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sociales modernes

1. La fondation Rockefeller en France

À la Libération, le retour en France de la fondation Rockefeller a été facilité par sa

présence avant-guerre. Dès leur arrivée en Europe, les membres de la fondation échangent

notamment avec des chercheurs qui avaient été boursiers avant la guerre.

Durant l’entre-deux-guerres, la fondation Rockefeller avait contribué à la création de

deux institutions de recherches : l’Institut scientifique de recherches économiques et sociales (ISRES) et le Centre de documentations sociales (CDS). Nous avons déjà décrit l’activité de l’ISRES dans notre premier chapitre. Le CDS, dirigé par Celestin Bouglé, alors directeur de l’Ecole normale supérieure, avait la charge de produire des statistiques sur le monde social pour aiguiller la prise de décision des élites (sur les actions de la Rockefeller pour les sciences

sociales françaises durant l’entre-deux-guerres voir Tournès, 2013, pp. 207–244). La défaite

de 1940 et les premières décisions du gouvernement de Vichy ont fait évoluer la politique de la fondation Rockefeller qui s’est concentrée sur l’accueil de chercheurs français aux États- Unis. Claude Lévi-Strauss, Pierre Auger, Alexandre Koyré, et les économistes Robert Mossé

et Jean Weiller profiteront ainsi de cette politique.35 La fondation a aussi facilité la création au

sein de la New School à New York de l’école libre des Hautes Etudes, où les Français exilés

peuvent enseigner et poursuivre leur recherche (sur l’exil des chercheurs français pendant la

Seconde Guerre mondiale voir Jeanpierre, 2004 ; et Loyer, 2005) Ainsi, les membres de la

SSD avaient déjà une certaine connaissance du milieu académique français et en particulier

35 « Liste des professeurs », Archives de la New School, ECOLE LIBRE – FACULTY 1942-1946, cote

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des sciences sociales. Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, dès la fin de l’année 1943, la fondation Rockefeller anticipe un plan d’action pour l’après-guerre.

Avant même la signature de l’armistice, la fondation Rockefeller interrogeait un de ses anciens boursiers, Etienne Dennery, alors directeur de l’information du Comité français de

libération nationale, pour connaître les possibilités d’action après la guerre.36 Le 18 octobre

1944, Alexander Makinsky, un prince russe polyglotte, qui a œuvré pour la fondation

Rockefeller en Europe depuis Lisbonne pendant la guerre, est envoyé étudier la situation

européenne. Il doit « découvrir dans quelle mesure les nouvelles dynamiques régnant en Europe sont susceptibles d’affecter notre programme [celui de la fondation Rockefeller] et nos activités ».37 Ce rapport est la première application du programme de travail que nous

avons décrit. Dans ce document de trente pages, les sujets étudiés sont très variés : la situation

économique et intellectuelle du continent, la question de l’unité nationale, le retour des

émigrés, le désir de planification, ainsi que le rôle des femmes et des jeunes dans la société. Dans la première partie, Makinsky livre un portrait précis de l’Europe ; dans la seconde, il se concentre sur la situation française et étudie notamment son enseignement supérieur et la

place qu’y occupent les sciences sociales. On doit noter ici l’importance que revêt la France

pour la fondation Rockefeller : parmi les 228 personnes rencontrées pendant son voyage en

Europe, Makinsky a rendu visite à 105 Français et la France occupe une place centrale dans son rapport. Cela peut se comprendre par la crainte du communisme. Dès l’année suivante, Willits expliquait qu’« en France, les problèmes d’ajustement ou les conflits entre le

communisme et les démocraties occidentales apparaissent sous la forme la plus aigüe. Elle en

est le champ de bataille ou le laboratoire » (cité par Stapleton, 2003, p. 108). Dès lors, les officiels de la SSD mirent en place leur programme d’action et portèrent une grande attention

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Entretien avec Etienne Dennery, 10 février 1944, John Marshall report, John Marshall Diaries, RAC – RFA.

37 “The observations contained in the attached memo reflect the one aim I had in mind, namely to

discover to what extent the new trends prevailing in liberated Europe are likely to affect our program and activites”, Makinsky Report, RAC – RFA – RG2 S1945 B562 F3829.

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à la France (Stapleton, 2003, p. 101). Les premiers entretiens devaient éclairer la situation

française qui pouvait sembler à première vue confuse. C’est par exemple ce que raconte

Norman S Buchanan, un membre de la SSD envoyé en France, qui décrit sa journée de

travail : « J’ai passé quelques temps ici ces derniers jours à essayer de mettre de l’ordre dans

la confusion des Instituts, Ecoles, Centres et autres appellations qui semblent foisonner qu’ils soient indépendants ou bien adossés à l’Université. Je n’y suis pas réellement parvenu. Apparemment le fonctionnement français n’est pas plus cohérent que le nôtre, mais il me semble qu’ils nous dépassent en quantité d’organismes différents ».38

On doit noter ici, que le travail d’information sur la situation académique de la France était particulièrement avancé, et parfois plus qu’à la direction de l’enseignement supérieur. Dans un rapport de visite en

Europe, Robert T. Crane de la fondation Rockefeller soulignait que « quel que soit le degré d’intérêt, il y a un manque évident de connaissance précise des universités provinciales à la direction de l’enseignement supérieur du ministère à Paris ».39

Cette méconnaissance de l’administration française provient de l’éloignement du terrain : les facultés de province ne sont appréhendées qu’à travers des rapports rédigés par les recteurs d’académie ou les doyens de facultés. Alors que, certains membres de la division ont sillonné les universités françaises

notamment John Marshall à Bordeaux, Toulouse et Lyon entre novembre et décembre 1946.40 La situation académique qu’ils découvrent leur semble particulièrement inquiétante. Comme l’écrit Crane, en 1946 : « Les universités françaises sont dans une situation déplorable. Certaines de leurs difficultés et déficiences sont dues à la guerre mondiale et à ses séquelles -

ou aux guerres mondiales, puisque c'est plutôt la première que la seconde qui a asséché

38 “I have spent some time here these last few days trying to bring some order to the confusion of

Institutes, Ecoles, Centres and other designations that seem to abound here both independent and adjoined to the University. I have not succeeded by far. Apparently the French practice is no more consistent than ours, but it does seem to me they outdo us in numbers”, Buchanan diaries, mai 1947, RAC – RFA.

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“Whatever the degree of interest, there is evident lack of intimate knowledge of the provincial universities at the seat of control in the division of higher education of the Ministry in Paris”, RTC Visit to Europ Oct 1946-April 1947, Crane, Robert T Report 1946 – 1947, RAC – RFA – RG 1.1 S 700S B23 F170.

40 Compte rendu de visite à Bordeaux (12 novembre 1946), Toulouse (14 novembre 1946) et Lyon (7

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économiquement et humainement la France à un niveau dont la reprise est difficile et ne peut

être que lente. »41

Dans ce contexte difficile, les échanges entre les membres de la fondation Rockefeller et le ministère de l’Éducation nationale ont été facilités par la nomination de Pierre Auger à la direction de l’enseignement supérieur. Ce physicien avait émigré aux États-Unis, durant l’occupation allemande, grâce à un financement de la fondation Rockefeller. Il connaissait donc le système universitaire américain. Il défendra même ce modèle au sein de la

commission Langevin-Wallon dont l’objectif était de rénover l’enseignement français

(Jeanpierre, 2004, p. 629). Les échanges entre Auger et les membres de la fondation

Rockefeller ont perduré après sa nomination : en plus des discussions à Paris, il a réalisé

plusieurs séjours aux États-Unis durant lesquels il a rencontré les membres de la fondation,

notamment en juillet 1946 et avril 1947. Lors de ces rencontres, Auger souligne le besoin de renouvellement de l’enseignement supérieur français et particulièrement dans la formation des sciences sociales. Le besoin de renouvellement est renforcé par un sentiment de retard

largement partagé par les chercheurs français en sciences sociales (Drouard, 1982, p. 60), et

entretenu par les membres de la fondation Rockefeller : « je crois que je serais à même d’encourager le sentiment latent que l’enseignement actuel des sciences sociales est dépassé » (cité par Mazon, 1998, p. 85). Ce sentiment s’appuie sur une situation objectivement délicate

pour les sciences sociales. En 1952, un rapport virulent de l’UNESCO souligne l’émiettement

et les faiblesses des sciences sociales dans les universités : « il n’y a pas de facultés qui leur

[les sciences sociales] soient spécialement dédiées » « dans cette organisation traditionnelle

41

“French universities are in deplorable condition. Some of their difficulties and deficiencies are du to the world war and its aftermath – or to world wars, since it was the first of these rather than the second that drained France economically and vitally to a level from which recovery is difficult and can be but slow”, Report to the Rockefeller foundation Robert T. Crane visit to France, October 1946–April 1947, Crane, Robert T Report 1946 – 1947, RAC – RFA – RG 1.1 S 700S B23 F170.

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des facultés, l’enseignement des sciences sociales est à la fois inorganique et incomplet ».42

En 1958, le rapport Longchambon, dont la partie dédiée aux sciences sociales a été rédigée

par Fernand Braudel, décrit plus précisément la situation : à l’exception de l’économique, il y

avait seulement 10 chaires de sciences sociales dans les facultés – quatre en sociologie, trois en histoire économique et trois en ethnologie, aucune en démographie. Ce déficit faisait qu’il n’existait pas de licence spécifique dans les disciplines des sciences sociales que ce soit en économie, sociologie, ethnographie ou encore démographie (Longchambon, 1958, p. 103).

Même si les membres de la fondation Rockefeller avaient conscience de la situation

académique des sciences sociales françaises, leur objectif premier restait de stabiliser la

société. Dans le cas français, leur crainte du poids des communistes qui prospéraient en raison

des difficultés économiques est au fondement de leurs actions. Dès lors, les membres de la fondation Rockefeller ne se sont pas attachés à développer l’ensemble des sciences sociales et ont rapidement concentré leur activité sur les économistes français.

L’action de la fondation Rockefeller a rapidement pris forme et est orientée vers les

économistes français. Dans son premier rapport sur la situation européenne, Makinsky avait attiré l’attention sur la situation française, en particulier les difficultés économiques. Cela explique que lorsque les membres de la fondation Rockefeller reviennent en France, ils se

concentrent sur la discipline économique en s’appuyant sur les relations existantes d’avant-

guerre.

Dès 1944, Charles Rist, dont l’institut avait été créé grâce au financement de la fondation durant l’entre-deux-guerres, reprenait contact avec les membres de la SSD afin d’obtenir les nouveaux financements nécessaires à combler les dettes de la période de guerre.43 La fondation Rockefeller lui octroya un financement important en 1947, tout en le

42 Rapport de l’UNESCO, L’organisation de l’enseignement supérieur en France et l’enseignement des

sciences sociales, 15 avril 1952, Paris.

43 Rist à Willits, 15 décembre 1944, RAC – RFA – RG11 B22 F224 – 500S Institute of economic

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conditionnant au rajeunissement de son comité de direction car Rist était âgé de plus de 70

ans et était en retraite depuis presque 15 années. Cependant le financement avait surtout pour

objectif d’éponger les dettes de l’ISRES et la fondation Rockefeller avait peu d’espoir quant aux perspectives de l’institut.

L’attention principale des membres de la SSD se portait sur les plus jeunes chercheurs,

en particulier les économistes, dont ils pouvaient espérer un rôle important dans les années à

venir. En effet, bien que, dès la reprise de contacts, Makinsky se félicita que les anciens

boursiers étaient bien insérés parmi les membres actifs de la reconstruction économique, il soulignait qu’il fallait poursuivre l’établissement de liens avec la nouvelle génération des 30- 45 ans.44 Le voyage de Willits en France, fin 1946, est caractéristique des méthodes d’action

de la fondation Rockefeller. Durant son séjour, le directeur de la division a principalement

rencontré des économistes lui permettant de saisir la situation de la discipline en France tout en repérant les jeunes individus qui pourraient bénéficier à l’avenir d’une bourse afin de voyager aux États-Unis d’Amérique. À Paris, Willits interroge toutes les personnes qu’il

rencontre sur la situation des connaissances économiques en France, à l’exception de celles n’ayant pas de liens avec la recherche française.45

Les économistes rencontrés sont

généralement d’anciens boursiers de la fondation : Marjolin, Perroux, Rist, Dennery. Lors de

ces entretiens, en plus de la description de la situation de la discipline économique, le

directeur de la division des sciences sociales interroge sur les économistes à soutenir. Ainsi,

les officiels de la division des sciences sociales, et en particulier son directeur, portent une

large attention à la discipline économique et à ses praticiens. Il ressort de ces échanges la

faiblesse de la discipline économique dans le système universitaire français, en particulier l’insuffisance de son enseignement et la tutelle des juristes sur la discipline. Cela est souligné notamment par Rist ou encore Jean-Marcel Jeanneney qui « au sujet de la qualité de la

44 Makinsky Report, RAC – RFA – RG2 S1945 B562 F3829. 45

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formation économique dans les facultés de droit [déclarait] “bonne pour les juristes, mais pas

si bonne pour les économistes. Pas de formation de recherche empirique” ».46 Cette activité de

renseignement permet, comme cela avait été planifié, de sélectionner des économistes afin qu’ils bénéficient d’une bourse d’étude pour aller travailler aux États-Unis. Ce sera le cas pour douze d’entre eux entre 1947 et 1955 (Tournès, 2013, p. 306).

Durant son séjour français fin 1946, Willits ne rencontre pas Pierre Auger. Mais le directeur de l’enseignement supérieur et les autres membres de la fondation Rockefeller échangeaient depuis la Libération et la question de la place des sciences sociales revenait

fréquemment. À Paris, Willits ne fait jamais mention de la création d’une institution de

formation en sciences sociales même si la faiblesse de la discipline économique dans les

facultés est déjà mise en lumière. C’est l’arrivée d’un nouvel acteur, Morazé, qui permet de

passer à la seconde étape du programme de la fondation : la création d’une institution de

formation et de recherche.