• Aucun résultat trouvé

Résumé

Je ne reviendrai pas sur l’éclipse qu’a connue la question naturelle en sociologie, mais m’intéresserai

aux travaux qui depuis une bonne vingtaine d’années ont contribué à une critique du paradigme sociologique dominant selon lequel pour paraphraser Émile Durkheim, il convient d’expliquer le social par le social. Depuis que l’environnement a connu une percée sociale incontestable, de nombreux sociologues ont tenté d’intégrer la question naturelle aux recherches sociologiques. J’évoquerai tout d’abord Serge Moscovici, dont le caractère précurseur dans le contexte européen me semble indéniable. Ce dernier, en effet, avait dès les années 1974 annoncé le caractère inéluctable de la question naturelle. Afin d’en rendre compte il avait mis au point une typologie reposant sur une équation intéressante celle des relations réciproques entre l’humanité et la matière dont résultaient des états de nature et de société variables, et sur une analyse historique. Plus récemment, en Allemagne dans un premier temps, puis en France, la critique de l’approche positiviste de la question naturelle et de l’environnement, selon laquelle au monde contingent des hommes s’imposerait un monde objectif opposant une inertie qu’il convenait de retourner à son avantage par la maîtrise, a permis de penser la nature de façon plus ouverte que par le passé. À une conception objective et univoque a fait place une nature multiple, susceptible de se transformer en fonction des investissements humains. Dans le feu de cette critique, des dérives par trop relativistes et constructionnistes, laissant supposer qu’à une nature contraignante allait se substituer une nature malléable et inconsistante, ont peu à peu fait place à des approches moins radicales. Plus généralement, ces contributions sont connues sous la forme d’une remise en question de la dichotomie classique qui opposait nature et société comme la contrainte s’oppose à la liberté. Pour certaines d’entre elles, la recherche d’une voie médiane semble être une des priorités…

Tout en s’accordant sur l’ineptie de cette frontière, les écoles dont je m’inspire présentent des différences importantes. Je m’appuierai pour en rendre compte sur les travaux de l’École des Mines à Paris, dont les principaux protagonistes sont Michel Callon et Bruno Latour, sur ceux d’Ulrich Beck, Wolfgang Bonß et Christoph Lau, tous trois basés à München en Allemagne et sur ceux de l’équipe de Lancaster regroupée autour de John Urry, Robert Grove-White et Brian Wynne. L’intérêt de cette comparaison réside dans le fait que tout en tant suffisamment proches pour se lire, se citer

mutuellement et dialoguer, les personnalités et courants qui se dessinent autour d’elles présentent des différences notables.

Pour le dire rapidement et de façon succincte, les travaux de l’École des Mines en particulier, ont adopté un parti radical, volontiers provocateur et en rupture avec la tradition sociologique française. Bien que revenant actuellement sur certaines positions pour les adoucir, la position de Bruno Latour opte pour une dissolution de la frontière qui oppose nature et société, voire pour un abandon de ces termes qui perpétuent la distinction entre faits et valeurs, entre témoins fiables et témoins fluctuants, soit versatiles. Le principal inconvénient de cette dernière étant de tuer dans l’œuf le projet démocratique : les faits ayant, in fine, gain de cause sur les motivations et les intentions. Cette frontière abolie, nous serions toujours en présence de réseaux qui associent des humains et des non humains. Ces chaînes plus ou moins longues constituent la réalité concrète que l’on appellera en raison de sa tangibilité « empire du milieu ». Cette expression signale qu’il s’agit d’une réalité actualisée, qui n’est ni sociale ni naturelle, mais composite ou hybride, que l’on peut éventuellement décomposer afin de comprendre comment des alliances, durables ou non, se forment. Les travaux inspirés de l’École des Mines traquent les controverses parce qu’elles sont la démonstration de la variété autour de mêmes thèmes des configurations possibles entre humains et non humains. Elles permettent de battre en brèche l’idée d’un scénario unique fondé sur la prévisibilité des non humains. Le point de vue adopté est favorable à des travaux axés sur l’étude des conflits, des rapports de force qui s’imposent en certains endroits et non en d’autres, et confèrent une tonalité stratégique aux recherches entreprises dans ce cadre ainsi qu’en témoigne la réception favorable que réservent les sciences politiques et de gestion à cette nouvelle perspective. Outre le fait que la généralisation et la répétition d’études mettant en scène le caractère conflictuel de la vie sociale, même quand il s’agit de questions traditionnellement capturées par des experts et des savoirs cloisonnés, risque de tourner en rond,42 mon principal reproche s’adresse au statut de la théorie. Critiquant les « pratiques de purification » qui imposent un état de fait, transcendant et transposable à toutes les situations, la déclaration de l’ineptie de la frontière entre nature et culture me semble relever de la même attitude dogmatique.

Tout en étant proche du point de vue de la remise en question de la frontière entre nature et culture, l’École de Beck, Bonß et Lau se garde de se prononcer sur la validité d’une telle frontière et s’en tient, conformément à la théorie de la modernité réflexive qui sous-tend tous ses travaux, à constater que l’individualisation des formes de vie a des répercussions sur les frontières en général, dont on ne peut plus assurer la permanence de façon aussi stable qu’à d’autres époques. Tout comme l’École des Mines les terrains illustrant la négociation croissante autour de frontières autrefois indiscutées étayent la théorie de la modernité avancée. L’intérêt pour une théorie générale de la société fait sans doute la différence avec l’École des Mines qui n’aspire pas à une contribution sociologique.

L’École de Lancaster se situe à mi-chemin des deux premières. Tout comme l’École des Mines, les travaux menés par CSEC se réclament de l’anthropologie des sciences sans se désintéresser pour autant de la sociologie. L’équipe de composition pluridisciplinaire, récemment regroupée avec le département de philosophie, poursuit une ambition interdisciplinaire, de sorte à brasser différents aspects de ce qui fonde la vie en société. Comme Ulrich Beck, Wolfgang Bonß et Christoph Lau, la frontière entre nature et culture ne constitue pas l’enjeu majeur des travaux de l’équipe qui poursuit sans doute un projet critique et politique. De ce point de vue, l’équipe de Lancaster est incontestablement la plus engagée des trois. Cet engagement qui pourrait tourner à une implication normative est équilibré par la conscience que la remise en question des frontières, en particulier celle concernant les relations entre nature et société, constitue un enjeu majeur pour les équilibres à venir. Par ailleurs, la remise en question de ces frontières autorise plus que jamais les chercheurs à intervenir dans le monde comme des acteurs ou agents impliqués et responsables, et non de feindre une neutralité et une objectivité de plus en plus intenables et insupportables.

Je ne reviendrai pas sur l’éclipse qu’a connue la question naturelle en sociologie, mais m’intéresserai aux travaux qui depuis une bonne vingtaine d’années ont contribué à une critique du paradigme sociologique dominant selon lequel pour paraphraser Émile Durkheim, il convient d’expliquer le social par le social. Depuis que l’environnement a connu une percée sociale incontestable, de nombreux sociologues ont tenté d’intégrer la question naturelle aux recherches sociologiques.

J’évoquerai tout d’abord Serge Moscovici, dont le caractère précurseur dans le contexte européen me semble indéniable. Ce dernier avait, dès les années soixante-dix, annoncé le caractère central de la question naturelle. Afin d’en rendre compte il avait mis au point une typologie reposant sur une équation intéressante celle des relations réciproques entre l’humanité et la matière dont résultaient des états de nature et de société variables, ancrés dans une analyse historique. Ces travaux n’ont pas connu la réception qu’ils méritaient. Ce n’est que plus récemment, au courant des années quatre-vingt, en Allemagne, dans un premier temps, puis en France, que la critique de l’approche positiviste de la question naturelle a permis de penser la nature de façon plus ouverte que par le passé. À une conception objective et univoque de la nature, selon laquelle au monde contingent des hommes s’imposerait un monde objectif opposant une inertie qu’il convenait de retourner à son avantage par la maîtrise des forces en présence, a fait place une conception plus souple de la nature. Dans le feu de cette critique, on a vu s’affirmer des approches relativistes et constructionnistes laissant supposer qu’à une nature contraignante allait se substituer une nature malléable et inconsistante. Je pense en particulier aux travaux de Niklas Luhmann et de ses protagonistes, qui sans dénier l’existence d’un monde qui échappe aux significations et aux communications sociales, travaillent à partir de la frontière entre système et environnement de sorte à consolider l’idée d’un fossé infranchissable entre la société et son environnement. C’est en raison de cette conséquence, il me semble, que la thèse de Niklas Luhmann n’a pas retenu toute l’attention qu’elle mérite du point de vue d’une théorie de la connaissance notamment. Je me réserverai cependant d’entrer dans cette discussion.

Parallèlement à ces travaux qui fondaient la crise écologique sur l’inadéquation entre les communications sociales et d’autres modes d’organisation de la vie, de sorte à entretenir un pessimisme sombre et une impuissance redoutable, des tentatives plus optimistes ont tenté de relever le défi de la crise écologique à notre époque. Je pense en particulier aux travaux d’Ulrich Beck qui ont connu un fort retentissement à l’occasion de la publication de son ouvrage Risikogesellschaft, qui devait paraître en même temps que la catastrophe de Tchernobyl, soit en 1986. Le succès de la thèse de Beck a permis de voir émerger, en Allemagne, un programme de recherche important subventionné par la DFG (Deutsche Forschungsgemeinschaft) conduit par différents professeurs, dont Ulrich Beck, Wolfgang Bonß et Christoph Lau. Elle a connu également des émules en Grande-Bretagne en raison

notamment de sa proximité avec la thèse de la modernité avancée d’Anthony Giddens, présentée dans Les conséquences de la modernité, publiée à l’Harmattan en 1994. Les travaux d’Ulrich Beck se sont également propagés dans ce pays par le biais de CSEC, Center for Social Environmental Change, basé à Lancaster autour des professeurs Brian Wynne et Robin Grove-White et de John Urry.

En France, c’est autour des contributions de Michel Callon et de Bruno Latour, à l’École de Mines, que s’est constituée une dynamique de recherche stimulée par des apports extérieurs, dont Isabelle Stengers, philosophe à l’Université Libre de Bruxelles, sans parler de Tobby Nathan et de bien d’autres encore. Cette effervescence est entretenue par l’intérêt que manifestent constamment de nouveaux individus ou groupes pour la question de l’institutionnalisation des frontières, en général, et pour la remise en cause de la dichotomie classique qui opposait la nature à la société. Le programme « Risques Collectifs et Situations de Crise » du CNRS, conduit par Claude Gilbert, a grandement contribué à une visibilité accrue des individualités et des centres de recherche qui s’inscrivent à leur manière dans ce débat.

Cet essor de la question naturelle n’a pas, comme on pouvait s’y attendre, suscité l’intérêt pour une relecture ou une découverte des écrits de Serge Moscovici. Ce silence est regrettable non pas seulement pour lui rendre hommage et par savoir-vivre mais en vertu du caractère toujours aussi stimulant du naturalisme subversif dont il se revendique ! La critique de la dichotomie entre la nature et la culture a colporté bien des malentendus, liés en partie aux travaux relativistes et constructionnistes évoqués précédemment, mais aussi aux propositions un peu à l’emporte-pièce de Bruno Latour. Bien que ces malentendus soient partiellement surmontés, grâce aux précisions et rectificatifs apportés par des auteurs comme Michel Callon, notamment, la théorie demeure obscure par certains aspects. Cette opacité ne pourra se dissiper, il me semble, qu’à condition que les auteurs ne fassent état des motivations qui les animent, soient aptes à communiquer la passion qui articule leur pensée, la met en mouvement. Une des conséquences de la modernité réflexive c’est aussi cela : avoir le courage de ses élans et de ses engagements, et être capable de les transmettre, de les communiquer à autrui ! Ce propos ne s’adresse pas à Michel Callon et Bruno Latour en particulier, il s’applique aux différents protagonistes ce débat et, de façon générale, à un des effets redoutables de la science moderne sur la pensée. Pour paraphraser Isabelle Stengers, il s’agit de s’interroger sur ce qui nous a préservé de la pensée au point de perdre la mesure de toute chose. Je montrerai, à l’appui de Serge Moscovici, qu’on ne peut faire l’impasse du sens et des sentiments qui animent une réflexion au risque de dépouiller la pensée de sa consistance et de son intelligibilité. C’est une remarque plus importante qu’il n’y paraît peut-être au premier abord : y adhérer ou non a des conséquences radicales sur la vie et ses ancrages. Et c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque Serge Moscovici en appelle à un

naturalisme subversif.43 Avant d’y venir plus longuement, je me propose de présenter et de discuter brièvement les contributions qui poursuivent le travail entamé par Serge Moscovici depuis quelques décennies déjà.

---

Tout en s’accordant sur l’ineptie de la frontière qui sépare la nature de la culture et de la société, les réflexions dont je m’inspire présentent des différences importantes. L’intérêt de cette comparaison réside dans le fait que tout en étant suffisamment proches pour se lire, se citer mutuellement et dialoguer, les personnalités et courants qui se dessinent autour d’elles présentent des différences notables. Je commencerai par les travaux de l’École des Mines à Paris, parce qu’ils ont par leur radicalité contribué à secouer l’inertie qui régnait en France en raison du sociologisme dominant dans ce pays. Je poursuivrai par ceux d’Ulrich Beck, de Wolfgang Bonß et de Christoph Lau, tous trois basés à München en Allemagne, qui ont permis d’articuler la théorie de la modernité réflexive à la question naturelle mieux que quiconque dans ce contexte. Je finirai, enfin, par ceux de l’équipe de Lancaster, regroupée autour de Robert Grove-White, de John Urry et de Brian Wynne parce qu’ils correspondent le mieux au naturalisme subversif dont parle Serge Moscovici tout en dialoguant avec les équipes suscitées. L’échantillon choisi présente l’avantage de dresser un portrait qui rend compte de la diversité des sensibilités en présence ; il pêche par le défaut imparti à cette forme en ne rendant pas hommage à l’ensemble des acteurs qui œuvrent à la reconnaissance de la question naturelle à notre époque.

I

Pour le dire rapidement et de façon succincte, les travaux de l’École des Mines en particulier, ont adopté un parti radical, volontiers provocateur et en rupture avec la tradition sociologique française. Bien que revenant actuellement sur certaines positions pour les adoucir, la position de Bruno Latour opte pour une dissolution de la frontière qui oppose la nature et la société, voire pour un abandon de ces termes qui perpétuent la distinction entre les faits et les valeurs, entre les témoins fiables et les témoins fluctuants, soit versatiles. Le principal inconvénient de cette dernière étant de tuer dans l’œuf le projet démocratique : les faits ayant, in fine, gain de cause sur les motivations et les intentions. Cette frontière abolie, nous serions toujours en présence de réseaux qui associent des humains et des non humains. Ces chaînes plus ou moins longues constituent la réalité concrète que l’on appellera en raison de sa tangibilité « empire du milieu ». Cette expression signale qu’il s’agit d’une réalité

43 Je noterai au passage le lien entre cet appel à davantage d’engagement, de passion, de prise de risque également de la

actualisée, qui n’est ni sociale ni naturelle, mais composite ou hybride, que l’on peut éventuellement décomposer afin de comprendre comment des alliances, durables ou non, se forment. Les travaux inspirés de l’École des Mines traquent les controverses parce qu’elles sont la démonstration de la variété des configurations possibles entre les humains et les non humains. Elles permettent de battre en brèche l’idée d’un scénario unique fondé sur la prévisibilité des non humains. Le point de vue adopté est favorable à des travaux axés sur l’étude des conflits, des rapports de force qui s’imposent en certains endroits et non en d’autres, et confèrent une tonalité stratégique aux recherches entreprises dans ce cadre ainsi qu’en témoigne la réception favorable que leur réservent les sciences politiques, les sciences de gestion et la sociologie des organisations. Outre le fait que la généralisation et la répétition d’études mettant en scène le caractère conflictuel de la vie sociale, même quand il s’agit de questions traditionnellement capturées par des experts et des savoirs cloisonnés, risque de tourner en rond,44 mon principal reproche s’adresse au statut de la théorie. Critiquant les « pratiques de purification » qui imposent un état de fait, transcendant et transposable à toutes les situations, la déclaration de l’ineptie de la frontière entre nature et culture me semble relever de la même attitude dogmatique.

II

Tout en interrogeant l’état de nos frontières, celle qui oppose la nature à la culture et bien d’autres, Ulrich Beck, Wolfgang Bonß et Christoph Lau ne se prononcent pas sur la validité des variations observées, et s’en tiennent, conformément à la théorie de la modernité réflexive qui sous-tend tous leurs travaux, à constater que l’individualisation des formes de vie a des répercussions sur les frontières en général. L’ancrage de leurs propos dans la thèse de la modernité réflexive nous conduit à en exposer les principaux aspects.

La réflexivité désigne un processus de modernisation de la modernité qui à l’instar du processus de modernisation des sociétés traditionnelles conduit à un effondrement et à une transformation radicale de toutes les institutions. Ce chamboulement se traduit par des situations d’incertitudes et des crises, dont l’issue inconnue passe par un travail de redéfinition et de négociation collective afin de redonner un sens à notre temps. La sociologie n’est pas épargnée par ces bouleversements : elle doit se pencher sur les catégories qu’elle utilise et ses cadres d’analyse. La modernité du premier ordre était structurée autour des États nations responsables de la sécurité et de l’organisation de la sphère publique par le droit et l’économie. L’économie était structurée par l’organisation rationnelle de la production et le travail salarié. La vie privée, enfin, était structurée par la famille fondée le couple et la division

suffit pas, il faut l’incarner, c’est-à-dire la nourrir d’intentionnalité sans laquelle aucun geste n’a de sens. Aussi virtuose soit- il, il demeure creux, absurde, une gesticulation qui ne peut émouvoir personne.

Outline

Documents relatifs