sociales modernes
2. Charles Morazé entre monde académique et monde politique
Morazé est un jeune historien qui, à la Libération, a joué un rôle notable dans les
évolutions provenant de la réforme de l’enseignement supérieur, en particulier pour la
recherche en science sociale. Après avoir suivi une formation éclectique en mathématique et
philosophie pour être bachelier, il débute sa formation universitaire par l’étude de l’histoire, après un échec au concours d’entrée de l’Ecole normale supérieure. Il est reçu major à l’agrégation d’histoire en 1936, après avoir validé son certificat d’histoire.47
Ce succès lui permet d’intégrer les réseaux d’historiens. Il rencontre notamment Marc Bloch qui l’intègre à l’équipe des Annales. Pareillement, Mario Roques le recrute à la IVe
section de l’EPHE.
46 "I asked him about the quality of economic training in the faculties of law. ‘Good for lawyers, but not
so good for economists. No training in empirical research’ ”, Entretien avec Jeanneney, 16 octobre 1946, Willits Diaries, RAC – RFA.
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Durant la guerre, Morazé enseigne à l’EPHE et s’engage dans la résistance. Il y
rencontre des chercheurs en sciences sociales et des hommes politiques qui lui apporteront leur soutien par la suite. L’historien de la Sorbonne, Pierre Renouvin, qui tenait les rênes de la discipline historique à la Sorbonne, le mit en contact avec Roger Seydoux qui dirigeait alors l’Ecole libre des sciences politiques (ELSP).48
À la libération, Morazé collaborera avec
Seydoux pour la réforme qui transforme l’ELSP en l’Institut d’études politiques (IEP). Après cette première réussite, Seydoux l’implique dans la commission des représentants français de l’UNESCO. Dans ce cadre, Morazé recommande Lucien Febvre qui vient de l’intégrer à la direction de la revue des Annales (Coutau-Bégarie, 1989, p. 272). C’est lors de la conférence constitutive de l’UNESCO, en novembre 1946, qu’il rencontre les membres de la fondation Rockefeller. En tant que membre de la délégation française présidée par Léon Blum, Morazé
est désigné par ce dernier pour parler au nom de la France durant les discussions qui aboutiront à doter l’UNESCO de statuts et d’un président (Morazé, 2007, p. 162). Il est alors remarqué par les membres de la fondation Rockefeller : « Lors de cette conférence constitutive, un observateur attentif s’intéresse aux membres de la délégation française. John Marshall s’adresse à Pierre Auger qui me l’adresse… Il est envoyé de la fondation
Rockefeller désireuse de faire quelque chose en Europe et surtout en France. Un peu déçue
par les résultats de l’institut économique Rist, subventionné dès avant-guerre, elle s’est
tournée vers les Sciences Po, et cherche ailleurs. » (Morazé, 2007, p. 171)
Dès les premiers échanges, Morazé impressionne Marshall. Dans un compte rendu d’une rencontre avec l’historien Fawtier, celui-ci explique : « Morazé était un jeune et actif membre de la délégation française de l’UNESCO, et [John Marshall] a entendu de tous côtés
48 La réforme des sciences politiques, 28 janvier 1981, Fonds Charles Morazé, 8D2 – 10 : EHESS,
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qu’il avait des capacités inhabituelles et qu’on lui prédisait un avenir prometteur ».49
Six
mois plus tard, Morazé inspire toujours la même confiance aux membres de la fondation
Rockefeller : « [Marshall] a été plus que jamais impressionné par Morazé : il est
extrêmement brillant et semble être un choix admirable pour le secrétariat du comité
[international des sciences historiques] », soulignant sa jeunesse et qu’ « il est probablement
le plus jeune homme à avoir obtenu un poste du niveau de professeur en France ».50
Au-delà de sa sagacité d’esprit, Morazé pouvait s’appuyer sur un réseau éclectique de
connaissances. Morazé était proche des historiens qui tenaient les rênes de la discipline :
Mario Roques qui dirigeait la IVe section de l’EPHE, Pierre Renouvin à la Faculté de Paris et
Lucien Febvre qui dirigeait les Annales. S’ajoutait à ce réseau académique, des liens forts
avec les hommes d’action, souvent des politiques. Il se décrit lui-même comme « très proche
[du pouvoir] (par mes relations avec Mendès, Berthoin51, Fouchet52, Malraux, etc.) ».53 Dans
une lettre écrite à Febvre, il parle de « [s]es amis du gouvernement ».54 En effet, son engagement dans la résistance lui a permis de développer d’utiles relations qui l’ont aidé à devenir un rouage important dans les réformes de l’enseignement lors de la Libération. En plus de ces réseaux, Morazé a usé de l’autorité de Bloch en revendiquant son héritage. En effet, le fondateur des Annales avait été mandaté par le Comité français de libération nationale
afin de refonder l’enseignement français à la Libération. Tué par les nazis, il n’a pu défendre
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“Moraze was a young and active member of the French delegation of Unesco, and JM has heard on all sides of his unusual ability and further promise”, Entretien avec Fawtier, 11 décembre 1946, John Marshall Diairies, RAC – RFA.
50 "JM was more than ever impressed by Morazé: he is extremely bright and seems an admirable choice
for the Committee’s secretary.” “Apart from that, Morazé is precisely the type of younger French men (between 35 and 40) who ought to gain a direct acquaintance with work in history and allied fields in the U.S., Canada, and possibly in Mexico. Incidentally, he is probably the youngest man to ever have received an appointment of professor rank in France”, Entretien avec Charles Morazé et Fawtier, 5 mai 1947, John Marshall Diairies, RAC – RFA.
51 Ministre de l’éducation national de mai 1954 à juin 1956, puis de nouveau au retour du pouvoir de De
Gaulle en 1958, puis il sera ministre de l’intérieur.
52 Ministre de l’éducation national de 1962 à 1967, puis ministre de l’intérieur de d’avril 1967 au 31 mai
1968.
53 Compte rendu de la réunion du 26mai 1986, Groupe Informel Heller, Fonds Charles Morazé, 8D2 – 28,
Archives de la FMSH.
54 Morazé à Febvre, non datée, Fonds Lucien Febvre, AN/EHESS – 591 AP – FLF (NC)/71, Archives
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ses convictions. Mais, ils avaient échangé sur ce thème comme le raconte Morazé. Le jeune
agrégé a expliqué avoir été attentif à l’importance que Bloch accordait à « ce que l’on enseigne et [aux] manières d’enseigner, donc aussi ce qu’on doit savoir du passé. Marc Bloch, au cours des trop peu de mois qui lui restent, sera chargé de préparer une nouvelle Education
nationale :
« À Fougères [lieu de fuite de Bloch], il m’en parle et me surprend : pour la première fois, j’entends un maître dire qu’écoles, lycées et universités ne sont pas aussi exemplaires qu’on me l’avait laissé entendre au cours de mon apprentissage. M’est pour longtemps fixée l’obligation de contribuer à réaliser des projets trop lucides pour que les maîtres mots en puissent être oubliés » (Morazé, 2007, p. 92). Morazé explique qu’à la suite de ces
discussions, il s’est donné la responsabilité d’exécuter les vœux testamentaires de Bloch
captant de la sorte son héritage. Ainsi dans « La crise de l’éducation française », publié dans
les Annales en 1945, il décrit la délicate situation des sciences sociales, énumérant la
formation insuffisante en histoire économique, géographie humaine, économie politique,
sociologie et histoire (Morazé, 1945, pp. 120‑122). Il conclut que « le sujet était l’une des
pensées les plus chères à Marc Bloch » (p. 126).
L’arrivée de Morazé a relancé les projets de la division des sciences sociales en France. Âgé de moins de 35 ans, il est perçu par les membres de la fondation Rockefeller
comme un jeune capable de jouer un rôle important dans les années à venir. Les membres de la fondation lui proposent un séjour d’étude aux États-Unis qu’il effectuera durant l’été 1947. Grâce à son appartenance à différents réseaux académiques et politiques et à sa très bonne
image auprès de la Fondation Rockefeller, Morazé est alors dans une situation parfaite pour
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