sociales modernes
1. La sociologie durkheimienne
À la fin du XIXème siècle, alors que l’économie souffre encore d’une faible présence
académique, Durkheim manifeste des ambitions hégémoniques qui visent à intégrer l’analyse des faits économiques à la sociologie. L’objectif est clair : remplacer les méthodes de l’économie par celle de la sociologie durkheimienne (Steiner, 2005, p. 26). Si Durkheim a étudié les travaux de certains économistes de l’époque, il doute de leur intérêt : « Je souhaite que la lecture des économistes vous serve plus qu’elle ne m’a servi », écrit-il à Célestin Bouglé. « J’y ai passé plusieurs années et je n’en ai rien retiré sauf ce que peut apprendre une
expérience négative. Il est vrai que, par cela même, il y a là un champ vierge d’exploration. Avec la statistique et l’histoire, on y ferait sans doute de belles découvertes » (cité par Steiner, 2005, p. 21). Steiner lui-même ne précise pas qui sont les économistes lus par Durkheim.
Cependant, on peut trouver des indices dans la bibliographie de la thèse de Durkheim sur la
30
Saint-Simon, de même que John Stuart Mill, Adam Smith, Albert Schäffle, Gustav von
Schmoller et Karl Marx.
Jugeant la perspective des économistes trop réductrice, Durkheim suggère de nouvelles pistes pour l’étude des faits économiques : l’histoire, la statistique et surtout la méthode sociologique doivent permettre de rendre l’économie plus scientifique. Il souhaite « dépasser la connaissance économique savante de son temps : les faits économiques sont des
faits sociaux et sont redevables d’une approche sociologique fondée sur la prise en compte
des représentations collectives et, plus généralement, des institutions sociales » (Steiner,
2005, p. 22). Au tournant du siècle, Durkheim s’éloigne de l’étude des faits économiques et
de la critique des économistes. Pour exemple, au sein de L’Année sociologique – qu’il a créée
en 1897 – il n’écrit pas dans la section « sociologie économique » alors qu’il écrit pour toutes
les autres. François Simiand, un de ses collaborateurs au sein de la revue, incarne désormais l’analyse durkheimienne des faits économiques, laquelle s’oppose à l’approche des économistes, en particulier des libéraux et des marginalistes.
Simiand est le « responsable incontournable » de la section de sociologie économique
au sein de L’Année sociologique. Né en 1873 dans une famille d’origine assez modeste,
Simiand réalise une scolarité qualifiée de « méritante », entrant à l’École normale supérieure à l’âge de vingt ans, il est reçu major de l’agrégation de philosophie trois années plus tard, en 1896. Après avoir rejoint la Fondation Thiers, il s’éloigne de la philosophie et se consacre à l’économie et aux questions sociales. Membre de la première équipe de L’Année sociologique, « il demeure sans discussion le principal promoteur de la sociologie économique en France » (Frobert, 2000, pp. 9–11). Il faut souligner, ici, l’important travail de
recension réalisé dans la revue durkheimienne : plus de 1800 livres et articles sont recensés
entre 1897 et 1912. Dans la section économique, les travaux allemands et anglo-saxons
31
Avec ce bagage intellectuel, Simiand est d’ailleurs nommé à la chaire d’économie politique
du Conservatoire national des arts et métiers en 1919 (Gislain et Steiner, 1995, p. 13) et
devient membre du comité de rédaction de la Revue d’économie politique entre 1925 et 1932 ;
mais sa contribution y reste très limitée (Borghetti, 2005, p. 103). À une époque où les
frontières disciplinaires sont poreuses en science sociale, Simiand peut légitimement
revendiquer la nature économique de ses travaux.
Avant de remplacer les méthodologies économiques existantes que Simiand regroupe sous le terme d’ « économie traditionnelle », il fallait d’abord en montrer les faiblesses. Dans les premiers chapitres de La méthode positive en science économique, Simiand (1912) présente les écueils de l’« économie traditionnelle ». Par ce terme, « Simiand désigne aussi bien l’économie libérale française (Clément Colson, par exemple), l’école autrichienne de Eugen von Böhm Bawerk – au travers d’une critique de Adolphe Landry – et Schumpeter, ou encore l’économie pure mathématique de Pareto, Irving Fisher, Stanley Jevons et Alfred Marshall » (Steiner, 2005, p. 103). Il rejette la scientificité des travaux de ces économistes, car
ils produisent « une discipline appliquée et finaliste, avant et au lieu d’être une discipline de
science proprement dite » (Simiand, 1912, p. 6). Ainsi, d’une part, il reproche aux économistes de ne pas faire la distinction entre la connaissance positiviste et l’art de cette connaissance, c’est-à-dire son application dans le monde réel (sur cette distinction, voir Colander, 1992) ; d’autre part, il considère que le caractère finaliste de l’économie
traditionnelle provient de la construction des hypothèses. En effet, les résultats des
économistes traditionnels proviennent d’une démarche abstraite sans méthode d’observation
du réel, aboutissant à des résultats qui émanent uniquement d’hypothèses irréalistes.
Les hypothèses qui découlent des abstractions des économistes ne sont que « des idées, que l’esprit de l’auteur forme à l’occasion, sans doute, de certaines données objectives originelles, mais qu’il forme librement, sans le souci immédiat d’une correspondance avec les
32
faits […] par sa seule faculté rationnelle de déduction, de présomption, d’imagination. » (Simiand, 1912, p. 58) Dès lors, les hypothèses qui en découlent sont « conceptuelles » ou
« idéologiques » et n’ont pas de prise sur le réel. Quand bien même ces raisonnements, fondés
sur ces hypothèses initiales, aboutissent ; les économistes ne font que chercher quelques
exemples pour confirmer leurs travaux, sans mettre en place une méthodologie de confrontation avec la réalité. C’est le cas, par exemple, des « économistes mathématiciens [qui] n’hésitent pas à donner valeur de science à leurs constructions hypothétiques avant qu’elles soient contrôlées par les faits » (p. 130).
Simiand reproche aussi aux économistes de vouloir produire des conseils
économiques. Pour lui, la discipline ne peut pas apporter des solutions si elle souhaite
acquérir le statut de science, son application devant être une branche distincte de la discipline.
Cela implique de faire évoluer les questionnements des économistes : ils doivent arrêter de s’interroger sur la façon d’aboutir à un résultat, c’est-à-dire à une situation économique déterminée en amont. Pour devenir scientifiques, les économistes doivent chercher une
« explication causale, à forme de loi » (p. 183). La science économique doit mettre en
évidence les causes et les effets des phénomènes économiques et pour cela Simiand recommande qu’elle s’appuie sur l’observation pour saisir la réalité économique, sans rejeter l’abstraction et la formation d’hypothèses, comme nous allons le voir.
Dès lors, rien n’est à garder : « la discipline économique ne sera proprement science qu’à la condition de prendre une toute autre voie, et de se fonder sur une toute autre base » (p. 83). On perçoit les contours de sa critique dans sa définition de la discipline économique :
« Je pars d’un postulat, de l’unique postulat que la science économique a pour objet de connaître et d’expliquer la réalité économique. […] elle n’a pas pour objet de construire un idéal économique ou de déterminer une pratique économique, même rationnelle : ces deux
33
derniers objets sont assurément objets de recherche légitime, de recherche utile, importante,
indispensable même peut-être, mais ils sont proprement les objets d’une discipline normative et d’une discipline pratique (art ou science appliquée) qui sont à distinguer nettement de la science proprement dite. » (p. 179)
Pour étudier les faits économiques, Simiand recourt à l’abstraction, mais, à rebours des économistes traditionnels qui restreignent l’abstraction à une hypothèse qu’ils suivent afin d’obtenir des résultats qui seront confrontés à la réalité, Simiand utilise l’abstraction pour imaginer l’ensemble des hypothèses envisageables. Une fois ce maximum de situations imaginées, il faut tester vis-à-vis du réel ces hypothèses afin de les modifier ou de les repousser. C’est à partir de cette sélection d’hypothèses qu’il sera possible de construire une réflexion. Simiand voit dans cette méthode qualifiée d’ « expérimentale objective » (p. 202), une manière d’éviter l’arbitraire des hypothèses qui, en raison de l’application d’une approche non méthodique, proviennent du simple jugement et ressenti des économistes traditionnels.
Une fois que les hypothèses sont suffisamment proches de la réalité, on peut alors faire
émerger des lois et identifier des systèmes économiques.
Pour Simiand, l’étude du système économique opère à trois niveaux : les faits
économiques, les interactions entre les faits économiques eux-mêmes et les interactions entre
les faits économiques et les autres faits sociaux. Pour l’étude des faits économiques eux-
mêmes, par exemple, les régimes de productions ou la monnaie, il est nécessaire de définir et
de décrire chaque phénomène ainsi que de réaliser une étude qualifiée de génétique, c’est-à- dire centrée sur l’évolution de ce phénomène économique : on peut parler d’une approche historique. À quoi s’ajoutent des études sur la fonction des faits économiques dans le système économique. C’est dans ce cadre qu’il faut étudier les interactions entre les faits économiques eux-mêmes, puis entre faits économiques et faits sociaux (religion, institutions politiques,
34
économique. De la sorte, sa méthodologie permet de réintégrer l’économie dans le giron des sciences sociales en évitant l’écueil des économistes traditionnels, celui d’« expliquer un phénomène de nature sociale par des phénomènes individuels qui justement dérivent de ce
phénomène social lui-même et n’existent que par lui » (p. 201–202).
Les économistes ne restèrent pas hermétiques aux travaux de Simiand. Si certains d’entre eux soulignent l’important travail de recension réalisé dans L’Année sociologique, ils sont unanimement critiques sur la méthode proposée. L’emploi des statistiques est salué mais ils considèrent que son travail n’est qu’une « observation de faits bruts », trop empirique
(Steiner, 2005a, pp. 116‑118). Nous verrons dans la partie suivante qu’au sortir de la Seconde
Guerre mondiale, les propositions de Simiand seront pour partie reprises par les économistes
réalistes.
L’ambition hégémonique de la sociologie durkheimienne concernait l’ensemble des sciences sociales y compris l’histoire. En 1903, Simiand publie « Méthode historique et Science sociale », un article dans lequel il souligne les égarements de histoire de l’époque,
trop concentrée sur les grands hommes, les biographies, l’évènement ; une histoire qui n’arrive pas à des lois et ne produit pas d’explication scientifique.6
Il n’est donc pas étonnant
que certains historiens comme Lucien Febvre considèrent que les sociologues durkheimiens
« s’annexaient en maîtres l’histoire » (Dosse, 2013, p. 108).
Si la sociologie durkheimienne jouit d’un certain prestige à la fin de la Première Guerre mondiale, elle reste institutionnellement marginale, ce qui rend difficile son
renouvellement (Heilbron, 1985). Elle n’est presque pas enseignée car les postes obtenus sont rarement des lieux d’enseignement (Simiand est à la IVe
section de l’EPHE puis au Collège
de France, Marcel Mauss est à la Ve section de l’EPHE puis au Collège de France, Halbwachs
6
35
devient professeur à la Faculté de Strasbourg en 1919 et seul Célestin Bouglé a une place
centrale en tant que professeur à la faculté de lettres de Paris, puis directeur de l’Ecole
normale supérieure à partir de 1935). De plus, Heilbron souligne la difficulté de « poursuivre une stratégie d’autonomisation (ou de professionnalisation) » à la suite de la mort de Durkheim et d’une grande partie de ses disciples pendant la Première Guerre
mondiale (p. 211). À cela s’est ajoutée la concurrence d’un certain nombre d’historiens qui
revendiquent le statut de science sociale pour l’histoire et qui « reprendront l’essentiel du
programme de François Simiand » tout en revendiquant une ambition intégratrice et non
hégémonique pour la discipline historique (Dosse, 2013, p. 107).