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Résumé

Les confrontations interdisciplinaires ne sont jamais simples - peut-être moins encore quand les disciplines en question travaillent sur les mêmes objets. Tel est le cas de la sociologie et de l’économie. Au cours de ces dernières décennies, le développement de la méthode d’évaluation contingente (MEC) a posé à nouveaux frais la question ancienne du rapport entre processus économiques et sociaux et, de façon corollaire, entre économie et sociologie.

La méthode d’évaluation contingente se présente comme une procédure de révélation directe des préférences et des dispositions à payer (ou à recevoir) des individus pour bénéficier des aménités fournies par certains biens publics - en l’occurrence, pour ce qui nous intéresse ici, l’environnement. Cette méthode, qui utilise un questionnaire, consiste à mettre les individus interrogés en situation d’un échange marchand, à créer une sorte de « marché hypothétique » où ils sont supposés être des demandeurs de biens environnementaux. Dans l’idéal, l’enquêteur et l’enquêté vont faire comme s’ils procédaient à un « marchandage » entre une certaine quantité ou qualité d’environnement et une certaine somme d’argent. Visant au calcul de la variation du bien-être attaché à la modification de l’environnement, cette méthode est censée représenter un élément important de la procédure « d’internalisation des externalités ».

Bien conscients qu’au cours de la « révélation de la valeur65 » s’entremêlent processus économiques et sociaux, les économistes développant cette méthode ont à plus reprises fait appel à des collègues sociologues, afin « d’améliorer la méthode ». Mais bien souvent les apports restaient confinés à la dimension méthodologique de la MEC, ne parvenant pas ou peu à interroger les postulats socio- politiques inhérents à la méthode. Ces collaborations ont parfois pris des allures de mariages forcés, oscillant entre instrumentalisation subie par les uns et déconstruction rejetée par les autres.

Nous proposons une lecture de ces expériences à travers une grille de lecture, suggérée par Michel Callon (1999), qui appréhende les rapports sociologie / économie en termes de « débordement » et de « cadrage ». La MEC apparaît ainsi comme un processus visant à contrôler les « débordements » hors du champ de l’univers marchand et, donc, comme un élément de renforcement du « cadrage » mis en œuvre par les économistes de l’environnement.

Poursuivant notre collaboration entre économiste et sociologue (Claeys-Mekdade, Vivien, 2001), nous nous efforcerons dans un premier temps de comprendre comment le « cadrage » que constitue la MEC s’est élaboré au cours du temps. Elle apparaît en effet comme une procédure tentant d’articuler, voire d’hybrider, trois ensembles d’éléments qui relèvent de l’environnement, de la démocratie participative et de la science en tant que productrice de faits. Pour ce faire, nous ferons un retour réflexif sur la genèse de cette méthode et nous nous intéresserons à son insertion dans le contexte institutionnel et législatif, aux États-Unis et en France.

Dans un deuxième temps, nous nous interrogerons sur les limites du cadrage effectué par la MEC. En nous appuyant sur la littérature et sur nos propres observations de terrain (Claeys-Mekdade et al., 1999), nous pensons que, contrairement à la posture généralement adoptée par les économistes qui appliquent la MEC, les débordements constituent la norme et que le cadrage est un élément coûteux, difficile à mettre en place, et toujours imparfait.

L’enjeu théorique et méthodologique apparaît donc au final, non pas d’endiguer coûte que coûte ces débordements, mais au contraire de les recueillir et les analyser correctement, afin qu’ils participent pleinement de la discussion et des décisions concernant les rapports que tisse la société au sujet de l’environnement. Cela appelle à élaborer une nouvelle façon de faire collaborer économie et sociologie et, plus largement, les autres sciences sociales.

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La méthode d’évaluation contingente se présente comme une procédure de révélation directe des préférences et des dispositions à payer (ou à recevoir) des individus pour bénéficier des aménités fournies par certains biens publics - en l’occurrence, pour ce qui nous intéresse ici, l’environnement. Cette méthode, qui utilise un questionnaire, consiste à mettre les individus interrogés en situation d’un échange marchand, à créer une sorte de « marché hypothétique » où ils sont supposés être des demandeurs de biens environnementaux. Dans l’idéal, l’enquêteur et l’enquêté vont faire comme s’ils procédaient à un « marchandage » entre une certaine quantité ou qualité d’environnement et une certaine somme d’argent. Bien conscients qu’au cours de telles procédures de « révélation » ou de « construction » de la valeur s’entremêlent processus économiques et sociaux, les économistes développant cette méthode ont, à plusieurs reprises, fait appel à des collègues sociologues afin « d’améliorer la méthode ». Ces collaborations ont parfois pris des allures de mariages forcés, oscillant entre instrumentalisation et déconstruction, deux postures se révélant finalement peu constructives en termes d’interdisciplinarité.

Pour explorer d’autres manières d’envisager cette rencontre entre disciplines, nous proposons une analyse du cadre théorique et de la pratique de la MEC à travers une grille de lecture suggérée par Michel Callon (1999), qui appréhende les rapports entre sociologie et économie en termes de « débordement » et de « cadrage ». Ce dernier appelle « exploration des débordements », un processus qui donne au collectif constitué d’êtres humains et non-humains un caractère polycentré et foisonnant. Il désigne par « configuration des cadrages », le processus de clôture et de stabilisation de ce collectif66. Parce que la clôture instituée ne peut être que relative et temporaire, l’auteur suggère que ces deux mouvements, débordement versus cadrage, sont en perpétuelle tension.

Dans une première partie, nous rappellerons que, conformément à l’analyse économique des externalités dans laquelle est s’inscrit d’un point de vue théorique, la MEC privilégie une procédure de « cadrage », laquelle fait la part belle au référentiel marchand. Il n’est pas surprenant dans ces conditions que, parfois à son corps défendant et parfois non, le sociologue soit invité par l’économiste à œuvrer à parfaire ce dispositif de « cadrage ». Dans une deuxième partie, nous chercherons à prendre le contre-pied de cette posture et cette façon d’envisager la rencontre entre disciplines de sciences sociales. Il y a tout lieu de penser, en effet, que les « débordements » prévalent en matière de débat concernant l’environnement et que le « cadrage » de celui-ci est toujours difficile à mettre en place. L’enjeu théorique et méthodologique nous apparaît donc, non pas d’endiguer coûte que coûte ces débordements, mais au contraire de les recueillir et les analyser correctement, afin qu’ils

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« La notion de cadrage, écrit M. Callon (1999:407), désigne cette possibilité de clôture : on règle entre soi, que l’on soit deux ou mille, que l’on communique par les prix ou que l’on prenne la parole pour négocier des contrats, les problèmes d’affectation de ressources ou de transferts de propriété tout en établissant une frontière momentanément imperméable avec le reste du monde. »

participent pleinement de la discussion des termes et des décisions concernant les rapports complexes que tisse la société au sujet de l’environnement. Cela appelle à élaborer une nouvelle façon de faire collaborer économie et sociologie et, plus largement, les autres sciences sociales.

I. Le cadrage normatif de la MEC et les tentatives de « mariages forcés » entre

démarches économique et sociologique

On trouve fréquemment chez les économistes standards l’idée que le « cadrage marchand »67 est la norme, entendu, comme le note Michel Callon (1999:407), au double sens a) de ce qui est le plus fréquent dans les relations sociales et b) de ce qui y serait préférable. Les « débordements » que l’on repère, ici ou là, vis-à-vis de la logique marchande doivent donc être endigués, notamment par le biais de procédures d’évaluation économique telles que la MEC. Cela, d’autant plus, que, selon les partisans de cette dernière, le « cadrage marchand » qu’elle opère est supposé allier les vertus de l’efficience économique et celles de la démocratie. Cette attirance que le cadrage semble exercer sur les auteurs est, comme nous allons le voir, inhérente aux objectifs attribués à la MEC ainsi qu’aux outils méthodologiques qu’elle mobilise.

I.1. Les « externalités » comme défaillances du « cadrage marchand »

Une externalité est une interférence positive ou négative entre les fonctions d’offre et de demande des agents économiques (consommateurs ou producteurs) sans qu’il y ait compensation monétaire pour les dommages encourus ou pour les bénéfices occasionnés par cette interférence68. Dès lors, en présence d’externalités, les calculs des agents économiques sont faussés, ce qui conduit à une mauvaise allocation des ressources, relativement à une situation d’optimum au sens de Pareto. Les externalités sont donc conçues traditionnellement69 comme des « défaillances » du « cadre marchand » qui prennent la forme d’une absence de prix ou d’une mauvaise définition ou spécification des droits de propriété concernant les ressources et les milieux naturels. Le principal mode de révélation des préférences et de coordination des agents économiques étant mis en défaut, il va s’agir, pour l’économie standard, d’avoir recours à des procédures pour pallier à ces « défaillances » et rétablir le jeu des « mécanismes du marché ». Les méthodes d’évaluation

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« Cette notion de cadrage, écrit M. Callon (1999:406), s’applique sans difficulté aux interactions qui intéressent les économistes, qu’il s’agisse de classiques transactions marchandes ou de négociations de contrats. Négocier un contrat, entrer dans une transaction marchande suppose en effet un cadrage de l’action sans lequel aucun accord ne pourrait être trouvé. »

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L’économie standard - voir, par exemple, F. Bonnieux et B. Desaigues (1998:20) - distingue les « externalités technologiques » et les « externalités pécuniaires ». L’interférence que représentent cette seconde catégorie d’externalité se traduit par l’intermédiaire du système du prix., elle ne retient donc généralement pas l’attention des économistes de l’environnement.

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M. Callon (1999:407) écrit : « Le cadrage définit l’efficacité du marché, puisque dans cet espace clos d’interactions, chacun peut tenir compte du point de vue de chacun lorsqu’il prend une décision. Ainsi peut-on dire que les externalités ne sont rien d’autres que la conséquence d’imperfections ou de défaillance dans le cadrage. »

économiques de

l’environnement font partie de ces dispositifs théoriques et pratiques destinés

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