sociales modernes
2. L’institutionnalisation de la planification
Le Commissariat Général au Plan (CGP) est constitué en 1946 sous la tutelle de Jean
Monnet. Il doit remplir trois missions : améliorer la connaissance de l’économie et de la
société française, définir les objectifs de moyen et de long terme de la politique économique,
et proposer des mesures pour atteindre les objectifs fixés. Rapidement, avec la mise en place
de la planification, il devient le centre de la reconstruction économique. Si ses membres n’arrivent pas toujours à imposer leur proposition de politique économique, cette institution peut quand même être considérée comme l’organe central des volontés modernistes au sortir de la guerre. Ils représentent une avant-garde de la haute fonction publique, renouvelant les techniques de gestion de l’économie.
L’activité du CGP devait être soutenue par d’autres organismes grâce à la production de connaissances, principalement économiques. L’institution la plus importante est l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) créé en 1946. Elle provient de la
réforme du Service National de la Statistique et endosse une double mission : l’une scientifique, autour de la réalisation d’études économiques et démographiques ; l’autre technique, autour de la production de statistiques (Touchelay, 2000, p. 31). L’information
économique y tient une large place : sur les trois divisions centrales qui composent l’INSEE,
celle consacrée aux « statistiques générales » consacre l’essentiel de ses efforts sur la question
12 Bien que défendant une approche technocratique, nous n’intégrons pas l’Institut national d'études
démographiques (INED). En effet, cet institut est créé en 1945, grâce à la récupération des locaux, du matériel et des chercheurs de la Fondation Carrel et au cœur de nombreuses tensions entre les communistes Wallon et Joliot-Curie, alors respectivement premier secrétaire du ministère de l’enseignement et directeur du CNRS, qui souhaitaient que le CNRS récupère ses ressources (Rosental, 2003, p. 132). C’est Alfred Sauvy, qui dirigeait pendant l’entre-deux-guerres l’Institut de la Conjoncture et ancien membre d’X-Crise, qui en reprit la charge malgré sa collaboration. Il reprit le programme du médecin Robert Debré qui souhaitait étudier la population et les « améliorations » possibles de cette dernière (Rosental, 2003, p. 86).
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de la production économique13 et une division se concentre sur la conjoncture et les études
économiques (Insee, 1996, p. 41).
Le large spectre des études à mener nécessite d’importantes ressources humaines qu’il faut souvent former. Ainsi, la même année, l’école d’application du Service national des
statistiques n’est que légèrement réformée pour devenir l’école d’application de l’INSEE. Sa
mission est alors de former les polytechniciens qui souhaitent prendre un poste au sein de l’INSEE (Fourcade, 2009, p. 206). Profitant d’une formation de deux ans, ses étudiants doivent étudier « la connaissance du terrain, la création et le maniement du matériel chiffré et l’analyse concrète des phénomènes collectifs » (Insee, 1996, p. 71). Ainsi, un organisme de formation et une institution doivent permettre de produire des connaissances statistiques sur la
France. Les statistiques de la vie économique française auront une place première dans l’organisation.
Enfin, quelques années plus tard, en 1952, le Service des études économiques et
financière (SEEF) est créé. Il provient de la transformation de l’ancien Bureau de Statistique et d’Etudes Financières créé en 1947 au sein du ministère des Finances et dont le travail initial était de produire de l’information chiffrée afin d’« améliorer la gestion des finances publiques et la prise de décision dans le domaine d’action économique » (Terray, 2002, pp. 52‑53). Une
fois transformé en SEEF, avec à sa tête le polytechnicien Claude Gruson, ce service va
recevoir la charge de construire la comptabilité nationale de la France pour le CGP.
Le CGP, l’INSEE et le SEEF seront les principaux organismes de production de connaissances économiques pour la mise en place de la planification. Leur premier travail est
de décrire la situation économique de la France. « Comment représenter l’ensemble des
mouvements économiques entre groupes sociaux et définir les concepts pertinents (quelles
13 Les axes de travails sont Agriculture, Industrie, Commerce, Prix, Emploi, Salaires, Finances et Mouvement et
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activités entrent dans la catégorie des transactions ? Le concept de production peut-il englober
les activités des administrations ?), formaliser et classer (comment traiter les opérations
financières ou encore les échanges interindustriels ?) » (Gaiti, 1998, p. 287). Ce sont ces questions qui seront au cœur du travail de ces économistes ingénieurs à la Libération. Cette information économique devait apporter des connaissances pour les prises de décision de politique économique mais aussi éduquer l’ensemble de la population : « La foi dans les vertus de l’information économique est commune aux pionniers du « management » et aux hauts fonctionnaires éclairés du Plan ou du ministère des finances qui s’accordent pour penser que le "retard économique" de la France tient, pour une part importante, au secret dont les
patrons entourent la marche de leur entreprise et à l’ignorance des agents économiques, qu’ils
soient indépendants ou salariés » (Boltanski, 1982, p. 182). Ainsi, on voit que les
connaissances économiques sont perçues comme un outil nécessaire à la reconstruction économique expliquant l’intérêt porté dans l’après-guerre au développement de ces dernières.
Si l’intérêt pour la discipline économique est à nouveau mis en avant, les économistes universitaires peinent à en tirer parti. Ce sont les ingénieurs qui en profitent le plus. On peut y voir la conséquence de l’importance de la pensée technocratique d’entre-deux-guerres qui pose que les ingénieurs sont les plus à même de traiter les problèmes sociaux et économiques.
De plus, Boltanski (1982, p. 120) explique que ce mouvement technocratique était un moyen
de défendre le statut des ingénieurs et leur carrière qui avaient été affectés par la crise des
années 1930 : ils retrouvent donc de la légitimité dans les années suivant la Libération. Ainsi,
les anciens élèves des grandes écoles représentent 64% des membres du CGP dont plus de la moitié d’entre eux sont d’anciens polytechniciens, soit un tiers des effectifs globaux (graph dans Margairaz et Rousso, 1988, p. 24). On a déjà souligné l’importance des polytechniciens pour l’INSEE, car l’école d’application avait comme mission de compléter leur formation avant qu’ils n’entrent dans l’institution de la statistique d’État. De la même manière, au
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SEEF, le polytechnicien Gruson s’entoure d’ingénieurs. Les économistes universitaires se retrouvent relégués, comme c’est le cas au Plan : « dans ces franges minoritaires, l’Université et la Recherche ne sont pas mieux loties : seuls 8% des responsables en sont issus, ce qui
confirme une remarque formulée par Jean Fourastié sur l’un des grands échecs du Plan que de n’avoir su associer, sauf sur le tard, le monde universitaire » (Margairaz et Rousso, 1988, p. 26). Ainsi, les économistes des facultés sont rarement intégrés dans l’appareil statistique d’État et, comme nous l’avons vu au début de cette partie, les facultés sont oubliées des réformes de la Libération pour la formation d’une élite. Si ces institutions pour l’élite ont concentré les ressources vers la formation d’un corps spécifique considéré comme essentiel pour reconstruire la France, elles délaissent la formation de masse dans les universités. Ainsi,
en négligeant les facultés, ces évolutions ont augmenté le décalage entre les grandes écoles et
les universités (Fourcade, 2009, pp. 56-57). Rapidement de nouveaux besoins de formation
émergent, comme le montre l’important développement d’organismes de formation privés
pour les cadres du secteur privé durant l’ensemble de la décennie suivante (Boltanski, 1982,
pp. 188‑190). Nous verrons au chapitre suivant que l’une des ambitions de la création de la
VIe Section est de combler ce besoin.
Si l’économie universitaire est majoritairement délaissée par les réformes de la Libération, la diversité des courants de l’époque aboutit à ce que certains économistes soient plus en mesure de profiter du rôle important que doit jouer l’économie au sortir de la guerre. C’est le cas des keynésiens au sein de l’Institut de science économique appliquée (ISEA) et des économistes réalistes qui chacun à leur manière cherchent à répondre, d’une part, à la demande d’expertise de l’État et, d’autre part, à l’exigence de pluralité méthodologique provenant de Simiand et des Annales.
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B – Les keynésiens et les réalistes au service de la planification
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les débats méthodologiques au sein de la
discipline économique sont particulièrement vifs. Entre 1942 et 1952, plus de soixante-quinze
articles, thèses et conférences portent sur la méthodologie économique.14 Sachant qu’en 1945,
la France comptait moins de soixante économistes au sein des facultés (Marco, 2009), on peut
conclure que les questions de méthode constituaient alors un enjeu central en économie. Ces
débats mettent en évidence une discipline morcelée en raison de l’académisation fragmentée
des économistes français avant la Seconde Guerre mondiale et de la nationalisation de l’expertise économique lors de la reconstruction d’après-guerre (Fourcade, 2009).
Face à ce morcellement, il est très difficile de catégoriser les courants de la discipline
économique de cette période car les frontières sont poreuses entre les courants.15 André
Marchal (1953) distingue deux grandes tendances : les économistes de tradition classique qui regroupent l’école libérale classique et les marginalistes, et ceux de conception réaliste et sociologique, qui ont sa faveur et s’opposent à l’approche traditionnelle. Dans ce second
courant, l’éventail est large entre ceux qui se revendiquent de Keynes et ceux qui se
revendiquent de Simiand. Récemment, Richard Arena (2000) a dénombré cinq courants : les marxistes, les héritiers de l’École libérale classique, les marginalistes, les héritiers de Simiand et les économistes réalistes. Ces typologies ne sont pas complètement satisfaisantes (Arena
souligne lui-même que son approche est « nécessairement réductrice dans la mesure où elle s’attache à ne caractériser que les approches prédominantes et où elle néglige celles qui n’ont pas été au centre des débats ou n’ont pas exercé d’influence substantielle sur les contemporains » [p. 970], alors que l’aîné des frères Marchal, pris dans les batailles de son
14 Cette comptabilisation a été effectuée sur la bibliographie de Marchal (1953), laquelle concerne « des travaux
économiques français (livres et articles de revue) publiés de 1945 à 1951 », RAC – RFA – FNSP French Economy 1952-1953 RG 1.2 S500 B18 F161.
15 Par exemple, comment classifier Courtin ? Arena (2000, p. 977) et Marchal (1953, p. 17) le classe dans les
libéraux car ce dernier défend une approche libérale tout en intégrant dans son analyse l’étude des structures dans sa méthodologie marginaliste. Il semble être à l’entrecroisement de différents courants.
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époque, cherche à promouvoir l’approche réaliste) : des recherches complémentaires seraient nécessaires pour déterminer de manière satisfaisante l’ensemble des approches ainsi que leurs
différences. Aussi avons-nous fait le choix de nous concentrer sur les économistes
universitaires qui revendiquent une démarche appliquée car ce sont eux qui répondent, au sein des universités, à la demande d’expertise économique provenant de l’État. Pour cela, nous étudierons un institut et un courant méthodologique : l’Institut de science économique
appliquée (ISEA) de François Perroux et les économistes réalistes.