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sociales modernes

2. La formation et la recherche à l’expertise économique sous le gouvernement de Vichy

L’avènement du régime de Vichy entérine les besoins de connaissances économiques pour la gestion de la nation et marque une montée en puissance de l’expertise technocratique.

Au-delà de l’entrée massive de technocrates au sein de l’appareil d’État, deux faits notables marquent un tournant dans le développement de ces connaissances au service de l’État : la création d’un lieu de formation à la statistique – l’Ecole d’application – et la création d’un centre de recherche par l’Etat – la Fondation française pour l’étude des problèmes humains (FFPEPH). À notre connaissance, c’est la première fois que sont créés par l’État un établissement de formation et une institution de recherche tournés vers la connaissance du

monde social. Par ailleurs, les économistes participent au régime de Vichy, particulièrement

en facilitant la gestion de la pénurie. Ces économistes sont généralement des ingénieurs, en particulier d’X-Crise, et leur rôle, de plus en plus important dans l’appareil d’État, montre en négatif la faiblesse des économistes au sein des facultés de droit, à l’exception notable de François Perroux.

La défaite a abouti à renouveler de nombreux membres du gouvernement, le maréchal

Pétain favorisant ses soutiens. Cela fut le cas d’Yves Bouthillier, nommé ministre de l’Économie nationale, et de René Belin, ministre de la production industrielle, dans le premier gouvernement de 1940. Au sein de leur ministère respectif, Belin et Bouthillier se sont alors entourés de polytechniciens, dont certains ont été membres d’X-Crise. La liste des membres d’X-Crise entrant dans le gouvernement vichyste est longue. Bouthillier créa même un conseil d’études économiques composé d’experts économiques qu’il rencontrait deux fois par mois et

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dont faisaient partie Perroux et Alfred Sauvy (Nord, 2012, p. 94). Gérard Bardet, signataire du

premier appel du groupe X-Crise (Dard, 1995, p. 133), fut nommé au Conseil supérieur de l’économie industrielle et commerciale, « un organisme d’études et de propagande devant définir une doctrine de l’économie dirigée, et plus largement de l’État français dans le domaine économique, tout en préparant des réformes de structures » (Denord et Rosental,

2013, p. 193‑194). Ce Conseil deviendra un intermédiaire important entre le patronat et le

gouvernement de Vichy. Robert Gibrat est nommé directeur de l’électricité auprès du ministre

des Travaux publics et Jean Bichelonne devient le chef du cabinet du ministre de l’armement. Cette entrée massive d’ingénieurs dotés de connaissances économiques grâce à X-Crise, consacre le rôle de l’expertise économique dans la gestion étatique.

Alors que les membres d’X-crise sont fréquemment présentés comme les tenants d’une planification économique et « mu[s] par des valeurs morales humanistes » (Fischman et Lendjel, 2006, p. 9), on peut s’interroger sur leur participation à Vichy. Paradoxalement, l’entrée massive des technocrates au sein de l’administration pétainiste peut s’expliquer par leur refus de s’engager politiquement, mais aussi par l’opportunité qu’ils percevaient dans ce renouvellement du gouvernement. Les technocrates avaient un rapport distant à la politique et

aux politiciens. Ils les pensaient incapables de résoudre les maux économiques du pays.

Estimant que leurs solutions n’étaient pas politiques, mais techniques, les technocrates se

sentaient légitimes pour participer à un gouvernement, quelle que soit sa couleur politique. De

plus, les bouleversements entrainés par la création du régime de Vichy ont été perçus par

certains technocrates comme une réelle opportunité pour faire évoluer la situation défavorable qui s’était installée depuis la Première Guerre mondiale. Rouquet (2000) cite l’exemple de Bardet, le qualifiant d’ « homme de gauche, moderniste et “patron social” ». Il juge « qu’à l’évidence ce ne fut ni le régime du Maréchal ni sa politique de collaboration qui intéressèrent Bardet, mais la possibilité de réaliser un grand projet, avec d’autres technocrates convaincus

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de cette nécessité : celle de placer l’État au service de l’industrie » (p. 62). Certes, la volonté de faire évoluer une situation qui semblait bloquée a pu favoriser l’engagement vichyste de

certains technocrates, mais, alors même que ces derniers, dont certains anciens participants d’X-Crise, n’étaient pas mus par le désir de renforcer le régime vichyste, la production de connaissance sur l’industrie du pays permettait quand même de maintenir le régime et de faire face à la pénurie. Comme le résume bien Claude Gruson à propos de Bichelonne : « A force d’apolitisme, il s’est associé à la pire des politiques » (cité par Fourquet, 1980, p. 32).

Le régime de Vichy va créer des institutions ayant comme rôle de produire de l’information économique et d’aiguiller la politique économique, dans lesquelles les technocrates joueront les premiers rôles. Les deux historiens Denord et Rosental (2013)

décrivent quinze organismes créés par le régime du maréchal Pétain et notent que « [l]e

système mis en place doit essentiellement sa cohésion à la technocratie qui joue un rôle de

pivot dans le réseau institutionnel vichyssois en reliant experts, notables et

représentants » (p. 206). Ces institutions spécifiques furent créées pour gérer la pénurie ou mettre en œuvre la planification économique (Rouquet, 2000, p. 67). Pour le premier objectif, on peut recenser les Comités d’organisation dont le but est de « recenser les entreprises, d’arrêter les programmes de fabrication et de production, d’organiser l’acquisition et la répartition des matières premières » ; l’Office central de répartition des produits industriels

(OCPRI) ; l’Office de répartition des matières premières ; ou, encore, la Délégation générale

aux relations économiques franco-allemandes dirigée par l’ancien membre d’X-Crise, Jacques

Barnaud. L’information produite dans ces institutions, pas nécessairement statistique,

permettait de gérer la pénurie. Cependant, il faut noter que ces informations étaient souvent

aussi transmises au gouvernement en exil et ont facilité la reconstruction du pays à la sortie de

la guerre. Pour l’aiguillage des politiques économiques, c’est la Direction générale à l’équipement national (DGEN) qui a été créée avec pour mission d’élaborer un plan

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d’investissement économique sur dix ans. Bien que la pénurie empêcha l’application du plan, cette institution reste une première tentative de l’application d’une philosophie technocrate à

des fins de gouvernance économique. Ainsi, le régime de Vichy consacre les technocrates

dans le développement de la politique économique. Outre la mise en place de la politique

économique, les besoins de plus en plus grands de connaissances sur le monde social et

économique nécessitent la création d’un appareil statistique d’État. La question de la formation des statisticiens avait déjà été abordée durant l’entre-deux-guerres, à travers la création en 1920 de l’Institut de statistique de l’université de Paris, mais « celui-ci reste

cependant de très petite taille » et n’est pas comparable aux ambitions de l’école d’application

(Desrosières, 2010, p. 195).

Le Service national des statistiques (SNS), qui deviendra l’INSEE à la Libération, est

créé dans le but de produire des connaissances sur le monde social et économique. Le SNS a

été fondé par René Carmille, polytechnicien technocrate et résistant, en réunissant la

Statistique générale de France, dont la mission principale était de recenser la population

(Tournès, 2006, p. 51) et l’Institut de la conjoncture de Sauvy, qui devait permettre une

meilleure connaissance de la situation économique de la France (Nord, 2012, p. 96). Le nouvel organisme a comme objectif d’être le service statistique de l’ensemble de l’administration française. Ses trois divisions, qui doivent apporter leur expertise aux différents ministères, recouvrent les domaines privilégiés par les politiques de l’époque :

« Démographie », « Statistique industrielle » et « Statistique économique et sociale ».

(Touchelay, 2010, p. 10). En parallèle à la création du SNS, Carmille négocie la fondation d’une école afin de former les futurs techniciens de l’organisme statistique : l’Ecole d’application, créée en 1941, est, à notre connaissance, la première école dont l’objectif est de former des statisticiens qui permettront l’application des idées technocratiques en France. Comme nous l’avons déjà signalé, cette création doit être comprise comme un tournant pour

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l’expertise d’État et la formation des cadres de la nation à la technocratie en particulier pour l’étude de l’économie et de la démographie. Comme le souligne Nord (2012, p. 96), « La nouvelle Ecole […] s’est avérée être une “innovation majeure”, un diffuseur de compétence

particulièrement nécessaire, tant pratique que technique ».

Les organismes décrits ne concentrent pas leur activité sur la recherche, laquelle est

conduite principalement au sein de la Fondation française pour l’étude des problèmes

humains (FFPEPH), fondée en 1941 et plus communément appelée la « Fondation Carrel »,

du nom de son fondateur. Le régime vichyste a créé cette institution de recherche pour développer « la science de l’homme qui devrait permettre de reconstruire l’homme et la société » (Drouard, 1992, p. 147). En d’autres termes, par le truchement de la FFPEPH, l’État

a souhaité développer une recherche en sciences humaines afin de servir son idéologie

eugéniste.

Lauréat du prix Nobel en 1912, le médecin français Alexis Carrel s’intéresse au fonctionnement de la société et adhère à la pensée eugéniste de l’entre-deux-guerres. Il devient mondialement célèbre après la publication de L’homme, cet inconnu, en 1935, un

« livre d’action et de propositions, la science de l’homme devant être l’instrument de la

reconstruction et de la régénération » (Drouard, 1992, p. 99). Outre ses compétences médicales, Carrel mobilise l’économie, la biologie et la sociologie. Il perçoit les problèmes humains comme un tout qu’il faut approcher en mobilisant l’ensemble des disciplines pertinentes. De 1935 à 1941, Carrel s’était efforcé de créer un institut de recherche multidisciplinaire afin de lutter contre la « dégénération », c’est-à-dire « la fin de race […] qui frappe aussi bien l’aristocratie que la bourgeoisie » (Drouard, 1992, p. 99). Après avoir essuyé de nombreux refus pour son projet avant la Seconde Guerre mondiale, Carrel trouve de

nouveaux soutiens avec le régime de Vichy. Le 17 novembre 1941, la Fondation Carrel est

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d’avoir une large autonomie tant sur le plan de la recherche que financièrement (Rosental, 2003, p. 70). Le pouvoir vichyste accordait une grande importance au programme scientifique

de la FFPEPH comme le montre son budget : la fondation reçoit, à elle seule, 45 millions de

francs par an de la part de l’Etat (soit l’équivalent de 15 millions d’euros aujourd’hui10) alors que l’ensemble du CNRS ne reçoit que 50 millions de francs à l’époque (Simmons, 2015, p. 124). Sans surprise, Rosental (2003) souligne le « caractère très largement pétainiste et eugéniste » du programme de la FFPEPH même s’il ajoute que « dans plusieurs secteurs son fonctionnement concret donne l’image – compatible avec la précédente – d’un assemblage hétéroclite de petits groupes qui s’ignorent et qui, couverts par la grande latitude dont bénéficie l’institution grâce à sa connivence avec le régime, se servent de ses ressources pour poursuivre sans véritable contrôle leurs finalités propres » (p. 70). Dans les faits, la fondation

est composée de six départements : biologie de la population ; biologie de l’enfance et de l’adolescence – nutrition ; biotypologie ; travail ; production et économie rurale ; et biosociologie (Drouard, 1992, p. 157‑158). C’est ce dernier département, dirigé par Perroux, qui s’occupe plus particulièrement « des problèmes économiques ou juridiques » (Rosental, 2003, p. 71).

Simmons (2015) explique que « [l]a science de l’homme de Vichy était empirique,

basée sur de larges observations et des données tirées de sources et disciplines variées ». Elle

ajoute : « L’objectif de ces bases de données accumulées était de définir un profil définitif de

la qualité et des besoins de la population » (p. 117). C’est Perroux qui se chargera de diriger

les recherches économiques dans cette visée. Pas convaincu par l’approche marginaliste de l’utilité pour déterminer les besoins, il préfère construire une hiérarchie objective des besoins en étudiant les structures du système économique et rejette l’approche mathématisée des

marginalistes. L’étude des structures portait sur la classification des individus en s’appuyant

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sur une définition particulière : « L’ “homme vivant et concret” de Perroux était un homme de sang et de chair, défini par sa nationalité, sa race et sa santé corporelle » (Simmons, 2015,

p. 123). Perroux et son équipe ont établi une typologie biologique de la population, puis ont déterminé les besoins de chacun des types grâce à l’utilisation de données préalablement recueillies. C’est pourquoi Simmons conclut que « l’apport le plus important de François Perroux sous Vichy a été d’introduire la science biologique racialement infectée dans la

théorie économique » (p. 122). Il faut ajouter que cela a été réalisé par le truchement d’une approche d’ingénierie sociale, avec des travaux fondés sur des bases de données et des évaluations statistiques souhaitées depuis de nombreuses années par les technocrates. De la

sorte, Perroux et son équipe ont utilisé les propositions des ingénieurs pour étudier le social

pour satisfaire les fins eugénistes et autoritaires du régime de Vichy. De plus, les résultats des

recherches menées par Perroux ont influencé les politiques de rationnement du gouvernement

vichyste. Simmons conclut : « Perroux saluait le caractère scientifique de la commission chargée d’établir les rations pour les enfants, les adultes, les travailleurs et les prisonniers » (p. 127).

Ainsi, la période vichyste marque un accroissement des besoins en connaissances

économiques au sein de l’État. À travers la création de nombreuses institutions pour mettre en lien les technocrates, les politiques et les dirigeants d’entreprise, d’une part, et la création de la SNS, d’autre part, le gouvernement de Pétain a créé les organismes qui ont permis l’entrée des économistes au sein de l’État. Si la période est marquée par des besoins de plus en plus importants de compétence en économie et en statistique, aucun lieu de formation n’est créé pour les économistes et l’enseignement de l’économie reste parcellaire au sein des facultés de droit.

Pendant la première moitié du XXe siècle, les économistes des facultés de droit n’ont pas été en mesure de se libérer de la tutelle de la discipline juridique alors que l’étude des faits

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économiques par les sciences sociales est de plus en plus légitime dans le monde académique et que l’État n’a de cesse d’augmenter sa demande en connaissances économiques. Les économistes universitaires ne profitent pas de ces évolutions. En effet, au niveau académique, ce sont d’abord les sociologues durkheimiens, puis les historiens des Annales qui revendiquent l’étude des faits économiques au détriment des économistes des facultés de droit ; de la même manière, au niveau étatique, ce sont les économistes ingénieurs, en

particulier grâce au groupe X-Crise, qui bénéficient de l’accroissement de la demande étatique

de connaissances économiques. Ainsi, jusqu’à la Libération, les connaissances économiques

se voient attribuer un rôle de plus en plus important ; mais leur enseignement connaît un

faible développement. À la Libération, de nouveaux efforts sont entrepris pour accroitre ces

connaissances alors que la planification économique accélère les besoins de connaissances

économiques.

II – La discipline économique à la Libération

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la principale inquiétude des pouvoirs publics

touche à la situation économique. En 1945, la guerre a causé la mort de plus d’un million de

personnes, la destruction de 20% du capital immobilier, de 115 gares ferroviaires, de 9000

ponts et de 40% des véhicules automobiles (Berstein et Milza, 2009, p. 456). Au vu de l’état de l’appareil productif français, la reconstruction s’imposait comme une priorité de l’État français (Kuisel, 1984). Les principaux acteurs de cette reconstruction sont de hauts

fonctionnaires qualifiés de « modernisateurs ». Il s’agit alors de renforcer l’appareil

économique d’État à travers la création d’institutions de gouvernance et de production de

connaissance économique, mais aussi de renouveler la formation des futurs membres de ces

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lieux de formation, l’enseignement de l’économie reste modique en France car les réformes d’après-guerre n’affectent pas l’enseignement de l’économie dans les facultés de droit. Les économistes universitaires restent sous la tutelle de leur collègue juriste et ne profitent pas de l’augmentation de la demande d’expertise économique par l’État (A). En effet, pour cette expertise, l’administration puise le capital humain dans les grandes écoles dont la mission est de former les hauts fonctionnaires ; renforçant les fossés dans le champ morcelé des

économistes français au sortir de la guerre. Nous allons décrire cette fragmentation qui s’explique par la superposition de deux dynamiques historiques décrites par Fourcade (2009) : l’académisation fragmentée des économistes français avant la Seconde Guerre mondiale et la nationalisation de l’expertise économique lors de la reconstruction d’après-guerre. Puis nous étudierons les courants, parmi les économistes universitaires, qui tirent leur épingle du jeu

dans ce contexte (B).

A – L’État et la discipline économique

« 1945-1946 : en deux ans, le rôle économique de l’État s’accroît de manière considérable. L’État devient le principal investisseur du pays ; il se fait à la fois banquier et industriel, met en place un système de planification » (Rosanvallon, 1993, p. 243). La

Libération est marquée par un changement global de la gestion de l’économie : les

« modernisateurs » s’attachent à renforcer la productivité française (Fourquet, 1980). Cette ambition passe par le développement de connaissances économiques, lequel s’organise autour de l’enseignement de l’économie au sein d’institutions renouvelées pour la formation des élites et de la création d’organismes de production d’information économique permettant la mise en place de la politique de reconstruction. Fourcade (2009, pp. 203‑214) parle même de

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Dès l’été 1940, en fait, les premiers mouvements de résistance s’efforcent de comprendre les raisons de la défaite pour mieux reconstruire l’avenir : « Choqués par les dysfonctionnements de la IIIe République qui avaient conduit, selon eux, à l’effondrement de

1940, ils entendaient rebâtir le pays sur des bases nouvelles » (Wieviorka, 2013, p. 70). De la même manière que les technocrates pendant l’entre-deux-guerres, les résistants ont désigné les origines de la défaite : la Troisième République, les hommes politiques et les experts au sein de l’État. Cela rendait nécessaire un renouvellement complet de l’État et de son élite dirigeante considérée comme incompétente.11 À la réticence vis-à-vis des élites, s’ajoute leur

large collaboration qui rendait impossible leur maintien à la Libération. La première vague de réforme de l’enseignement supérieur est envisagée pendant la résistance. Elle se concentre sur les élites et délaisse les facultés.