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Nous avons donc classé en trois catégories les différents exemples de « traductions » des APC que nous avons relevées sur le terrain : 1) les logiques d’ajustement; 2) les logiques de dépassement et; 3) les logiques d'innovation. Ce que nous observons n’est pas le simple reflet d’une application neutre et automatique du contenu des APC. Ces logiques, bien que faisant l'objet de préparations et d'anticipations de la part des agents de l'entreprise ou de ses représentants (identification et qualification des acteurs, estimation des compensations, etc.) demeurent largement imprévisibles a priori et dépendent des rapports qui s'installent chemin faisant.

1) Les logiques d’ajustement

L’analyse de la mise en œuvre de ces APC nous montre qu'il existe une marge de manœuvre appréciable dans la traduction de leur contenu. La formulation relativement floue des éléments et des objectifs qu’ils contiennent permet de moduler les compensations.

Parmi les nombreux exemples que nous pouvons citer à cet égard, dans le cas du PMVI de l’entreprise québécoise, la formulation du seuil de financement des projets de mise en valeur ou de développement régional (pour les MRC seulement) soumis par les MRC ou les municipalités précise

qu'il peut atteindre 1 % du coût de la ligne THT. Cette formulation en termes de « possibilité » plutôt que d'obligation donne lieu à des interprétations et des négociations dans lesquelles l’entreprise a le dernier mot. Il en va de même avec le Protocole pour l’insertion des réseaux électriques dans

l’environnement. Par exemple, l’entreprise française s’engage à l'article 3 à co-financer le Fonds

d’aménagement des réseaux (FAR) pour chaque nouvelle ligne construite à une hauteur qui pourra atteindre 5 %.

Dans le même sens, au sujet des indemnités agricoles, les interprétations et les négociations portent sur l’estimation des « pertes » encourues par le propriétaire ou l’exploitant agricole. La marge de manœuvre est ainsi liée au caractère subjectif d’un « objet naturel » et surtout de l’estimation des dommages et inconvénients instantanés (lors de la construction) et permanents de la ligne. Le statut et l’expérience du propriétaire ou de l’exploitant de ce genre de négociation ont un effet certain quant à la fixation finale de la compensation. Nous avons observé que certains acteurs locaux refusent systématiquement les premières offres des entreprises afin de faire grimper le montant des compensations.

Le cas de la ligne en milieu rural québécois a montré, par exemple, que l'application des éléments de l'entente entre l’UPA et l’entreprise ne va pas de soi. En effet, les compensations versées aux propriétaires exploitants pour les pertes en ressources forestières, lors de l'aménagement du corridor, sont souvent l'enjeu de négociations. Le projet se situant en zone sylvicole, certains agriculteurs ont fait appel à leur syndicat pour exiger une augmentation des compensations prévues pour la perte d’érables et pour la remise en état des infrastructures de collecte de l’eau d’érable (tubulures). Pour obtenir un accord et éviter un blocage, une révision des estimations a eu lieu. La même logique existe aussi pour la remise en état des terres à la suite des travaux, autre principe de l'entente. Les travaux et des aménagements font ainsi l’objet de négociations. Les aléas du territoire sont facilement sources d'interprétation et des ajustements ont lieu afin d'arriver à un accord.

La situation est identique pour le cas rural français. La valeur des terres et l’espace d’occupation des pylônes s’avèrent peu flexibles par rapport à l’évaluation de la quantité et de la qualité des arbres qui devront être abattues. C’est donc autour de cet objet que s’articule la négociation. En définitive, les agents des entreprises négocient, à l’abri de directives précises et contraignantes, les conditions des accords potentiels avec les acteurs concernés par le projet. Cette marge de manœuvre permet des ajustements en fonction des ressources et des stratégies que développent les acteurs.

2) Les logiques de dépassement

Si les logiques d'ajustement sont courantes et relativement prévisibles90 dans la mesure où les APC se veulent des outils souples dans le but d’atteindre le consensus, la mise en œuvre de ceux-ci donne aussi lieu à des dépassements des principes et des éléments prévus. Par dépassements, nous désignons les initiatives qui sortent des cadres proposés mais en s’inscrivant toutefois dans l’esprit de ceux-ci.

Dans le cas du PMVI, on peut mentionner l’acceptation de financer des projets de mise en valeur qui dépassent le cadre prévu par les critères de l’entreprise. En effet, des maires ont pu réaliser des projets comme des terrains de football ou des entrepôts à abrasifs qui a priori ne répondaient pas aux critères prévus dans l’APC. Si, à une époque, il a semblé exister une certaine souplesse à cet égard, il y a eu par la suite un resserrement, car il en allait de la crédibilité du PMVI et de l'image de marque de l'entreprise91.

Il en va de même pour l’application du Protocole dans les cas français. En fonction de la force d’opposition des élus, le nombre de kilomètres enfouis de ligne basse ou moyenne tension prévu dans le Protocole (autant que le nombre de kilomètres de nouvelle ligne THT) est dépassé dans un très grand nombre de situations. Ce fut le cas pour les deux projets. Les maires n’ont pas manqué à chaque fois de le faire savoir. De plus, il y a eu dans plusieurs cas, sous la pression des maires, une augmentation appréciable des travaux d’aménagement pour réduire l’impact visuel de l’ouvrage.

Enfin, mentionnons que les ententes liant les entreprises au monde agricole font également l’objet de dépassements importants. Bien que ces ententes soient relativement formalisées par des conventions qui renvoient à des barèmes précis, il est fréquent d’observer des remises en état ou des aménagements réalisés sur les propriétés qui vont au-delà de ce qui pourrait être raisonnablement justifié. L’exemple de dépassement le plus manifeste dans le cas de la ligne en milieu rural concerne un petit groupe de propriétaires qui sont arrivés à une entente avec l’entreprise suite à une longue opposition et une négociation éprouvante se déplaçant à Paris. Les compensations en argent et en travaux avaient dépassé largement les paramètres des ententes cadres.

Si les logiques d’ajustement sont possibles grâce à la formulation relativement floue des APC (principes et objectifs), les logiques de dépassement s’expliquent par ailleurs selon nous par l’absence de caractère juridique des APC et également par la capacité de payer des entreprises d’électricité. Les

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Bien qu’il soit prévisible que les APC laissent place à des ajustements, il demeure difficile de prévoir quels acteurs en bénéficieront.

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Le PMVI a d’ailleurs connu une évolution importante permettant aujourd'hui le financement de projets à caractère économique pour les municipalités comme des infrastructures d’accueil, des produits touristiques, l’enfouissement des lignes de distribution dans les bourgs ou tout autre projet s’inscrivant dans le secteur de l’économie sociale.

APC apparaissent donc comme des cadres d’échanges qui, chemin faisant, peuvent être débordés assez facilement afin d’atteindre un accord entre les parties en fonction du rapport de force qui s’installe. Ils seront d’autant plus dépassés si la formulation juridique est faible, le rapport de force élevé et si les entreprises ont de grandes capacités de compensation.

3) Les logiques d’innovation

Cette dernière catégorie de logique concerne les actions de « rupture » avec le cadre des APC. Il s’agit de situations dans lesquelles la négociation pousse les parties à s’entendre sur des éléments de compensation qui en termes qualitatifs et quantitatifs ont très peu ou pas à voir avec ceux proposés par les APC. Les innovations se caractérisent par l’originalité des compensations ou la taille de celles- ci.

La négociation entourant le projet en milieu urbain québécois a laissé place à plusieurs logiques d’innovation qui sortent du cadre du PMVI. En effet, la première des deux municipalités concernés et l’entreprise ont conclu une entente visant à donner à la ville les moyens d'acquérir la moitié des terrains nécessaires à l'aménagement d'un parc à proximité du passage de la ligne. La somme en jeu dépassait par dix fois le montant que le PMVI prévoit normalement et a demandé l’intervention directe du vice-président régional de l’entreprise. De plus, cette dernière a consenti à enfouir, à la demande de la seconde municipalité concernée, plusieurs kilomètres de ligne de distribution, et ce, sans pour autant avoir obtenu l’accord formel de cette municipalité sur le projet de ligne de transport. Ces deux initiatives sont le résultat de longues discussions et négociations avec les hauts responsables des organisations impliquées et ont exigé ainsi des dérogations aux manières de faire habituelles afin d’obtenir un accord, du moins en ce qui concerne la première municipalité92.

Pour le cas français en milieu urbain, un “ gentlemen‘s agreement ” entre d’un côté le maire principalement concerné et opposant au projet et de l’autre, l’entreprise, en présence du sous-préfet, s’est construit autour d’un vaste projet d’aménagement de la commune. Cette entente non-écrite prévoyait une participation importante de l’entreprise au projet de base de loisirs de la commune qui impliquait entre autres, la construction et l’entretien d’une infrastructure de loisir. L’opposition ferme de la commune principalement « impactée », notamment par l’organisation d’un référendum sur le projet, explique cette « innovation ».

Le cas de la ligne en milieu rural français a aussi donné lieu à des logiques d’innovation entre l’entreprise et certains acteurs importants. Mentionnons premièrement le soutien au financement

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Un autre projet, la ligne Radisson-Nicolet-Des Cantons, célèbre en raison de la répercussion médiatique qu'il a connue, a aussi donné lieu à des innovations intéressantes. Des ententes ont été signées avec deux groupes d'opposants. A ce sujet voir Gariépy (1991) et Gauvin (1992).

d’une étude pour la création d’un label régional du mouton, à la demande du Conseil régional. Deuxièmement, il a été convenu, pour l’un des deux Départements, sous la pression d’un de ses députés, ex-ministre de l’Environnement, de permettre qu’une partie des fonds du FAR (5 % prévu pour l’enfouissement) serve au développement économique de la filière fromagère, permettant ainsi de comptabiliser cette aide pour les fins d’une demande de financement au niveau européen.

Le développement de logiques d’innovation, possible en raison de l’absence de cadre juridique précis des APC, dépend directement du rapport de force qui existe entre les entreprises et les autres acteurs. Ces logiques concernent essentiellement les municipalités de grande taille (voire des entités politiques encore plus importantes – Département, Conseil régional) et correspondent aux situations ou celles-ci, se retrouvent en situation de quasi-monopole avec l’entreprise. Dans ces situations, le cadre des APC semble insuffisant pour atteindre un accord et la haute hiérarchie des entreprises est parfois amenée à s’impliquer.

La mise en œuvre des APC, le Protocole en France, le Programme au Québec et les ententes avec les représentants du monde agricole se traduit par des logiques d’action qui varient de manière importante d’un cas à l’autre, d’un acteur à l’autre. De l'ajustement à l’innovation, en passant par le dépassement des principes et des objectifs contenus dans les APC, l’égalité de traitement des acteurs est loin d'être garantie. Les APC mettent en scène des stratégies et des tactiques éprouvées en fonction des capacités d’apprentissage des acteurs qui peuvent jouer sur la dimension temporelle et pour laquelle l’ouverture des audiences publiques, le début des travaux, la DUP ou le décret agissent comme des étapes significatives. La formulation imprécise et l’absence de cadre juridique produisent des traitements très inégalitaires qui s’expliquent par le rapport de force que sont à même de construire les acteurs face à l’entreprise dans la définition des compensations. C'est là, le point le plus critiquable de l'approche contractuelle selon C. A. Morand (1991). Or, comme le précise également J. Valluy, (1998, p. 52).

« Le principe d’égalité suppose que les normes de références soient suffisamment précises pour réduire la part d’arbitraire inhérente à toute action de mise en œuvre (interprétation du texte, appréciation des situations concrètes visées par le droit, etc.) et ce afin d’assurer aux administrés une certaine égalité de traitement lorsqu’ils se trouvent dans des situations similaires ou relèvent d’une même catégorie juridique ».

En ce sens, l’un des principes de l’État de droit, celui de l’égalité des administrés, se trouve remis en question dans la mise en œuvre des APC. Ainsi, le principe de l'égalité du traitement s'effrite au profit d'une traduction des décisions "sur-mesure" aux rapports de force. « A l’utopie de ce « contrat » général [Contrat social] semble se succéder aujourd’hui celle de la prolifération vertueuse de petits contrats épars, disjoints, localisées » (Valluy, 1998, p. 53). Or, il ne faut pas oublier que l’ensemble de ces interprétations et négociations se fait toujours avec la possibilité d'avoir recours à l'expropriation ou de la mise en servitude. Le cadre juridique ou en d’autres termes, les instruments classiques

d’action continuent d’exister en cas de refus des compensations des acteurs locaux. Ceci constitue un puissant incitatif pour accepter les compensations et donc l'infrastructure93. Car comme nous l'avons déjà mentionné, en cas d'expropriation ou de mise en servitude, les élus locaux risquent de ne rien toucher alors que les propriétaires et les exploitants obtiendront sûrement moins que ce que prévoient les ententes.

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