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économiques de l’environnement font partie de ces dispositifs théoriques et pratiques destinés à fournir un « cadrage marchand » plus efficace 70

II. L’interdisciplinarité pour revenir à la question fondamentale de l’articulation entre environnement, économie et démocratie

II.2. Une demarche visant à explorer les cadrages et les débordements

Certains économistes néoclassiques (Willinger, 1996) ont commencé à reconnaître que les préférences individuelles recueillies lors des enquêtes contingentes sont davantage issues d’un processus de « construction » que d’une opération de « révélation ». L’apprentissage, qui est supposé se faire chez l’individu interrogé lors d’une évaluation contingente, doit porter simultanément sur plusieurs éléments : la construction du « bien environnemental » considéré, la construction de la valeur subjective de ce bien, sa traduction sous une forme monétaire. Or, dans la théorie économique standard, rien ou presque n’est dit sur la logique de déroulement de tels processus d’apprentissage. Habituellement, en effet, la liste des biens échangeables et les préférences individuelles sont données, tandis que la monnaie est considérée comme neutre. Penser que ces différents apprentissages et constructions que doit réaliser le travail d’enquête contingent vont nécessairement aboutir aux éléments et caractéristiques sociaux postulés par la théorie économique dominante, c’est raisonner à rebours, c'est-à-dire prendre comme point de départ des hypothèses de socialisation qui apparaissent en fait comme des points d’arrivée, comme des éléments appartenant à un ordre social que cette théorie économique cherche à faire advenir76.

Il importe donc de renverser la perspective proposée par les tenants de l’évaluation contingente. Dans la démarche que nous proposons, le « cadrage marchand » n’est plus un objectif en soi – réduire le rapport entre économie, environnement et démocratie à la seule grandeur marchande, pour reprendre une catégorie de Boltanski et Thévenot (1991) -, mais un outil de réflexion, pour l’enquêteur comme pour les enquêtés eux-mêmes. Il ne s’agit plus de montrer en quoi le consentement à payer est un indicateur complexe contenant de multiples informations qu’il faudrait isoler, de multiples biais qu’il faudrait contrôler, ni même de montrer en quoi le consentement à payer est un indicateur réducteur et normatif. Il s’agit de destituer le CAP de son titre d’indicateur pour en faire un élément d’exploration des cadrages et des débordements marchands. On peut proposer les pistes de recherche suivantes :

a) La problématique des biens d’environnement. La MEC est une procédure qui vise à instituer un « marché hypothétique » pour des biens particuliers qui appartiennent à la sphère environnementale. Rares sont les analyses portant sur la définition même et les spécificités de ces

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« A l’évidence, écrivent M. Aglietta et A. Orléan (2002 :22), qui prend au sérieux homo oeconomicus doit voir en lui, non pas l’homme moderne de la lutte concurrentielle, vivant dans l’incertitude de ses liens avec autrui, mais le produit d’une très haute civilisation ayant accompli sur lui-même une véritable ascèse grâce à laquelle il s’est libéré définitivement de la passion des autres. Comme toujours et contrairement à ce qu’elle prétend, la théorie économique néoclassique n’est en rien une description objective du monde tel qu’il est. Elle construit un monde à venir, dont elle cherche, par ses analyses, à hâter l’avènement. »

biens d’environnement. L’hypothèse, plus ou moins implicite, qui est généralement retenue est d’en faire des équivalents des marchandises77, c’est-à-dire des biens anonymes, détachés des individus et librement transférables. D’autres pistes de recherche sont à explorer, permettant de poursuivre certains travaux critiques vis-à-vis de la MEC. On peut notamment évoquer les analyses conduisant à repérer une catégorie de « biens identitaires » (Barthélémy, Nieddu, 2002). L’invocation du terme de « patrimoine » au sujet de l’environnement est généralement symptomatique d’une construction symbolique reliant de l’être et de l’avoir, mettant en évidence un attachement particulier d’un groupe social à certains éléments naturels, qui s’inscrit dans le temps et dans l’espace. La participation de ces biens identitaires ou patrimoniaux à la sphère des échanges est exclue ou obéit à des conditions tout à fait particulières qui doivent être explicitées. b) Faire retour sur la valeur de l’environnement. L’économie de l’environnement est un des

domaines d’analyse où la question de la valeur est revenue à l’ordre du jour, alors que, après avoir fait couler énormément d’encre au XVIII et au XIXe siècle, elle a presque complètement disparu par ailleurs des préoccupations des économistes contemporaines. Ce travail analytique autour de la valeur a produit un certain nombre de concepts censés décrire les différentes catégories de valeur que les éléments naturels peuvent revêtir aux yeux des individus. Nous avons noté précédemment que certaines catégories débordent du champ analytique de la théorie économique standard. Pensons, par exemple, au concept de « valeur d’existence » correspondant au fait que l’environnement peut avoir une valeur « en soi », ce qui nous conduit aux marges de l’individualisme utilitariste sur lequel repose la théorie économique standard… N’y a-t-il pas à s’interroger plus avant, d’une part, sur les rationalités et raisons comprises dans cet « en soi » et, d’autre part, sur les relations que celles-ci tissent avec les motivations autres sur lesquelles s’appuient les autres concepts de valeur (d’usage, notamment) invoqués par la théorie dominante ? Une autre piste à explorer est celle que proposent Michel Aglietta et André Orléan (2002:22) quand ils appellent à quitter l’analyse en termes de valeur pour « lui substituer une analyse de la monnaie comme le processus par lequel les sociétés marchandes se structurent et accèdent à un existence stabilisée. »78 Cela doit nous amener à considérer de plus près cette institution essentielle qu’est la monnaie et le rôle qu’elle joue dans les liens sociaux qui se tissent avec les éléments de la nature.

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L’environnement, selon la théorie économique standard, relève, bien souvent, de la catégorie des « biens publics », laquelle, relativement à celle de « biens économiques » traditionnels, est construite « en creux » puisqu’un bien public est défini comme un bien qui n’est pas doté des bonnes propriétés du point de vue des possibilités d’appropriation et de transaction marchandes. Ainsi que nous l’avons rappelé dans notre première partie, ce sont ces « défaillances » par rapport au cadre marchand qui doivent être réparées par la MEC.

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« Pour le dire de manière schématique, écrivent Aglietta et Orléan (2002:24), les économistes ont eu pour habitude de penser le prix en partant de la valeur quand, pour nous, son fondement est à trouver dans la monnaie. »

c) Lever le « voile » de la monnaie. La monnaie est un objet particulier, qui, à plusieurs égards, demeure problématique pour l’analyse économique standard. Celle-ci considère généralement que la monnaie ne relève pas du domaine de l’analyse économique proprement dite. Elle apparaît, en effet, plutôt comme un élément technique, une sorte de « lubrifiant » inventé et utilisé pour simplifier les échanges. Dans cette optique, la monnaie facilite le troc, comme on dit, mais elle ne modifie en rien les rapports d’échange (les prix) qui sont négociés. D’où l’expression que l’on prête à Jean-Baptiste Say : « la monnaie est un voile ». Entendons qu’elle ne fait que recouvrir la « réalité »79 économique sans la modifier. Or, cela tranche avec le point de vue adopté dans le cadrede l’évaluation contingente où les réflexions sur le « véhicule de paiement » visent à rendre le marché hypothétique le plus crédible possible. Il est donc bien question ici de croyance et de confiance en la monnaie. Celle-ci n’est donc pas simplement le support de la rationalité économique individuelle, elle renvoie aussi à la cohésion du collectif. Cela nous amène à une autre tradition de pensée, née du rapprochement de travaux d’économistes, d’historiens et d’anthropologues (Aglietta, Orléan, 2002), pour laquelle la monnaie n’est pas neutre, mais est, au contraire, un élément primordial des processus de socialisation et de médiation qui permettent la possibilité de l’échange. Selon les types d’échange envisagés et les types d’objets échangés, les propriétés de la monnaie qui seront mises à contribution seront différentes. Par ailleurs, dans le cadre de la société marchande, la monnaie est, en même temps, un élément de pacification des relations sociales et d’exacerbation des conflits sociaux, un élément d’intégration et d’exclusion sociales. Elle suscitera dès lors, de la part de certains groupes sociaux, des tentatives régulières de contournement, de substitution d’une forme de monnaie par une autre, etc.

d) Suivre le déplacement des frontières des catégorisations et des institutions de régulation. Les différents éléments considérés - l’environnement, la démocratie et le marchand - ne portent pas sur des éléments immuables. Ils ne recouvrent pas les mêmes objets, selon les époques et selon les sociétés considérées. Nous assistons à des déplacements des lignes de partage entre ce qui est considéré comme étant du naturel et de l’artificiel, entre ce qui est considéré comme du domaine de la citoyenneté et ce qui est en exclu, et entre ce qui relève du domaine de la gestion marchande et ce qui doit impérativement y échapper. Il importe donc de saisir ces déplacements de frontières, ces déformations des contenus des différentes catégories puisqu’elles vont correspondre à des changements dans les processus d’intégration sociale qui prennent en charge les différents types de relation sociale. Karl Polanyi (1944) a bien montré comment, dans chaque société, coexistent différents modèles d’intégration sociale80 qui permettent la reproduction des relations sociales, que cela soit les relations entre humains ou les relations entre humains et non humains.

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En économie, le « réel » s’oppose au « monétaire ».

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