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sociales modernes

1. L’Institut de science économique appliquée de François Perrou

Créé, en janvier 1944, par l’économiste Perroux à la suite de sa démission/éviction de la Fondation Carrel, l’ISEA bénéficie du soutien de la Banque de France, de la Caisse des dépôts et de consignation, de l’Ecole Libre des Sciences Politiques et « [d]es réseaux de la

fondation Carrel » (Cohen, 2006, p. 581). « L’ISEA est un centre de recherche en économie à une date où il n’en existe pratiquement pas d’autres en France » (Etner et Silvant, 2017, p. 423). Perroux joue alors un rôle central dans la discipline économique française. Il bénéficie d’une large notoriété acquise dès l’entre-deux-guerres et que sa collaboration à la fondation Carrel ne remet pas en cause à la Libération. Etner et Silvant (2017, p. 411)

recensent ses disciples ou admirateurs : Alain Barrère, Henri Bartoli, Maurice Byé, Henri

Denis, Émile James, Jean Lhomme, Jean et André Marchal, Pierre Uri, et Jean Weiller. Nous constaterons qu’une large partie de ces économistes aura une place importante au sein de la VIe Section. La place que tient Perroux reste pour nous une énigme tant le personnage semble

orageux : « personne, c’est notoire, n’a pu travailler longtemps avec Perroux sans se heurter à lui, parfois violemment, parce qu’il est, heureusement, très exigeant et, malheureusement, très ombrageux » (Manguy, 1990, p. 177). Par exemple, Uri (1991, pp. 45–6) , qui restera son plus

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fidèle disciple, raconte que Perroux, sans doute par jalousie, le force à refuser certains postes

et enseignements.

Pour comprendre l’admiration intellectuelle qu’il suscite, il faut contextualiser la place de Perroux et de son institut au sein de la discipline économique d’après-guerre. À travers son activité, le centre répond aux problématiques de l’époque et aux défis méthodologiques de la discipline économique, permettant de comprendre l’influence de ce dernier sur l’ensemble de la discipline économique d’après-guerre.

Tout d’abord, les travaux réalisés au sein de l’ISEA sont directement tournés vers l’expertise économique. Avant même la libération de Paris, le premier cahier de l’institut est publié. Ce dernier porte un éclairage singulier sur les plans monétaires anglo-saxons (les plans

Keynes en Angleterre, White aux États-Unis, Ilsley au Canada). Deux autres cahiers suivent avant la fin 1945 : l’un contextualisant les plans Keynes et White et l’autre étudiant le régime monétaire international à l’aune des accords de Bretton Woods. Ainsi, les économistes de l’ISEA souhaitent participer aux discussions de politique économique internationale. Mais rapidement, ils se concentrent sur la situation française et les besoins de la planification. Lorsqu’en 1945, les experts de l’ONU imposent un système de comptabilité nationale à tous les pays, le commissariat général au plan se tourne vers Perroux et son institut. Cela aboutit à un ronéoté produit par l’ISEA, où Perroux se concentre sur l’aspect théorique, Uri étudie les données statistiques et leur utilisation dans un cadre comptable et enfin, Marczewski propose une application pour les budgets nationaux. Publié l’année suivante aux PUF, cet ouvrage permet de diffuser les méthodes de comptabilité économique anglo-saxonne et « peut être

considéré comme le premier essai français de comptabilité nationale » (Terray, 2002, pp. 32 et

35). À partir de cette date, l’« une des activités essentielles de l’ISEA consiste à publier des

études et des rapports commandés par l’administration » (Etner et Silvant, 2017, p. 423). De la sorte, l’institut de Perroux permet l’interaction de deux mondes : celui de l’administration

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économique d’État et celui des économistes universitaires. L’expertise économique apportée par l’ISEA s’assoit principalement sur la théorie générale de Keynes qui est décrite comme le fondement du développement de la comptabilité nationale.

L’institut a été l’instrument de la formation des économistes français au Keynésianisme (Fourquet, 1980, pp. 41-43,70-71). Dans son Histoire des idées keynésiennes

en France (1987), Pierre Rosanvallon explique qu’avant la Seconde Guerre mondiale la pensée keynésienne n’est pas encore diffusée en France. Selon lui, « on peut estimer que la Théorie Générale commencera réellement à être lu qu’à partir de 1945 » (p. 24). Bien que le keynésianisme soit resté à la marge des universités avant 1960, Perroux a soutenu son

développement dès la Libération (p. 40), par exemple, dès 1943, il dirige la première thèse

française consacrée à La pensée de John-Maynard Keynes de son étudiant Jean Domarchi

(Etner et Silvant, 2017, p. 430). Si la pensée keynésienne et en particulier la théorie générale

se diffuse en France à cette période, c’est tout d’abord parce qu’elle légitime l’intervention de l’État dans la vie économique. L’ouvrage est fréquemment cité, mais ce sont souvent les hauts fonctionnaires qui l’étudient car il nourrit une relative hostilité dans les milieux universitaires. Pour Etner et Silvant (2017, p. 431), « le livre lui-même n’est généralement pas analysé en

détail ». Lorsque les universitaires étudient avec précision l’ouvrage, c’est pour y trouver ce qu’ils recherchent. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, la sociologie durkheimienne puis l’histoire des Annales avaient imposé la pluralité disciplinaire pour étudier les faits économiques. Cette méthodologie s’est imposée aux économistes à la Libération, comme le démontre l’émergence du courant réaliste (voir partie suivante). Dès lors, les économistes français perçoivent la théorie générale comme pluridisciplinaire car Keynes s’inspirait des résultats d’autres sciences sociales, en particulier la sociologie et la psychologie (A. Marchal, 1953, pp. 36–37). Notons, ici, que Perroux défendait « l’idée que l’économie n’est pas séparable de la philosophie, de la sociologie, de la politique, ni enfin de

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la mathématique comme méthode et comme instrument » (Uri, 1990, p. 169). Ainsi, au sein de son institut, Perroux se revendique de l’approche keynésienne, même si dans la pratique les recherches sont principalement centrées sur l’intervention économique de l’État à travers la comptabilité nationale. Pour Antonin Cohen (2006), Perroux s’est converti au keynésianisme,

après avoir soutenu l’idéologie corporatiste qui portait la politique économique de Vichy,

lorsque le vent a commencé à tourner : « la très rapide dévaluation du référentiel corporatiste

à partir de 1944 va conduire à une série de désinvestissements et de réinvestissements

théoriques et pratiques » (p. 580). Cette approche méthodologique lui permet de répondre aux demandes d’expertise économique de l’État et au défi de l’étude pluridisciplinaire des faits économiques.

Enfin, l’institut assoit sa légitimité sur l’internationalisation. Dès sa création, l’ISEA s’est tourné vers l’extérieur. Cet aspect est important car les économistes, du fait de la guerre, ont majoritairement été coupés du monde depuis cinq ans. Avant même la création de l’ISEA, Perroux avait engagé des échanges avec les économistes étrangers. Durant l’entre-deux-

guerres, il avait bénéficié d’une bourse de la fondation Rockefeller pour rendre visite à Joseph

Schumpeter à Vienne (Etner et Silvant, 2017, p. 421). Fort de ses relations avec les

économistes étrangers, Perroux montrait une familiarité inhabituelle avec les productions

étrangères. Uri rappelle ainsi sa rencontre avec Perroux : « c’était d’un seul coup l’ouverture sur l’école viennoise, la suédoise, la Grande-Bretagne et l’Amérique » (Uri, 1990, p. 169). Dès l’été 1945, une délégation de six membres de l’ISEA se rend à Londres afin de rencontrer les économistes d’Oxford et de Cambridge (Manguy, 1990, p. 178). De plus, l’ISEA est le lieu d’accueil d’économistes de renommée internationale comme Hayek, Hicks, Kaldor, Kalecki, Samuelson ou encore Tinbergen. La venue de ces économistes apporte une forme de

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1948 un soutien financier de la part de la fondation Rockefeller pour un voyage d’études aux

États-Unis et son centre reçoit près de 150 000 dollars américains entre 1948 et 1960.16

Au total, l’importance de Perroux dans le champ des économistes universitaires s’explique par sa stature intellectuelle, sa capacité à investir les théories économiques qui répondent aux défis de l’époque – les travaux keynésiens répondent aux besoins d’expertise économique de l’État et à l’approche pluraliste pour étudier les faits économiques – et l’internationalisation de son institut. Un autre courant cherche à répondre à ces enjeux : les économistes réalistes.