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3. La notion kantienne de summum bonum à la lumière de l’enseignement parfait

3.1. Le Souverain Bien dans la Grèce antique

3.1.1 Le bonheur à travers la vertu

Commençons par les stoïciens. Mou affirme que cette doctrine « fait de la vertu son fondement »344. Le sens moral semble particulièrement important pour les philosophes du Portique. Pour eux, la moralité prime puisque l’homme qui applique ses principes moraux serait aussi empli de bien-être. La vertu demeurerait la seule condition nécessaire à l’atteinte de la félicité. Celle-ci serait donc inséparable de la moralité. Le Bien parfait s’atteindrait par l’application des principes moraux. Le Souverain Bien, objectif ultime et parfait, consisterait en la relation entre la vertu et le bonheur. Par conséquent, si le bonheur découle uniquement de la pratique de la moralité, la réalisation du Souverain Bien dépendrait entièrement des actes vertueux. Mou a donc raison de souligner l’importance de la vertu pour les philosophes du Portique. En effet, selon leur perception de la réalité, le Bien parfait est issu de la raison, c’est-à-dire de l’esprit plus lucide de l’être humain. Celui- ci comprendrait le monde comme un ensemble interrelié et agirait en accord avec la nature. De la perception de cette harmonie combinée au discernement naîtrait la vertu ou l’action juste.

Par « nature », les stoïciens entendent les manifestations primitives et intrinsèques au corps physique (les pulsions et les désirs animaux, la douleur, la faim, etc.), mais pas uniquement. À l’évidence, ils prennent en compte le fait que la nature a fait évoluer l’être humain vers ce qu’il est, c’est-à-dire un animal doué de raison. Au-delà de ses dispositions instinctives, l’humanité deviendrait consciente d’une autre dimension possible au choix de ses actions. Les philosophes du Portique prétendent que certains actes reposent sur les tendances naturelles d’une personne, autrement dit, sa personnalité. Ensuite, d’autres décisions seraient motivées par la connaissance des résultats qui en découleront. Si elles s’accordent avec la nature dans ses différents degrés et si cette harmonie reste constante,

344 Mou, Zongsan. 1983. Zhongguo zhexue shijiu jiang 中國哲學十九講 (Dix-neuf conférences sur la

alors il en résulterait une compréhension du bien véritable. Muller décrit clairement cet équilibre entre les différentes manifestations naturelles :

[…] une mutation dans la perception par l’animal rationnel de ce qu’est une conduite digne de lui : au-delà de l’accord avec la nature de chaque catégorie particulière de choix, il perçoit en effet un accord de rang plus élevé ou une cohérence des différentes catégories de choix, à la fois entre elles et avec l’ordre entier de la nature. Et le Souverain Bien consiste précisément dans cet accord, exprimé de façon redondante par les termes d’harmonie, d’ordre et de convenance.345

Le summum bonum se manifesterait quand il y a harmonie entre la nature animale, les tendances naturelles d’une personnalité, la nature raisonnable de l’être humain, ainsi qu’un équilibre à l’intérieur de chacune de ces catégories, en plus d’un accord avec les circonstances et les conditions rencontrées. La vertu n’aurait pas besoin d’être promue par une récompense quelconque ou par une motivation autre que la satisfaction d’être accompli, car l’acte vertueux comblerait immanquablement et plus profondément que n’importe quel autre bien. La conscience d’effectuer un acte vertueux, d’être une personne morale, serait équivalente à la félicité et serait entièrement suffisante pour atteindre le Bien parfait. Dans le même ordre d’idées, il faudrait toutefois que l’être réalise qu’il détient cette vertu et qu’il ne soit pas distrait de cette conscience par des désirs moins purs et assurément matériels. Holowchak argumente en ce sens : « To have enduring happiness, one must renounce all false goods and embrace virtue, and that is impossible to do if one’s mind is continually distracted by the thought of possessing anything other than oneself »346. La moralité serait suprême. Par conséquent, celui qui ne se satisferait pas de la seule droiture et tenterait d’obtenir des bénéfices égoïstes, par exemple une position, une reconnaissance ou de la richesse, négligerait la vertu pure. Pour atteindre la félicité, l’être humain n’aurait besoin que de lui-même, corps et raison, et de son sens moral. Or, celui-ci ne devrait pas être recherché dans le but d’être heureux. Et pour cause, il constituerait l’objectif ultime, et le pratiquer purement et sans arrière-pensée inclurait le bonheur dans l’acte vertueux sans qu’on l’ait convoité347. En fait : « … le Souverain Bien ne mériterait pas son nom s’il lui

345 Muller, Robert. 2006. Les stoïciens : la liberté et l'ordre du monde. Paris: Vrin. p.194

346 Holowchak, Mark. 2008. The Stoics : a guide for the perplexed. London ; New York: Continuum. p.161. 347 Voir, par exemple, Ibid.p.30. Ou encore Bénatouïl, Thomas. 2006. Faire usage : la pratique du stoïcisme.

manquait quelque chose; l’Action droite comprend donc nécessairement tout le bien possible, le bonheur inclus »348, affirme Muller. La vertu garantirait le bonheur; c’est ce qui viendrait en premier, ce qui aurait de la valeur.

Pour ces raisons, Mou affirme que les stoïciens ne tiennent pas compte de la béatitude, celle-ci n’ayant de valeur que parce qu’elle est associée et subordonnée à l’action droite : « De cette façon, seul l’aspect de la vertu est réalisé. L’aspect du bonheur est détourné, il n’a pas un sens indépendant. Le Bien le plus élevé inclut assurément les deux aspects de la vertu et du bonheur, ils ont une relation de subordination, mais l’un ne peut effacer l’autre. »349 Puisque seule la probité revêtirait une importance capitale aux yeux des stoïciens et qu’elle est la clé du bien-être, ce dernier devient un appendice sans valeur propre, un simple corollaire de la vertu. Que le devoir moral et la félicité soient liés justifie, jusqu’à un certain point, l’intérêt porté à l’action vertueuse. Mou estime néanmoins que les stoïciens dépassent la mesure et que le bonheur ainsi compris a le défaut de ne pouvoir exister sans la vertu. En outre, cette dernière dominerait totalement la félicité. Mou approuve les stoïciens en ce sens qu’il considère lui aussi le sens moral comme un élément important et essentiel pour atteindre le Bien parfait. Toutefois, il critique le fait que les stoïciens ont sous-estimé le rôle du bonheur dans la relation avec la moralité et la réalisation du Souverain Bien. De plus, une personne ne peut normalement l’accomplir pendant sa vie puisque les stoïciens l’ont élevé au rang d’une perfection inhumaine.