivent atteindre la cessation de la douleur. Ainsi, un être sur la voie de la bouddhéité serait enclin à aider son prochain à réaliser l’illumination. Ceci est un bon exemple de la compassion dont le bouddhisme du Grand Véhicule fait la promotion :

Le but du Grand Véhicule est de sauver les êtres sensibles et pas seulement d’atteindre la bouddhéité soi-même […] Si notre esprit de compassion est vaste, alors il couvre tous les êtres sensibles […] L’esprit de compassion peut aussi s’étendre jusqu’à ce qu’il soit illimité et englobe tous les êtres sensibles. Il est impossible que la

465 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences

sur la philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.120

466 Supra chapitre 1, p.60, note de bas de page 175. A1118 467 Supra chapitre 1, p.59, note de bas de page 170. A1119 468 Supra chap 2, p.76, note de bas de page 217. A1127 469 Supra chapitre 1, section 4, p.56. A1116

nature de Bouddha (foxing 佛性)470 et le corps de Dharma (fashen 法身)471 ne s’étendent pas de cette façon. Atteindre la bouddhéité se fait à condition que tous les êtres sensibles aient été sauvés; il est donc nécessaire d’être lié à tous les êtres sensibles pour atteindre la bouddhéité.472

Dans la théorie de l’enseignement parfait, une personne qui serait sans compassion pour tous les êtres et qui n’aurait pas une certaine volonté de participer à leur vie ne pourrait jamais atteindre la bouddhéité. C’est une des propriétés définissant le Grand Véhicule, auquel appartient l’enseignement parfait, que de vouloir mettre fin à la souffrance de tous les êtres. Vouloir se libérer uniquement de ses propres tourments n’est pas la finalité du processus. Les tribulations et difficultés de tous les êtres, y compris les siennes, sont tous des moyens d’assimiler et d’appliquer les principes bouddhiques, de se purifier d’habitudes contraignantes et de manifester son esprit pur et sa nature de Bouddha. Cela signifie que la compassion est essentielle au bouddhisme du Grand Véhicule.

Mou ne nie pas qu’il y a des éléments moraux dans le bouddhisme. Cependant, même si ces vertus permettent la dissolution des penchants égoïstes de l’être humain, elles ne suffisent pas, selon lui, à assurer le plein épanouissement de sa nature qui est morale. Mou écrit : « Par conséquent, [le bouddhisme] n’est pas encore le droit chemin qui doit justement conserver l’enseignement parfait de la pratique morale (daode shijian 道德實踐). En fait, ce n’est que l’enseignement parfait de la délivrance (jietuo 解脫). »473Autrement dit, l’enseignement parfait du bouddhisme ne sert qu’à faciliter la cessation des souffrances de tous les êtres. Cette doctrine ne permet pas aux pratiquants de se

470 Supra chapitre 1, p.33, note de bas de page 81. A1111 471 Supra chapitre 3, p.142, note de bas de page 432. A1132

472 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences

sur la philosophie chinoise). Taipei: Taiwan xuesheng shuju. p.428.

473 ———. 1983. Yuanshan lun 圓善論 (Théorie du Bien parfait). Taipei: Taiwan xuesheng

développer à leur plein potentiel humain, c’est-à-dire moral et créateur. Mou inscrit certains développements philosophiques du confucianisme de l’époque Song (960-1280) et Ming (1368-1644) comme appartenant à l’enseignement parfait de la pratique morale. En effet, la morale y joue un rôle essentiel. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, elle est considérée comme une force créatrice à l’origine de tous les êtres.