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l’avènement du programme des aires culturelles

2. L’opposition des économistes à Labrousse et ses disciples

Labrousse reprend sa formation universitaire au sein de la faculté de droit de Paris, en

1919, après avoir tenté une licence de lettres en 1913 car il souhaitait comprendre « les

conditions objectives qui ont rendu possible la Révolution » (Borghetti, 2005, p. 29). À l’époque, il est attiré par le droit ; il prête même serment à l’ordre des avocats en 1920 (Borghetti, 2005, p. 90). C’est seulement au cours de sa formation doctorale en 1924 que

Labrousse commence à se plonger dans la discipline économique (p. 91). Il écrit sa thèse de doctorat sous la supervision d’Aftalion et de Oualid. Il la termine en 1932. L’Esquisse du mouvement des prix et des revenus en France au XVIIIe siècle est accueillie avec enthousiasme par les économistes : il reçoit de nombreux prix pour sa thèse, dont le prix

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Vauters de la meilleure thèse en science économique et le prix de l’Académie des sciences morales et politiques. Les rapports sur la thèse montrent qu’elle est appréciée (p. 95-96). Labrousse tente alors l’agrégation d’économie à laquelle il échouera deux fois en 1932 et 1934. Il ne rend pas sa copie la première fois et ne se présente pas au concours la seconde

fois (p. 97). N’ayant pas satisfait aux critères académiques qui lui auraient permis d’obtenir

un poste au sein des facultés de droit, il doit trouver une solution. Il est finalement accueilli au sein de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes en 1935, en remplacement de Simiand, pour un enseignement d’Histoire et statistique économique. Deux années plus tard, il obtient une direction d’études (p. 99). À cette date, il rencontre Georges Lefebvre, professeur d’histoire à la Sorbonne où il débute un doctorat de lettres, qu’il soutiendra en 1943, sous sa direction. En 1945, il récupère l’ancienne chaire de Marc Bloch à la Sorbonne, dont il avait déjà occupé la vacance lorsque le fondateur des Annales s’était engagé dans la résistance.198 En 1947, il est membre de la première équipe d’enseignants nommés à la VIe

Section par un transfert de son

poste de la IVe. S’il ne fait pas partie de l’équipe dirigeante ni du comité de la revue des

Annales, il occupe néanmoins un rôle important. En effet, la VIe Section ne peut attribuer de doctorat et c’est souvent par son entremise que les élèves de la section, en particulier les historiens, pourront valider leur thèse au sein de la faculté de lettres de Paris. Coutau-Bégarie

(1989) explique qu’il a eu une influence considérable sur les doctorants en histoire économique tout d’abord à travers ses écrits mais aussi par sa position institutionnelle : « les thésards qui choisissent l’histoire économique se dirigent naturellement vers Ernest Labrousse » (p. 293). Il dirigea jusqu’à quarante thèses au début des années 1960 (p. 130). C’est l’approche labroussienne, centrée sur le long terme, qui est restée dominante en histoire

198 Fiche maitron, consulté en ligne le 30 août 2018, http://maitron-en-ligne.univ-

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économique dans les années 1960. Jusqu’au milieu des années 1970, certains historiens considéraient même qu’« aujourd’hui, toute l’école historique française est labroussienne ».199

Comme nous l’avons vu, la position académique de Labrousse était instable au début de sa carrière. Son positionnement méthodologique au croisement de l’économie et de l’histoire est aussi singulier. De sa formation d’économiste, Labrousse va conserver certains outils, comme « les instruments fondamentaux du marginalisme » (Borghetti, 2005, p. 44),

sans leur accorder une place importante dans ses travaux. De manière générale, Labrousse se

donne « une certaine liberté […], non sans un certain arbitraire, [dans] ce qui lui est utile dans

la théorie économique » (p. 44). Ses influences principales sont ailleurs. Tout d’abord Marx, même s’il ne se considère pas marxiste et ne travaillera pas à développer les thèses de ce dernier. Cependant, il perçoit le « marxisme comme [un] répertoire d’hypothèses et de

problématiques de recherche » (p. 62). Surtout, les travaux les plus influents sont ceux de

Simiand : « Mes liens avec Simiand ont été avant tout méthodologiques. C’est-à-dire essentiel. Je l’ai toutefois à peine connu d’une façon directe. Un de mes regrets est de n’avoir jamais suivi son enseignement. Il était pour moi le fondateur admiré de l’école positive »

(« Entretiens avec Ernest Labrousse », 1980, p. 112–113). Il est proche de ce dernier dans son

positionnement par rapport à la discipline économique. Par exemple, il critique l’abstraction

excessive des économistes, qui aboutit à produire des connaissances « idéales » mais trop théoriques. Dans ses travaux, il introduit de l’historicité, grâce à des observations empiriques, afin de coller plus finement à la réalité. Son travail consiste à « rechercher des lois causales à partir de l’identification de relations stables entre des régularités répétées » dans les phénomènes économiques (Borghetti, 2005, p. 120). Dès lors, cet apport devient

« indispensable à la science économique » ; c’est ce qu’il nomme l’esprit historique qui

manque à la discipline économique, car il intègre des domaines à étudier plus nombreux que

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les économistes. Comme il l’écrit : « l’économiste s’applique à retrouver une loi. L’historien- économiste à retrouver des lois. » (cité p. 122)

Si Labrousse échange peu avec les économistes, ses élèves s’en chargeront. De

Rouvray (2005, p. 213-224) relate une controverse entre les économistes et les historiens

économiques, durant les années 1960, sur l’utilisation des outils de la comptabilité nationale

afin de déterminer les revenus nationaux – et leurs composants – depuis le XVIIIème siècle.

Cette controverse oppose les historiens et anciens élèves de Labrousse, d’un côté ; à Jean

Marczewski, un économiste polonais, de l’autre. Ce dernier a soutenu sa thèse d’économie à la faculté de Paris. Spécialiste de comptabilité nationale, il travaille au sein de l’ISEA avec Perroux à cette époque et avait obtenu un bourse d’étude de la fondation Rockefeller en 1952

(Tournès, 2013, p. 306). Marczewski promeut l’application de la méthode proposée par

Simon Kuznets qui permet de mettre en lien les différentes variables économiques de l’économie afin d’obtenir des bases de données plus complètes et objectives, car dépourvues de biais personnels dans la sélection des données. Comme le souligne Asselain (2009), l’ambition du projet est de « reconstituer les données manquantes avec une marge d’erreur comparable à celle des données observées » en étudiant le poids respectif des secteurs dans leur participation au revenu national grâce à l’établissement de comptes de la nation, obtenu grâce aux outils de la comptabilité nationale (p. 3). L’économiste polonais explique aux

historiens que cette méthode les aidera dans leur recherche afin que leur travail soit « plus compréhensible, précis et “objectif” » (de Rouvray, 2005, p. 214). Les historiens sont furieux de ces recommandations car Marczewski s’appuie surtout sur le travail d’économistes. Il lui est reproché de n’avoir pas pris en compte les travaux d’histoire économique quantitative. Certains ont vu dans cette controverse la réticence des historiens vis-à-vis des modèles

mathématiques ainsi que l’expression de différences idéologiques entre économistes

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constitution des bases de données et non sur la quantification à laquelle les historiens ne sont

pas opposés. « Pour les Annalistes, le défi consistait à fournir des données réelles et détaillées

et à se fier à aucune estimation, ou aussi peu que possible. En revanche, Marczewski avait fait

valoir que la capacité de produire des données là où il était impossible de les trouver était

l'une des vertus de l'approche comptable, et que ces données créées étaient autant voire plus

objectives que d'autres chiffres, car elles étaient le produit inévitable d'un cadre prédéfini, et

non le résultat du choix d'un chercheur » (p. 216). Les Annalistes s’opposaient à cette approche, n’étant pas convaincus de la méthode pour estimer ces nouvelles données et soulignaient qu’un chiffre n’est pas vrai par nature. Pour les historiens, il existait une

différence de statut épistémologique entre les données qui avaient été estimées et celles qui avaient été retrouvées ou construites grâce à des documents d’archives. À leurs yeux, il était préférable de ne pas avoir de données plutôt que d’avoir des données mal produites. L’historien Pierre Chaunu, cité par de Rouvray, déclarait ainsi en 1964 : « Ou bien [le travail] adopte le rythme prudent des constructeurs d’indices d’activité, ou bien [il] remplit, coûte que

coûte ses colonnes en recourant largement à la folle du logis. En agissant ainsi il contribue à masquer la réalité. Elle n’avance pas, elle recule » (p. 217). Cette citation signale l’importance des conditions matérielles de la recherche.

Au vu des échanges entre historiens et économistes, on s’aperçoit que les premiers considéraient que le travail nécessaire à réaliser une base de données répondant à leur critère d’objectivité était long et coûteux alors que celui réalisé par les économistes l’était beaucoup moins. Les économistes, de leur côté, ironisaient sur la capacité des historiens à produire des données avant l’an 2000, c’est-à-dire 40 ans plus tard. Il faut ici rappeler le contexte matériel de la recherche pour les deux groupes. Les historiens, par le truchement la VIe Section et de la nouvelle Maison des Sciences de l’Homme, disposaient de financements ainsi que des lieux de publication et de diffusion pour leurs travaux. De leur côté, les économistes étaient

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financés pour cette recherche au sein de l’institut de Perroux, sur un important programme porté par Kuznets ; mais les fonds accordés ne l’étaient que pour une durée de trois ans. Pour

de Rouvray : « le fait que Kuznets ne leur ait accordé qu’un financement pour trois ans a

limité le comportement de Marczewski et de son équipe, les contraignant à changer leur

horizon temporel ; leur activité avait lieu sur un terrain de jeu beaucoup plus large -

l'économie internationale pour aider à la prise de décision publique » (pp. 222-223).

Ici, nous avons un exemple concret de l’impact des conditions du financement de la recherche sur la recherche en sciences sociales. En France, les économistes ont réussi à obtenir des financements en répondant à des commandes de court terme, ce qui n’était pas le cas d’autres chercheurs en sciences sociales, en particulier les historiens, qui ont bénéficié de financements étatiques plus stables. Dans le cas que nous venons de développer, on peut constater que les contraintes liées à la temporalité de l’expertise ont abouti à une approche différente que celle proposée par les historiens qui inscrivaient leur recherche dans un temps

plus long.

Nous avons montré que la politique de financement de la recherche des sciences

sociales en France à partir des années 1950, a aiguillé les objets de la recherche en fonction

des besoins en connaissances des mécènes. Délaissées par l’État car considérées comme

inutiles, les sciences sociales seront financées par des sources extérieures parmi lesquelles les

fondations américaines très marquées par les préoccupations de la guerre froide. Ces financements ont favorisé d’autres sciences sociales que l’économie au sein de la VIe

Section et ont abouti à étudier les faits économiques par des approches différentes. L’impact sur la discipline économique fut hétérogène : nous avons vu que si l’anthropologie économique a été

ignorée par les économistes, les débats entre historiens économiques et économistes ont, eux,

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À partir des années 1950, la discipline économique décline au sein de la VIe Section de l’EPHE. Après avoir eu une place fondamentale lors de la création, elle s’est effacée au profit d’autres disciplines, en particulier l’histoire. Face à cette situation, des réactions se produisent qui sont l’objet de notre dernier chapitre.

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Chapitre 4 : L’économie est morte, vive l’économie ! Les économistes

modélisateurs intègrent l’EHESS

Après avoir étudié le déclin de la discipline économique suivant le développement du

programme des aires culturelles au sein de la VIe section, nous allons maintenant considérer la

réaction des économistes à ce contexte institutionnel plutôt défavorable. En particulier, nous expliquerons pourquoi, en l’espace de deux décennies, les chercheurs en sciences sociales vont s’accommoder du sursaut de la discipline économique dans leur institution ainsi que de son éloignement par rapport à leur discipline. Ainsi, nous allons chercher à comprendre

comment la discipline économique a dû se réinventer pour survivre au sein de la VIe Section puis de l’EHESS.

Dans un premier temps, nous nous arrêtons sur les tentatives de développement de la

discipline économique dans le cadre imposé par Braudel. Devant le refus de Braudel de

financer les travaux économiques, les économistes sont contraints de produire des connaissances utiles aux pouvoirs publics et à l’industrie tout en conservant une méthodologie pluraliste. Contraints de développer leurs centres de recherche à l’extérieur de la section, les

économistes peinent à insérer la discipline économique au sein de l’institution, laissant même

entrevoir sa disparition pure et simple.

Dans un second temps, nous revenons sur l’arrivée de l’historien Jacques Le Goff à la tête de la section. Cet événement va encourager un regain d’intérêt pour la discipline économique alors que Braudel était resté sourd aux mises en garde des économistes en place.

Ce revirement a été accéléré par Mai-68. En particulier, la réforme « Faure » de l’enseignement accélère le déclin de la discipline, rendant nécessaire une politique vigoureuse de recrutement des économistes. Cependant, d’intenses débats vont émailler ces décisions sur la question du courant économique à favoriser alors que l’État refuse un DEA et un doctorat